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Entretien avec Marcel Zang
à propos de son ouvrage
"l'Exilé" suivi de "Bouge de là"

(Ed. Actes Sud-Papiers, sept 2002, 111p)

par Cécile Dolisane- Ebossè1

Marcel Zang

Cécile Dolisane- Ebossè: Qui êtes- vous Marcel Zang ?

Marcel Zang : Aïe! Le problème commence avec la question. Voyons… Qui suis-je? Qui est-on? Pour faire simple et réducteur, disons que je suis un écrivain d'origine camerounaise vivant en France, et aujourd'hui à Nantes, depuis de nombreuses années. C'est donc en France que je vis et c'est en France que j'écris, que j'ai écrit la plupart de mes textes. J'y suis arrivé pour la première fois avec mes parents à l'âge de neuf ans, en 1963; j'y ai fait une bonne partie de ma scolarité jusqu'à une licence de Lettres modernes à la fac de Nanterre, après un Bac à Rouen. Je ne suis plus retourné au Cameroun depuis le suicide de mon père en 1972 - il y a plus de trente ans - date aussi à laquelle je n'ai plus revu ma mère.

Mais avant ça, je suis né le 2 mars 1954 au Cameroun, à Meyilla, dans le sud, vers la frontière avec le Gabon. Je suis un Fong (avec un "o") de la grande ethnie des Fangs (avec un "a"), dont Cheikh Anta Diop dit dans "Nations nègres et Culture" qu'ils seraient descendus de l'Egypte il y a quelques milliers d'années. Ce que confirme par ailleurs, sans conteste et sans précautions grammaticales, le dictionnaire de l'égyptien ancien de A. Gardiner (La référence en la matière), où j'ai pu retrouver mot pour mot et sens pour sens la langue que parlent mes parents aujourd'hui, à travers les quelques bribes qui me restent - suffisamment en tout cas pour en apprécier profondément la parenté.

Le moins que je puisse dire c'est que ç'a été un choc, un choc salutaire. Astrologiquement je suis un petit Poissons qui aurait barboté dans le Nil et qui doit retourner à l'eau - l'eau originelle de mes ancêtres - pour devenir Grand Passeur.

CD-E : D'où vous vient cette passion pour l'écriture puisque vous êtes tour à tour poète, dramaturge et nouvelliste? Comment passez-vous d'un genre à l'autre ? Ou procédez-vous par une méthode originale qui consiste à les mélanger tous? Et quand avez- vous commencé à écrire?

M.Z. : Mon premier manuscrit de roman date du lycée, en terminale, à dix-sept ans. En revanche, je ne saurais dire avec précision quand j'ai commencé à écrire. J'ai tendance à croire que l'écriture précède l'écrit, autrement dit on devient écrivain bien avant de commencer à écrire, toute une structure matricielle vous prépare à ça, à être écrivain, et ça se déclare ou pas, comme une maladie, enfin c'est mon sentiment. Un beau jour, je ne sais quand, je me suis retrouvé en train d'écrire. Je me suis retrouvé écrivant, avec le besoin, le plaisir d'écrire, de respirer. C'est un besoin. Comme de rêver. Respirer pour vivre, rêver pour vivre, pour écrire. Difficile d'écrire sans rêver. Rêver et écrire c'est tout un, je dirai. Le rêve c'est l'essence même de la réalité. Rêver, écrire, c'est une question de vie… ou de mort.

J'avais du mal à articuler en parlant. Pour vivre, faut pouvoir articuler d'une manière ou d'une autre. Et écrire c'était la manière la plus commode pour moi, la plus appropriée, pour me rapprocher des autres, pour articuler, pour respirer, essayer de déchiffrer le monde, éclairer les ténèbres, desserrer l'étreinte, articuler mon écart au monde, pouvoir parler avec l'Autre. Pas le choix. Marche ou crève. Dans passion il y a souffrance; et écrire c'est pas que du plaisir, loin de là. C'est un jeu, un jeu qui peut être dangereux, qui est en fait dangereux. Et c'est sa peau qu'on met en jeu, qu'on pose sur la table, et on dit "banco". A un moment donné, on décide de lâcher les freins, de larguer les amarres; alors on plonge, et c'est l'aventure, et c'est l'inconnu, l'incertitude, et alors tout peut arriver, et la mort et la folie; perdre sa peau c'est facile, parfois on sent le glacé du tranchant qui vous passe à quelques millimètres du cuir.

C'est comme d'aller aux toilettes, c'est une aventure pleine d'embûches, on ne sait jamais si on ressortira vivant de la cuvette, je veux dire entier, avec toutes ses certitudes, mais on est bien obligé d'y aller, autrement on se déglingue. Faut faire très attention quand on va aux toilettes, tout comme quand on fornique, il y a là dedans tout ce qu'il faut pour vous ébranler, pour vous rendre fou, vu que l'humain c'est pas une bête, dit-on.

Voilà le problème, en fait deux problèmes fondamentaux pour l'être humain: le premier, c'est qu'on est supposé ne pas être une bête, du moins on nous le répète sur tous les tons depuis l'enfance, c'est une dimension qu'on intègre, mais qu'on finit par questionner, à soupçonner qu'on serait peut-être bel et bien une bête, et de la pire espèce, qu'en tout cas l'humain contiendrait non seulement la bête mais aussi tout ce qui l'a précédé dans l'ordre de l'évolution, y a qu'à voir tout ce que l'humain est capable de faire, même un animal en rougirait. Alors faut désapprendre et apprendre à faire avec, et c'est pas évident.

L'autre grand problème prend corps avec l'inconnu, la présence ineffable de l'inconnu et son corollaire: le principe d'incertitude. On ne sait jamais d'avance. On ne peut tout maîtriser. Il faut l'accepter. L'idéologie de la maîtrise, de la certitude, de la sécurité, c'est la cause de la plupart des cauchemars, des malheurs et des drames, sans parler de toutes les formes de rejet, d'oppression, de totalitarisme et de bêtise. Donc ne pas savoir, ne pas savoir d'avance, ne pas pouvoir définir, cerner, identifier, ça peut être aussi très difficile à vivre.

Et la pratique de l'écriture vous aide à surmonter cette problématique existentielle, elle vous familiarise avec l'inconnu et tous les dangers qu'il peut contenir, elle vous aide à accepter l'inconnu, à instaurer un dialogue avec l'Autre, à intégrer le principe d'incertitude et d'insécurité. Je suppose que c'est comme pour les bonnes femmes qui accouchent, elles ne savent jamais ce qui les attend au coin du bois ou de la maternité. Elles souffriront mille morts, mille martyrs, l'enfer des tenailles, de la déchirure, du têtard difforme qui jaillira peut-être de leurs entrailles; pourtant en dépit de toute cette merde d'atrocité qui les guette, qu'elles appréhendent, elles y retourneront pour un autre accouchement, parce qu'au bout il y a un bonheur profond, éclatant, et puis quelque part c'est nécessaire, c'est vital, c'est beau, et surtout c'est géant, un gigantisme qui transcende leur petite personne, d'autant que cet enfant qu'elles feront est destiné à les quitter un jour, à ne plus leur appartenir, pour le propre bien de l'enfant, faudra qu'elles fassent avec, avec cette perte, car c'est une œuvre qui les transcende. Donc accoucher ça reste une aventure, même avec le progrès et toute la technologie moderne, oui… c'est à bien des égards la seule aventure que la société permet aux femmes, ce qui peut se comprendre, vu que c'est une affaire des plus sérieuses, la procréation et la perpétuation de l'espèce, infiniment plus sérieuse politiquement que l'amour qui est aussi une aventure, l'aventure primordiale, fondamentale.

