Potomitan

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Adieu

José Le Moigne

Adieu

Arc-en-ciel sur les cannes. Photo: Christine Le Moigne-Simonis.

Voilà, j'ai terminé de remonter le fleuve, de ramer à contre-courant, de forcer la résistance de Léon à m'écouter, maintenant je me tais. Je ne travaille plus non plus. Je laisse mes plantations libres de vivre ou de mourir et Léon se débrouille pour arracher, lorsque l'abus de rhum lui laisse quelque répit, quelques racines qu’il met à cuire. Il accommode ça comme il lui plaît, ou plus exactement du mieux qu’il peut, avec le poisson ou la viande qu’il ramène du marché de Saint-Laurent lorsque le trop boire lui accorde une pièce de repos. Moi, je ne mange plus guère. Je passe mes jours au pied d’un gros manguier à contempler la mer. Quelque part, bien au-delà des îles du Salut, le Pays-Martinique prépare mes funérailles car je n’en doute pas, par je ne sais quel mystère de la nuit, la corne de lambi retentira à l’instant même où je rendrai mon âme et Man zulma, rompue par le chagrin, ira porter des coquillages pour en faire un tapis au pied de l’acomat où, jadis, elle enterra mon ombilic. Ainsi j’aurai ma sépulture car, ici, le sort de ma dépouille est loin d’être assuré. Il dépendra de l’humeur de Léon. Fera-t-il l’effort, considérant que je suis son épouse, de me trouver une place au cimetière? Ou bien, comme il en fût de tant de corps ici avant le mien, se contentera-t-il de jeter ma dépouille aux requins, si gras en ces parages, dont les ailerons brillent, comme des faux bien affûtées, à quelques encablures de la côte. Comme le faisait jadis Reine-Sophie, j’ai glissé entre mes lèvres une pipe d’argile et le tabac m’anesthésie. Qui va mourir? Sera-ce Lumina Sophie, dite Surprise? Ou sera-ce Marie Philomène Ropsus, épouse Félix? La rebelle ivre de liberté qui dévalait les mornes ou l’épouse mal mariée et résignée de Saint-Laurent du Maroni? Pour dire la vérité, je ne m’en soucie guère. J’ai eu trente et un ans en novembre dernier et je ne verrai pas Noël qui approche à grands pas. Ainsi en ai-je décidé et rien ne pourra empêcher mon sort de s’accomplir. Et que l’on ne me parle pas d’un acte suicidaire! Je vais quitter la terre par renoncement à la vie et tout est bien ainsi. Pour ce qui concerne ma légende, s’il se trouve un marqueur de paroles pour lui faire suivre son chemin, qu’il écoute le vent quand il passe à l’aplomb de la montagne du Vauclin pour se glisser par les ravines jusqu’à Rivière-Pilote.

José Le Moigne
On m'appelait Surprise
Ibis Rouge éditions

boule

 Viré monté