Et écrire c'est pareil; c'est vraiment une aventure, enfer et paradis main dans la main. C'est jouissif et terrifiant. Parfois ça se passe bien, parfois ça se passe mal. On ne sait jamais d'avance. Avant de commencer à écrire j'ai la trouille, j'ai peur, puis après ça va, jusqu'à ce que ça n'aille plus du tout. Mais quand ça va, ça va, c'est à dire qu'on nage dans une sorte de félicité, de béatitude, on se prend pour Dieu le Père et tout ce qui y ressemble, c'est le pied, tout roule, et sans heurts. Et quand ça ne va pas, on a envie de prendre ses jambes à son cou, de filer très loin, afin de se débarrasser de cette forge qui vous ronge le cœur, qui vous bouffe l'âme, mais on ne peut pas, on ne peut plus, parce qu'il n'y a plus de jambes comme dans les cauchemars, parce qu'il n'y a plus de peau, parce que c'est pas le bureau ou un habit qu'on peut quitter, ou alors autant se quitter, ce qui n'arrive jamais ou qui arrive avec la folie ou une balle dans la tête. En tout cas non seulement votre journée est abominablement gâchée, vous vous sentez pire qu'une merde, déprimé, le moral en lambeaux, et rien ne peut vous consoler, rien, même pas une bonne femme, une bonne bouteille, une bonne bouffe ou une drogue, si ce n'est encore et toujours l'écriture. C'est terrible.

Oui… l'écriture c'est dangereux, et ça devrait l'être aussi pour le lecteur, le mettre en situation limite, le déranger, le déstabiliser, ébranler ses certitudes, attaquer son confort, le violenter; le surprendre, faut qu'il sache qu'il rentre ailleurs, dans une zone rouge et pas chez lui, qu'il est en danger, qu'il risque quelque chose, et que c'est pas seulement de la branlette, de l'identification, de l'attendu, et qu'il peut se prendre un pain ou une décharge à tout moment. Quant à ce qui est d'être poète, dramaturge, nouvelliste ou tout autre chose, je ne sais pas, je n'en sais rien, en tout cas c'est ce qu'on dit, je le découvre à travers ce que disent les gens de moi, de mon écriture. Moi tout ce que je sais maintenant, c'est que je suis écrivain, et je dis écrivain pas seulement auteur; c'a mis du temps à venir, j'en soupirais, j'aspirais à ça, pouvoir me dire je suis écrivain, car suffit pas d'écrire pour se sentir écrivain; et maintenant je n'en doute plus, c'est devenu une évidence, une conviction toute simple.

Avant, pendant de longues années, j'écrivais sans oser me sentir écrivain; et maintenant j'écris en me sentant vraiment écrivain. Ca change pas grand chose au fond, car ce qu'on veut, ce qu'on aurait voulu, c'est pouvoir attraper les étoiles et y lire la Réponse, et on sait qu'on n'est toujours pas foutu de le faire, petit niveau on se trouve. Non… se sentir écrivain, ça ne vous donne pas des ailes, ça vous donne juste des raisons de moins pour vous foutre en l'air, quelque chose qui vous tient, qui vous pousse à vous accrocher à la vie, un supplément d'estime de soi et la conscience d'une responsabilité, une responsabilité à l'égard de l'écriture. Oui, écrivain… ça c'est une caste d'aristocrate. Aristocrate de nuit. C'est Baudelaire. C'est Dostoïevski. C'est ce qu'il y a de plus beau; je ne m'imagine pas autre chose, une autre activité que celle-là. Peintre peut-être… ou comédien, voilà une autre frustration.

En tout cas se savoir écrivain vous flanque une autre conscience et une responsabilité à l'égard de l'écriture. Je n'ai de compte à rendre à personne, et surtout pas au lecteur, seulement à l'écriture, je ne me sens pas d'autre responsabilité, et pas de message à transmettre, d'éducation de qui que ce soit à faire, encore moins politique, civique ou morale, rien, je me sens libre, et libre d'écrire que sur ce qui me touche, me révolte, m'interpelle, m'interroge, libre d'explorer le champ du possible et de l'inconnu à mon rythme, libre de traquer le mensonge, et il y en a, d'essayer de mettre au jour l'invisible, de dire le réel, ce "réel impossible", au sens de Lacan. Si je me sens investi d'une mission c'est celle-là.

J'ai horreur de la foule, des groupes, des communautés, des associations, des partis, etc., je veux dire être dedans, en faire partie, je me sens toujours du dehors, étranger, à l'écart, un solitaire, sorte de chasseur solitaire. De passeur. De passeur de l'extrême; mais passeur encore mineur. Je le sais. Je le sens. Mais je sens aussi que je suis à un millimètre de passer en première division, à un millimètre d'accéder à un autre niveau, à un autre niveau de conscience, une conscience supérieure. J'ai pas encore commencé vraiment à écrire, parce qu'il y a ce foutu millimètre qui m'en empêche. C'est rageant. Un millimètre c'est rien, c'est pas grand chose, mais ça peut aussi prendre des siècles si on ne fait pas gaffe. Alors j'essaye de faire le tour de la question pour résoudre ça; et tous les oracles me disent qu'il faut retourner en Afrique si je veux commencer à écrire, faut que tu retournes au pays si tu veux accéder à une conscience supérieure, faut aller t'immerger et te familiariser avec les mythes africains si tu veux rencontrer la lumière.

La lumière a déserté l'Occident, l'Occident est arrivé au bout, l'Occident est cuit, il n'y a plus rien à apprendre de l'Occident, et même l'Occident est obligé d'aller s'accroupir en Afrique pour pouvoir tenir le coup, l'Occident est en train de couler, en train d'amorcer son déclin depuis un moment, l'Occident est aux abois, avec sa technologie et ses milliers de canons. Non, la Maison Blanche c'est fini, l'Europe c'est fini, la France c'est fini. Il n'y a qu'à voir… Qu'est-ce qu'il y a maintenant? Plus de grands écrivains! Depuis le siècle des Lumières, et depuis Rimbaud, Baudelaire, Hugo, Zola, Dumas, Balzac, Proust, Céline, Genet, Sartre, Camus… Et puis, pouf! plus rien, le désert. Qu'est-ce qu'il y a eu depuis? Rien. C'est des signes qui ne trompent pas. Si on cherche bien, on me dira il y a eu la Duras. Mais Duras c'est pas vraiment ça. Aujourd'hui il n'y a rien, aucun grand écrivain au firmament. Donc qu'est-ce qu'on a? Rien.

Bon, j'exagère un peu, mais j'aime bien. Evidemment qu'il y a eu les Tournier, les Gracq et tout ça, et jusqu'à Quignard. Mais disons quand même qu'il n'y a rien. Si, il y a l'autre… mais il pose un peu comme le borgne au royaume des aveugles. Ca faisait un moment que j'en entendais parler; et comme pas mal de gens lui crachait dessus, j'ai décidé d'aller voir de plus près, ça m'intéresse toujours dans ces cas-là. J'ai pas été déçu: Houellebecq c'est de la graine. Il en a l'étoffe. C'est ce qu'on demande à un écrivain, avoir une vision du monde, un univers, outre le fait de posséder une langue. Et en ce sens, Houellebecq c'est l'anti-Duras. Il n'en a pas la langue, ne tricote pas avec, mais il a une chatte et des couilles, une queue et un trou.

C'est à partir de cette androgynie qu'on peut créer en trois dimensions, donner à voir un monde, le nôtre. Sûr que ce que renvoie le miroir n'est pas très reluisant, et je comprends que Houellebecq fasse grincer des dents; mais tout compte fait ça pisse pas très loin, c'est que c'est à la mesure de l'Occident. Et à part Houellebecq, faut pas chercher, tout le reste c'est des trotte-menu, des petits bras et autres phraseurs qui manquent singulièrement de coffre. Aucune véritable vision du monde là-dedans. Pas de puissance de feu, pas de couilles, pas d'épaisseur.

Mais ça te sort un bouquin tous les ans, voire tous les six mois, et la tronche à la télé ou dans le canard tous les jours. Même pas l'excuse d'un Simenon. Vite publié, vite oublié, et au suivant! C'est un fait qu'il se publie trop de livres de nos jours. Chacun y va de son petit couplet, de sa "petite musique". Les librairies en sont surchargées. De quoi se faire assommer par un bouquin un de ces quatre. Moins il y a de lecteurs, plus il y a de livres, allez comprendre ! "Quelque chose de nouveau et de vrai, c'est la seule excuse d'un livre", disait Voltaire. Ca devrait être gravé au fronton de toutes les librairies. Vœu pieux. Le vrai et le nouveau ont déserté les livres pour se recaser à la télé, grand producteur de fiction; et c'est ainsi que la télé a créé le "11 septembre" et "La minute de silence" et "Nous sommes tous Américains". N'importe quoi! L'ethnocentrisme à son plus haut degré d'indécence. Véritable insulte à la mémoire des milliers de femmes, d'hommes et d'enfants qui se font zigouiller tous les jours en Afrique, au Proche-Orient, en Tchétchénie ou ailleurs, sans pour cela qu'on aille cravater les gens pour qu'ils se mettent à genoux.. Et bien sûr, personne dit rien, tout le monde ferme sa gueule, de peur de se faire taper sur les doigts - à moins de s'appeler Baudrillard, et encore.

Mon premier écrit sérieux, je veux dire structuré, voulu, ç'a été un roman. Et ma pièce, une pièce à mon sens beaucoup plus importante que "L'Exilé" , celle qui sera bientôt publiée par Actes Sud-papiers, je veux parler de "La danse du Pharaon", ç'a commencé par être une nouvelle, "Le regard truqué" , publiée en septembre 1981 par le quotidien français Libération - en fait mon premier texte jamais publié. Donc au départ c'était une nouvelle, puis c'est devenu un roman de plus de 600 pages pas édité, et ce n'est que des années après que c'est devenu une pièce de théâtre: "La danse du Pharaon". Plus de vingt ans de travail, à écrire et réécrire, essayant de lui trouver la forme la meilleure et la plus appropriée. En fait c'est ça, quand j'ai quelque chose à dire, mon travail c'est aussi m'évertuer à trouver un genre, une structure qui saurait rendre au mieux le propos. Je ne pars pas au début en disant ça va être un poème, une nouvelle, un roman, une pièce de théâtre, etc. Je cherche en me demandant ce qui saurait le mieux mettre en évidence le propos; ainsi ce n'est pas le propos qui s'adapte au genre, mais bien le genre qui s'adapte au propos, c'est le propos qui commande le genre. Je cherche donc, ou je ne cherche pas, car parfois ça s'impose à soi dès le commencement. Alors ça sert à rien de chercher, faut juste trouver comme dirait Picasso.

Il en est souvent ainsi de certains poèmes. De toute façon, un bon poème ça se cherche pas, ça se trouve tout de suite ou pas, ensuite ça se travaille. Quand on se met à chercher, non seulement c'est la galère mais on peut être sûr que c'est foutu, que ça vaudra pas le détour, encore moins la peine. Alors passer d'un genre à l'autre, on n'y pense pas vraiment, ça se fait tout seul ou presque, par une suite de nécessité interne je dirai, interne au propos. Enfin, je parle de moi. Les autres je sais pas comment ils se débrouillent. Et si on retrouve de la poésie dans mes nouvelles ou dans mes pièces, ce n'est pas à dessein, je veux dire que c'est pas quelque chose de prémédité, de volontaire, c'est juste mon écriture, c'est juste ma langue qui est faite ainsi, ma respiration, l'expression de mon rapport au monde, je ne fais pas exprès, vu qu'il est plus dans ma nature de compter le temps qu'un lézard mettra à attraper une mouche, le temps qu'une fleur mettra à éclore, le nombre de belles paires de fesses qui passeront devant la terrasse dans l'après-midi ou le nombre d'étoiles au firmament le 2 mars, que de compter les heures, les jours ou les minutes, le nombre de ministres au gouvernement, les objets ou les billets de banque, ce qui dans mon cas ne serait pas long à compter, soit dit en passant.

Donc je ne me dis pas en écrivant, tiens je vais "injecter" de la poésie ici ou là, c'est pas possible de procéder ainsi, c'est un peu comme essayer de séparer les grains de sable des grains de sel, je veux dire que la poésie c'est pas quelque chose qu'on peut isoler, puisque ça fait intrinsèquement partie de la vie. Attention, je parle de poésie, je parle pas de poèmes qui sont par contre un genre bien ou mal défini, mais un genre tout de même. Parfois effectivement, en écrivant une pièce, je me dis tiens, ce poème je le verrais bien ici ou là; ça c'est autre chose. Et puis il y a aussi les personnages qui ont leur mot à dire, la vérité des personnages qui exige un certain langage, une manière. Tel personnage aura une attitude ou un regard poétique, et s'exprimera donc en conséquence. Un autre sera plus prosaïque et etc. Et puis même c'est pas parce qu'on s'exprime de manière prosaïque que c'est moins poétique.

Un gamin ça fait pas des courbettes et des ronds de jambe avec les mots, mais son langage est souvent d'une poésie admirable. Donc tout dépend de l'angle et d'où on regarde tout ça. Je suppose que si Dante a fait un long poème dramatique, c'est que le propos l'exigeait tout simplement. La poésie c'est pas le poème, avec certaines règles ou pas, certaines formes. Il y a des poèmes qui ne contiennent aucune poésie. La poésie c'est pas facile à définir; je dirai que c'est une manière de regarder, une façon d'être au monde, d'appréhender le monde, une attitude, un langage, un dialogue avec l'essence cachée des choses, un murmure, une confidence de l'au-delà, et comme le dit très bien Aimé Césaire, "la poésie c'est le lien de connivence entre ici et l'au-delà", et j'ajouterai entre soi et l'inconnu.

De toute façon tout être humain est plus ou moins poète; personne ne peut vivre absolument sans poésie, c'est pas possible, autrement la vie et le rapport avec les choses et les gens seraient insupportables, voire impossibles. Le désir fonde la poésie, et le désir c'est l'essence même de l'homme, le mouvement naturel de la vie. Comment pourrait-on désirer l'autre si on le regardait de manière, comment dire… clinique, "objective", superficielle en fait, décapée et dégagée de toute transcendance, de toute poésie? On ne verrait que microbes, pustules, boyaux, graisse, eau de boudin, et j'en passe. Par exemple, tu regardes froidement un vagin, un sexe de femme, objectivement c'est pas attirant, un amas torturé de tripes gluantes, sans compter que ça sent pas la rose, quelque chose qui tient de la vase marine et de l'étal du poissonnier. Pas très ragoûtant tout ça. Pourtant c'est "beau" à vous couper le membre et ça vous rend dingue de désir, d'abord parce que l'objectivité ça n'existe pas dans la vie, et puis il y a la poésie qui rend d'une certaine manière "aveugle" comme l'amour et qui surtout transporte et éveille.

Il y a ainsi un rapport intime entre désir et poésie, entre innocence et poésie, entre nature et poésie, ce qui d'ailleurs amène à penser que la poésie disparaîtra à coup sûr avec l'avènement de l'homme nouveau, sophistiqué, l'homme du troisième stade, l'homme sans désir, sans imagination, c'est à dire la machine et les clones, autrement dit avec la disparition du sexe, voire de la nature. C'est sûr que la poésie tient plus de la nature que de la culture. Non, sans poésie c'est pas vivable. Voilà pourquoi l'homme et la société ne peuvent humainement se passer de poésie et de sexe. Mais tout ça va changer, bien sûr; les clones arrivent à la vitesse grand V. Heureusement il y a des chances que d'ici là je ne sois plus de ce monde. Mais on vit déjà un peu dedans, avec le règne du cadre, du plastique et de la forme. J'ai jamais autant entendu parler de sexe comme en ce moment, alors que dans le même temps tout est fait à tous les niveaux pour l'évacuer, pour ôter au mot même de "sexe" tout son contenu et, bien sûr, les mentalités commencent à s'y conformer.

Il n'y a qu'à voir comment les femmes s'entendent à se rendre lisses et inodores, se rasant maladivement les poils sous les bras, le pubis, traquant avec obsession tout ce qui pourrait évoquer le sexe et regardant avec répugnance celles qui ne le font pas, comment elles s'arrosent d'odeurs artificielles; autant baiser avec un écran de télé ou une poupée gonflable, alors qu'il n'y a rien de plus affolant qu'une odeur sui generis et un corps qui respire le vivant. Mais non, tout est dans l'esthétique, dans la monstration, et plus que jamais la forme règne et les corps sont rois, le sexe s'atrophie et le désir est pourchassé. L'on s'acharne à vouloir tuer le désir. Je devrais dire l'Occident fait la chasse au désir, au contraire de l'Afrique et, surtout, de l'Orient où le désir est pris en considération, choyé, respecté, où un véritable culte est élevé au mystère, au caché, au secret, au détour, à la différence, quand en Europe, unisexe, soutien-gorge, petite culotte et nombril au vent tiennent conférence le jour et somnifère la nuit. Tout est mesure, transparence et confusion; muraille de clarté où le dedans est dehors, main dans la main au balcon, et où la femme est homme et l'homme est femme et qui est qui et qui fait quoi on ne sait plus. Source de violence et tout le reste à l'avenant. Si le désir s'épanouit avec la limite et la distance, alors il faudra bientôt lancer une souscription pour la sauvegarde du désir et de l'imaginaire, c'est à dire de l'humain. La machine et l'homme du troisième stade frappent à la porte avec de plus en plus d'insistance. D'ailleurs si ça se trouve, à cette vitesse, tout ça arrivera de mon vivant, pourquoi se casser la tête. C'est inéluctable, si l'Afrique n'y met pas du sien.

CD-E : Malgré votre foisonnante production littéraire, vous venez de publier votre première pièce, pourquoi cette parution tardive? Avez- vous eu des problèmes d'édition ou du contenu des manuscrits?

M. Z.  : Faut savoir qu'entre un éditeur et un auteur c'est toujours une histoire de rencontre… et de hasard. J'ai dit plus haut que j'ai écrit mon premier manuscrit de roman à dix-sept ans. Il y a plus de trente ans. Mais en ce temps-là je ne pensais vraiment pas que j'allais être écrivain, disons plus sobrement que je ne pensais pas du tout faire un jour de l'écriture mon activité principale, encore moins y consacrer ma vie. C'est venu bien après, de manière assez insidieuse, je dois dire. En fait, je crois que si mon père avait été là, s'il ne s'était pas suicidé, je ne serais jamais devenu écrivain. Chose vraiment impensable. J'écrivais, oui… je lisais aussi beaucoup. Occupation de bonne femme, comme il disait. Il avait des projets infiniment plus sérieux pour moi. Il me destinait à de plus hautes occupations. A la rigueur avocat, médecin… encore que même là ça frisait la correctionnelle. Alors écrivain…De toute façon il n'était pas question d'aller contre ses volontés, c'est lui qui tenait les cordons de la bourse et, surtout, je l'adorais, c'était le représentant de Dieu sur terre, sinon Dieu lui-même.

Puis, brusquement, il est mort. Suprême trahison: Dieu est immortel, m'avait-on appris. Je n'ai pas su encaisser cette tromperie, sans parler du sentiment de culpabilité qui m'a envahi, que c'est peut-être moi qui l'avais tué ou qui l'avais poussé à se tuer - pour peut-être devenir écrivain. Enfin, on peut conjecturer… rien de sérieux. Bref, il est mort, il a disparu, la bulle a volé en éclats, et je me suis retrouvé tout seul face au vide, au néant. C'est la meilleure situation pour un joueur, je veux dire la structure idéale pour devenir joueur. Et l'écriture, c'est du jeu à l'état pur, aussi pure et éblouissante que peut l'être une ligne de coke… enfin, d'après les descriptions qu'en donne Ernst Jünger.

Un jeu dangereux, je le répète. On ne peut jouer qu'avec l'Autre, je veux dire le différent, le vide, l'inconnu. Plus précisément, c'est toujours l'Autre qui fait écrire, qui fait jouer. Et le jeu c'est cette relation de l'un à l'autre, de l'identité à la différence, du connu à l'inconnu. Donc la disparition de mon père, de la loi, de la limite, m'a ouvert les portes et les yeux et poussé vers l'extérieur, face au vide, face à l'inconnu. Et c'est cette familiarité avec le vide qui m'a inscrit dans le jeu, dans l'écriture. Vous noterez que "jeu" peut se décliner ainsi: JE-U. Le "je" du moi, de l'identité, et le "u" du vide, du trou, de l'inconnu, de la différence. Ainsi, pour vivre, "je" doit forniquer avec "u" dans le jeu, autrement dit dans l'écriture. C'est un peu le "je est un autre" de Rimbaud. Variation du "Je-Nous" platonicien, qui donne un des plus beaux mots de la langue française: "genou", qui articule l'un et le multiple, le moi et l'autre, en somme la vie. Et puis, de toute façon, de même que toute véritable pensée ne peut naître que contre soi, de même pour écrire on ne peut vraiment écrire que contre soi, contre l'identité, autrement dit contre le père ou la société ou la loi.

L'écriture c'est sur le fil, à la limite, au bord. Pour écrire faut être violent, faut être contre, pas nécessairement tout contre, mais dans la marge, de l'autre côté, sans concession et dans la rupture, l'écart. L'émotion naît du vide, du trou, de l'écart, de l'inattendu. Et le vide, c'est à dire l'Autre, le différent, l'inconnu, c'est le support du jeu, et aussi le support de l'écriture; c'est dans ce vide, dans ce rien, dans cet écart que l'écrivain plante sa queue, son drapeau; c'est là qu'il commence à nommer, à désigner, à bâtir son territoire, sa langue. Le lieu de la dénomination nouvelle… C'est peut-être brutal à entendre, mais l'écrivain doit nécessairement flinguer son père et fricoter avec sa mère afin d'installer sa propre patrie, sa propre loi, son ordre, autrement dit sa langue. Difficile d'y couper, ou alors autant se faire fonctionnaire ou homme politique ou même marchand...

Et c'est pas Œdipe qui a inventé ça. Et des marchands il y a que ça. Une bonne partie de l'humanité est composée de marchands, tandis que l'autre partie rêve de devenir marchand. Donc des marchands il y en a, et partout, et bien sûr aussi dans le monde de l'édition, parmi les éditeurs. Et un marchand ça achète et ça vend, ça obéit aux lois du marché, aux désirs du client. C'est normal. Un marchand c'est pas libre, alors que l'écrivain a la prétention d'être libre. Un marchand ça marche avec la tête et l'imaginaire conditionné et aliéné du client, un foutoir de clichés entretenus, faut manger ceci, faut boire cela, et faut lire l'Afrique ainsi et les écrivains africains comme ça, car l'art africain c'est ça, ç'a toujours été ça et ça devrait être ainsi, des cases, du boum-boum et "des plumes dans le cul", comme dirait notre ami Kossi Efoui. Tout ce que demande un client c'est qu'on l'emmerde pas, c'est qu'on lui rende la vie facile, ce qu'il veut c'est se retrouver vite fait en paix chez lui avec sa bouffe ficelée, étiquetée et emballée dans du plastique, car on vit dans un monde de plastique et de plus en plus uniformisé, faut pas se leurrer.

J'ai pas envie de parler de cette triste farce d'arnaque qu'est la mondialisation ou la globalisation, je devrais dire l'américanisation, dont on nous rebat les feuilles à longueur de temps. C'est juste les conséquences de la peur et des replis identitaires qui ont lieu partout dans le monde, et l'américanisation n'est que l'expression d'une hypertrophie identitaire dominante, d'une violence inqualifiable. C'est simplement et ni plus ni moins que l'hégémonie d'une tribu sur les autres. On me dira qu'il vaut mieux bouffer des macdo tous les jours que de se prendre un pruneau dans la gueule; le problème c'est qu'il y en a beaucoup - les trois quarts de l'humanité - qui n'ont même pas le choix, qui peuvent pas se payer cette merde et qui se prennent directement le pruneau, un pruneau tout chaud sorti des urnes de la folie. C'est fou ce qu'il y a comme conneries et assassinats qui sortent des urnes. Le monde est plein d'assassins en liberté, qui roulent en costume-cravate et en limousine, qui gouvernent dans les pays dits démocratiques ou siègent dans des grands groupes même pas pétroliers ou pharmaceutiques.

Le monde du plastique et du pruneau, je vous dis. Bon, fermons la parenthèse. Donc un marchand ça marche avec la loi du père, avec les "règles" entre guillemets et les attentes de la société, alors qu'un écrivain ça danse dessus, en principe. Un écrivain s'en fout du public quand il écrit; un marchand même éditeur se préoccupe du public quand il ronfle, et ce ne sont pas ses comptes qui troubleront son sommeil. Donc c'est normal qu'ils parlent pas toujours le même langage, surtout quand celui de l'écrivain est nouveau, gênant, subversif, brouilleur de repères. Alors on vous dit ce n'est pas de l'écriture africaine, on vous dit pourquoi ne parlez-vous pas de l'Afrique, on vous dit nous pensons cher ami qu'un écrivain ne saurait très bien parler que de ce qu'il connaît, et quand vous répondez mais j'ai toujours vécu en France je ne connais presque pas l'Afrique c'est la France que je connais, alors on vous dit pourquoi ne retournez-vous pas en Afrique sous-entendu faire un reportage sur l'Afrique les dictateurs la barbarie la misère la famine les guerres les maladies le sida la furie les serpents, les éléphants, les cocotiers, les cases, les boubous, les amulettes, les griots, la sorcellerie un si beau continent vous auriez tant de choses qui nous intéresseraient, et quand vous répondez mais je ne suis pas journaliste je veux être écrivain, et on vous dit Ah!

Ecoutez… Soyons sérieux, je suis un Africain qui vit en France et qui est empreint de cette culture, de cet environnement, ici et maintenant. Mon écriture en est la résultante, n'en déplaise à ceux qui trouvent déplacé qu'un Africain puisse écrire sur la vie en France, puisse regarder les Noirs et les Blancs évoluer en France. Je ne cesse d'être étonné qu'il n'y ait pas plus de romans écrits par des auteurs d'origine africaine traitant de la vie en France, alors même qu'apparaît toute une génération faite d'enfants d'origine africaine dont les parents sont nés en France et qui n'ont pour seul territoire et culture que la France. Cette génération trouve à s'exprimer dans la musique, dans la danse, voire les arts plastiques, mais nulle part dans l'écriture, comme par hasard. Et plus ça ira, et plus la France et les éditeurs auront affaire à cette génération. Difficile de croire qu'il ne se trouve pas et qu'il ne se trouvera pas un seul talent littéraire là-dedans. Alors faudra se les faire. Et dans ce sens, je suis un pionnier. Tout ceci explique pas mal de choses, et ça pourrait expliquer pourquoi je ne publie mon premier livre qu'aujourd'hui, vingt ans après mes débuts en écriture. Mais je n'ai aucune aigreur ni rancœur, au contraire ça pousse à l'exigence, à l'excellence.

Bon, faut pas aussi exagérer, ça n'explique pas tout, il y a sûrement le fait que mon écriture n'était pas suffisamment aboutie, d'ailleurs elle ne l'est toujours pas, que je n'étais pas encore prêt, et je ne le suis toujours pas, ou même que je n'avais pas encore fait la rencontre idoine, et ça je crois l'avoir maintenant faite: elle s'appelle Claire David, aux éditions Actes Sud. On peut aussi chercher l'explication du côté des bonnes femmes à qui on demande beaucoup plus pour être à la hauteur des mecs. Y a qu'à regarder la télé française. Le jour où on y verra un basané présenter une émission ou le journal, il y a à parier qu'il se sera crevé au moins deux fois plus que les autres, et par son talent et par son travail. Aussi une fois qu'on sait ça, c'est facile, reste plus qu'une chose à faire c'est travailler et travailler pour se faire reconnaître. Car c'est bien de ça qu'il s'agit, juste une histoire de reconnaissance, afin d'avoir sa place réservée, les voisins aux petits soins, les passants, sa tronche placardée aux quatre coins, afin de se faire entendre, afin d'être lu.

C'est ça le vieux truc qui bouge jamais, la reconnaissance, l'identification, "Aime ton prochain comme toi-même", cette connerie chrétienne, alors que le véritable amour c'est avec le "lointain", le différent, et pas dans l'identification… N'empêche, faut passer par là: être accepté, être désigné comme pouvant être des nôtres, des semblables, des mêmes, de la famille. La famiglia. C'est ça le paradoxe, alors que l'écrivain justement est de l'autre côté, ailleurs, constamment entre deux chaises, sur le fil, et jamais à priori "avec", en grande partie masqué, troglodyte ou extra-terrestre, en tout cas habitant de l'écart et de l'ombre, et surtout pas de la famiglia, comme ne dirait pas Gide. Et comment demander à une personne saine de s'identifier à l'ombre? L'écrivain n'écrit pas ou du moins n'est pas supposé écrire pour se faire reconnaître, il écrit c'est tout, il écrit pour vivre, pour témoigner, pour témoigner de l'au-delà, de l'autre côté, de l'invisible, il écrit pour respirer, il écrit pour ne pas mourir, et dans un certain sens il n'écrit pas, c'est la vie qui écrit pour lui, c'est le réel qui écrit à travers lui, qu'il le veuille ou non. L'écrivain c'est une aberration, c'est un monstre qui se cache.

Mais il aimerait bien être lu et vu, entendu: Que pensez-vous du nouveau déodorant féminin "testud"? Et de la nouvelle loi sur l'interdiction de la prostitution et du désir? C'est ça le problème. Il lui reste cependant une seconde chance avec la postérité; s'il tient tant que ça à être lu; il n'a qu'à se raccrocher à cette séance de rattrapage. Il peut se consoler aussi en se disant que de toute façon il est au moins écouté, que s'il écrit c'est qu'il est écouté, écouté par l'Autre-lui-même, car il n'est pas de parole véritable sans écoute. Et s'il est un tragique de l'écrivain, c'est bien de vouloir être ailleurs et ici, être dedans et dehors, posséder le trou et la queue, avoir le beurre et l'argent du beurre comme dirait le vulgaire. Mais ça s'explique - circonstances atténuantes - par le fait qu'il se prend parfois pour Dieu, tout au moins pendant le temps de l'écriture. Et comme chacun sait, Dieu le Père est androgyne, du moins dans la cosmogonie de l'ancienne Egypte. Au début, je me disais je veux être écrivain, c'est séduisant, comme ça je pourrais sauter plein de nanas. Rien que des fleurs de pavot et des derrières qui font la roue et qui vous promettent la chaleur du désir et l'étau de la souffrance. Le beurre et l'argent du beurre, comme Marlon Brando à Paris. Tu parles! je saute rien du tout, enfermé toute la journée sur une chaise, les rêves plein les sacoches. Pour ça, c'est chanteur que j'aurais dû faire ou alors passeur à la télé. Bukowski je sais pas où il trouvait le temps de grimper toutes ces filles et d'écrire. C'est vrai qu'à son époque le sida ça n'existait pas. Et comme j'ai horreur du plastique…

CD- E : Pour en venir à la récente pièce «l'Exilé » pourquoi ce titre? Est- ce une allusion autobiographique ou est-il imposé par l'éditeur 

M. Z.  :J'aurais pu prendre "L'étranger " comme titre. Car de quoi s'agit-il, sinon de l'histoire d'un étranger, d'un jeune homme d'origine africaine et de nationalité sénégalaise vivant en France, et qui en outre se sent étranger dans sa langue maternelle, étranger dans sa terre natale, étranger dans son pays d'origine, étranger dans ses murs, étranger dans sa mémoire, étranger dans ses désirs, étranger dans sa peau. Mais non seulement ce titre a déjà été confisqué par Albert Camus pour l'éternité, de plus il n'aurait pas vraiment rendu compte de toute l'intrigue et du tragique de la situation d'Imago, le personnage en question. Car s'il se sent d'un côté étranger, il s'estime autochtone de l'autre. Etranger sans doute, mais surtout retranché de soi. Peut-être pas né en France, mais tout de même "Français" entre guillemets, un "Français" par les vicissitudes de l'Histoire et par sa culture, un "Français" né de l'accouplement et du viol de l'Afrique par la France, soutient-il, un "Français" que la France cherche à expulser, autrement dit exiler de France. Du coup c'est pour lui se retrouver exilé de partout, et de l'Afrique et de la France. Dès lors "L'Exilé" comme titre s'accordait tout à fait au propos et depuis le début. Tout comme il m'apparaissait plus que probable que c'était là un titre qui avait dû déjà être utilisé. Aussi quelle n'a pas été ma surprise de m'apercevoir, après vérification, qu'il n'en était rien; que si on retrouve bien "exil" , "l'exil" , "les exils ", les exilés ", "l'exilée" au féminin, etc., il n'est en revanche nulle part question d'un ouvrage portant le titre "l'exilé" . J'ai donc sauté dessus. Comme on le voit, l'éditeur n'y est pour rien. D'ailleurs je vois mal un éditeur m'imposer quoi que ce soit, et surtout l'utilisation d'un titre, tout au plus peut-il faire une suggestion. Je ne suis pas devenu écrivain pour me faire dicter ce que je dois écrire; dans ce cas, autant se faire ministre, homme politique, commerçant, fonctionnaire ou sous-fifre. Et puis même… à ma connaissance, c'est pas le genre de la maison, c'est pas le style de la directrice des éditions Actes Sud-papier, avec qui j'entretiens d'excellents rapports, qui connaît bien ses auteurs et qui est très ouverte au dialogue. Donc le titre c'est moi, même si Imago ce n'est pas tout à fait moi tout en étant un peu moi, forcément. Tout comme l'inspecteur Charon, l'autre protagoniste, ce fonctionnaire de police chargé d'appliquer la loi, c'est aussi un peu moi, forcément. Cela paraîtra sans doute invraisemblable, mais je me retrouve beaucoup plus dans le personnage de l'inspecteur Charon que dans celui d'Imago. Tout comme il est vrai que je me suis en partie inspiré de mon histoire personnelle pour écrire "l'Exilé". Il faut comprendre que je suis dans tous les personnages, que je suis tous les personnages, que je me retrouve dans tous les personnages. Aucun ne m'est profondément étranger. Mais bon, c'est devenu banal de dire ça aujourd'hui, après tant d'écrivains et surtout Flaubert qui a dit des choses définitives sur la question. De toute façon, faut se dire que "L'Exilé" c'est de la fiction, entièrement de la fiction, et cette fiction est nécessaire pour mieux rendre le réel, pour "rendre visible" comme dirait Paul Klee. C'est une des caractéristiques essentielles de l'art. Il ne fait guère de doute pour moi que la fiction rend mieux compte de la réalité que le meilleur article de journal ou de police ou qu'un documentaire, une chronique, une autobiographie ou le journal télévisé. Tout ce qui peut échapper aux sens ou tout ce qui est invisible fait partie du réel; et la fiction le fait advenir, le "rend visible" par une construction, un artifice. Si je plante un bout de bâton dans l'eau, le bâton m'apparaîtra tordu; pour qu'il m'apparaisse droit tel qu'il est dans sa vérité, je dois au préalable le tordre avant de le plonger dans l'eau. Difficile de faire autrement. Et la réalité s'épanouit à la lumière de cet artifice, de cette fiction; alors que l'illusion, le mensonge, le totalitarisme se retrouveront dans une réalité "immédiate", "objective", en fin de compte tronquée. De toute façon, l'homme n'aime pas l'invisible et tout ce qui est hors du cadre, tout ce qui est de l'ordre de l'immaîtrisable. C'est le peintre Bram Van Veld qui disait à juste titre que "L'homme veut tuer l'invisible". Et le rôle de l'artiste et de l'écrivain c'est justement faire apparaître cet invisible qui, je le répète, participe absolument du réel et agit au même titre qu'un troupeau d'éléphants, une bombe atomique ou un battement d'aile de papillon.

CD-E : A première vue, on relève déjà une idée de solitude, de confinement. Décrivez-vous le tragique de la situation des étrangers pour être dans l'actualité, comme un effet de mode?

M. Z : Concernant "L'Exilé" , j'ai pas trop le sentiment d'avoir couru après l'actualité; il serait plus juste de penser que l'actualité m'aurait rattrapé, quoique… On peut aussi souligner que l'actualité des uns n'est pas toujours l'actualité des autres; et puis il arrive un moment où les deux finissent par se croiser. C'est ainsi que je peux dire que je me suis toujours trouvé dans l'actualité avec "L'Exilé"; en d'autres termes mon actualité a toujours nourri "L'Exilé" et vice-versa. J'ai commencé la rédaction de "L'Exilé" il y a vingt ans, en 1982 exactement. Un récit d'une vingtaine de pages. Puis j'en suis resté là, complètement bloqué. De temps à autre, j'y revenais au fil des ans; mais pas moyen d'ajouter une ligne de plus, de trouver une issue. Je remettais le texte à plus tard et dans mes tiroirs. Puis un jour j'ai écrit un autre récit d'une trentaine de lignes qui, à priori, n'avait rien à voir avec le premier. Je me suis retrouvé à nouveau bloqué, pas moyen d'avancer. Puis il y a cinq ans, en 1997 exactement, j'ai ressorti les deux récits. En fait un seul et même récit. L'évidence. Fiat lux. Puis c'est parti. L'histoire s'est écrite. Toute seule. Je n'avais rien à faire, qu'à suivre. Je ne savais rien de l'histoire qui s'écrivait sous mes yeux, je la découvrais à chaque ligne, page après page, comme allait le faire le lecteur. C'était magique. Instants privilégiés. Une expérience troublante, fascinante. C'est la première fois que ça m'arrivait, ce genre de choses. Et quand c'est comme ça, faut se taire, se faire tout petit, pas bouger, et juste regarder. On a l'impression qu'au moindre toussotement, au moindre mouvement brusque, tout va s'arrêter, le fil se rompre, et le rêve s'envoler. Et puis non, tout s'est déroulé comme ça jusqu'à la fin, sans heurts, dans une sorte de baignade contemplative. Je n'y étais pour rien, je ne m'y sentais pour rien, l'impression que c'est pas moi qui écrivais, qui avais écrit ce texte. Au bout du compte et des larmes, j'avais un roman devant moi. Et c'est là que les affres ont commencé. Terrible. L'histoire était là, mais l'écriture était loin de me satisfaire, pas du tout à la hauteur du propos. L'enfer. J'ai rué comme un diable pour essayer de trouver une solution. J'ai travaillé et retravaillé le texte. Je l'ai envoyé à des éditeurs. Toujours niet. Et je sentais qu'ils avaient raison. Mais je savais aussi que je tenais quelque chose, et quelque chose qu'on ne pouvait plus m'enlever. Je ne comprenais pas tout, loin s'en faut, je n'aurais pas été foutu d'en donner des explications à qui que ce soit, mais j'avais confiance, je savais qu'il y avait là du sens, et un sens riche, qui me dépassait, qui m'échappait. Puis au bout de tout ça, j'ai eu à nouveau un déclic. J'ai déconstruit le texte et je l'ai adapté en pièce de théâtre, et là ça tenait la route, je l'ai senti aussitôt. Voilà. Tout ça ne s'est pas fait comme ça, en descendant des canettes de bière, en mangeant des cacahuètes tout en surveillant d'un œil la télé et le marchand de journaux pour essayer de rebondir sur l'actualité des médias. Non. C'a duré des années, des années de maturation et de doutes, des années d'angoisses et de rêveries. Et s'il y avait une actualité que je ne perdais pas de vue, c'était ma propre actualité, l'actualité de mon histoire, l'histoire de mes ancêtres. "L'Exilé" est né uniquement de cette actualité, de cette actualité qui a pris naissance au XV ème siècle, en 1454, quand le Pape Nicolas V a autorisé le roi du Portugal à faire le commerce des esclaves. Une actualité qui a duré quatre siècles, pour être ensuite remplacée par la colonisation, puis poursuivi par d'autres "missions civilisatrices" comme le néo-colonialisme, le néo-libéralisme, l'ultra-libéralisme, la mondialisation ou l'américanisation, avec sa cohorte de violence, de morts, de misère, de famine, etc. Que contrainte, spoliation, charniers et folie. Une ligne continue et un fil conducteur depuis cinq siècles. Une seule et même idéologie: celle du profit et du mépris de l'humain. Voilà l'actualité, et c'est cette actualité qui a porté "L'Exilé" , et c'est à cette actualité que s'est attaché "L'Exilé ", et à nulle autre. Compte tenu de ça, on comprend que l'étranger là-dedans c'est l'humain, que l'inconnu c'est l'humain, que l'exilé c'est l'humain. L'Homme, cet exilé du monde.

CD-E : On remarque dès le début de ce drame en un acte, deux protagonistes, l'inspecteur Charon dit le passeur et Imago, un jeune immigré sénégalais qui doit être expulsé. Mais il se défend d'être expulsé; pourtant il est exploité et coupé de ses racines. Pourquoi cette contradiction?

MZ  : J'ai abordé cette question plus haut, et j'y ai un peu répondu. Et dans la pièce, Imago y répond à sa façon. Pourquoi tient-il à rester en France, en dépit de tout ? "La nature humaine est ainsi faite que l'on s'attache souvent à ceux-là mêmes qui vous tuent, car ils vous donnent vie et sens. Ce n'est que de l'attachement, rien à voir avec l'amour", dit-il. Et quelques pages plus loin, à la question de l'inspecteur Charon: "Ecoutez, pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous ?" Imago lui répond: "Où ? Je n'ai pas de chez moi, je n'ai pas de pays, je n'ai pas de terre". Alors l'inspecteur le pousse dans ses retranchements: "Mais alors pourquoi la France ? Pourquoi vouloir rester en France ? Pourquoi justement la France puisque vous n'êtes d'aucun pays et nulle part chez vous ? Pourquoi justement en France et au milieu des Français que vous dites ne pas aimer ? Pourquoi ?" Réponse d'Imago: "Parce que j'ai besoin d'un repère. Et mon seul et unique repère c'est mon mal, c'est l'endroit où je me trouve, c'est la France, c'est là où je me reconnais… Sortir de là, mettre le nez dehors, c'est me perdre, c'est m'oublier, c'est oublier tout le mal que j'ai subi. L'immobilité est ma boussole. L'immobilité est ma mémoire. L'immobilité est mon miroir, ma sauvegarde. C'est aussi ma connaissance. Voilà pourquoi la France." Bon, là je crois qu'Imago répond suffisamment à cette question. Le propos est assez clair. Tout au plus puis-je ajouter de manière plus simple, et comme je l'ai dit plus haut, qu'Imago est en fait étranger et exilé des deux côtés, en Afrique et en France. Coupé de ses racines et étranger à sa mémoire et à sa culture d'origine d'un côté, et de l'autre étranger, tout du moins administrativement, et rejeté du fait de son étrangeté, de son origine et de sa couleur, tout en étant habité par un vif sentiment d'injustice et de réparation quant au "viol" qu'il aurait subi par la France. Pour pouvoir interroger celui qu'il estime être son géniteur, il faut bien qu'il s'en approche et qu'il puisse recueillir sa réponse. Que celui-ci puisse se nommer, reconnaître son crime, ses torts, et d'une certaine façon le reconnaître, lui, Imago. La reconnaissance dans tous les sens ne peut venir que de son bourreau, de son fantôme de bourreau, constamment aux abonnés absents. C'est le terrible de l'affaire. Coller à son bourreau, c'est ce qui pourrait le sauver, semble-t-il penser. Car, tout de même, un fantôme a fait intrusion en Afrique, a déposé sa semence et a disparu. Imago est le fruit de cet accouplement, aussi désire-t-il tout simplement que son géniteur puisse se nommer et cesse d'être un fantôme. En se nommant, celui-ci reconnaît son crime et le répare du même coup, c'est à dire aussi reconnaisse Imago et le répare en quelque sorte. Alors s'il y a une contradiction, elle n'est qu'apparente. Qu'il aille en Afrique ou qu'il reste en France, Imago se sent poursuivi et habité par la France, hanté par son fantôme; il lui faudrait un territoire à lui, hors de la France, hors de l'Afrique, du moins hors de cette Afrique qui n'est pour Imago qu'une autre appellation pour désigner la France. Seule peut-être une Afrique d'avant la France, l'Afrique des mythes… Et puis je ne sais pas… Pour moi il y a une cohérence interne au récit, c'est des choses qu'on sent. Maintenant aller trouver des explications, c'est toujours après coup, et je ne suis pas nécessairement le mieux placé pour ça. N'importe quel lecteur pourrait faire ce boulot mieux que moi. Moi je me contente d'écrire, c'est tout. Quant au reste… Imago ne se sent ni d'ici ni de là-bas, et comme tout le monde il a besoin de se sentir quelque part. Il est en quête d'un socle, d'un certain substrat d'identité, il en a besoin. Besoin d'un point d'appui ou d'un tremplin, comme le sauteur en longueur ou le plongeur. Pas se trouver constamment dans les airs, en apesanteur, sans un point fixe. Faut de temps en temps se regarder, et pour se voir, faut s'arrêter, être fixe, immobile quelque part. Le rythme même procède de ces retours à soi, de ces retours à un point fixe. Et le rythme constitue l'essence de la vie. Personne ne peut absolument vivre sans cela, sans un petit bout de miroir, ça participe du développement et de l'épanouissement de chaque individu. Et ce bout de miroir est refusé à Imago, d'où son tragique. N'importe quel bâtard, né de surcroît d'un viol, aurait long à dire sur la question.

CD-E : Deux visions du monde se dessinent en filigrane dans ce dialogue de sourds : une Europe éthnocentriste et une Afrique orpheline qui a perdu son identité. Pourquoi toujours cette opposition Europe- Afrique ? Au regard de l'arrogance de l'inspecteur, ces relations sont-elles néocoloniales?

M. Z. Europe-Afrique ou afrique-Occident, c'est pas un couple qui s'est formé aujourd'hui. Ca remonte à… L'Un et l'Autre: "Au commencement il y a rupture. Rupture d'un corps. Corps qui s'arrache d'un corps. Visage qui s'arrache d'un visage. Et finalement, de part et d'autre d'un miroir, et du même côté de ce miroir, ne reste plus qu'une queue et un trou qui se regardent. Mais voilà, une rupture ne saurait être un commencement. Une rupture est toujours précédée de quelque chose, de quelque chose d'autre, d'autres commencements, commencements qu'on peut remonter jusqu'au premier commencement, jusqu'à l'ultime commencement. Comment commence-t-il ? Par un corps qui se jette à l'eau ? Par deux visages ? Voici donc deux visages. Un homme et une femme." Et etc. Comme le dit ce poème intitulé "L'Un et l'Autre", le couple ça date pas d'aujourd'hui. et dans cette histoire, semble-t-il, et depuis Adam et Eve, il y a toujours un mâle et une femelle, qu'on transforme assez vite en un dominant et un dominé. C'est que la nature humaine est ainsi faite qu'elle a toujours besoin d'un centre pour tenir debout et pour essayer d'écraser l'autre. Parlant du centre, le Dictionnaire des Symboles dit ceci: "Il est le foyer d'où partent le mouvement de l'un vers le multiple, de l'intérieur vers l'extérieur, du non manifesté au manifesté, de l'éternel au temporel, tous les processus d'émanation et de divergence, et où se rejoignent, comme en leur principe, tous les processus de retour et de convergence dans leur recherche de l'unité. Observons que les images de centre et d'axe, dans la dynamique des symboles, sont corrélatives et ne se distinguent que par leur point de vue: une colonne vue de son sommet est un point central; vue de l'horizon, à la perpendiculaire, elle est un axe. Ainsi le même lieu sacré, qui recherche toujours la hauteur, est-il à la fois centre et axe du monde. Mais il est à noter que ce centre, s'il est unique au ciel, n'est pas unique sur terre. Chaque peuple - on pourrait dire chaque homme - a son centre du monde: son point de vue, son point aimanté."(J. Chevalier et A. Gheerbrant) On voit ainsi que le symbolisme du centre permet de mettre en relief deux de ses attributs: le premier c'est le centre défini comme Principe, c'est à dire, étymologiquement, "commencement", "origine", puis fondement, siège, foyer de rayonnement et de convergence, donc point de tension doué de propriétés actives, dynamiques; le second trait est la correspondance entre le centre et l'axe "qui recherche toujours la hauteur". Cette dernière caractéristique explique pourquoi tout Centre a tendance à se croire "supérieur", à réduire tout ce qui n'est pas de son champ d'appartenance, tout ce qui est autre, extérieur au Centre. Celui qui n'est pas Soi est un obscur, un singulier pluriel, un "étrange" - donc "inférieur". Il faudrait trébucher sur ce "donc"; cette conjonction est censée lier deux éléments: l'antécédent "étrange" et le conséquent "inférieur"; pourtant, à s'y pencher, rien n'indique une causalité directe entre ces deux termes: l'étrangeté n'induit pas nécessairement l'infériorité. Mais c'est ainsi: ce n'est pas parce qu'il est différent, étrange, qu'il est inférieur; c'est parce que étant étrange, différent, il s'expose comme Centre - par l'attention qu'il crée, donc susceptible de subvertir le Centre établi, de le décentrer - qu'il représente une menace, qu'il suscite la méfiance, l'angoisse, l'hostilité, voire la répulsion ou le mépris (refus délibéré de prise en regard), et ce d'autant plus que le Centre en place se sent peu sûr de son fondement. Alors penser l'étrange, penser l'autre comme inférieur résulte tout simplement d'une logique des sens; logique abdominale; enchaînement névrotique, réaction de défense, car il y va de la survie du Centre. Comme on le voit, c'est un problème d'ordre géographique, de distance, d'espace vital. Comme il n'existe qu'un seul centre, on luttera donc pour le Centre, pour le pouvoir, pour la survie. Instinct de conservation. Naturel. Toute personne, comme chaque peuple, est avant tout son propre Centre; et, dans un groupe, celui qui le plus haut lève le doigt attire l'attention et devient Centre; de même est Centre celui qui détient la parole, et celui qui donne la parole, et Centre celui qui prend la parole, et Centre encore celui qui initie à la parole, et Centre aussi celui qui s'oppose à la parole - tous objets d'attention et, dans le même temps, maîtres du "commencement", premier attribut symbolique du centre. Ainsi celui qui détient le "commencement" (source, géniteur, initiateur, premier en ceci ou en cela) peut à juste titre s'en prévaloir pour revendiquer sa position de Centre, centre du monde, aliéner le reste, conchier l'autre et jouir du sommeil du Créateur, voire du "supérieur". "Sed gloria primis" (la gloire aux premiers). Un enjeu énorme qui n'a cessé d'engendrer des luttes implacables, souterraines, idéologiques, pour le contrôle du "commencement". Evidemment, je le répète, le problème c'est qu'il n'existe qu'un seul centre dans un cercle. Entre parenthèses, il faut savoir que "racine" a à voir avec "brun" et que le moindre dictionnaire honnête vous apprendra que "raciner" veut dire "rendre brun", tout comme "racisme" vient du latin "ratio" qui signifie rapport de deux grandeurs et aussi - on ne le souligne pas assez - ordre chronologique (Eve est née de la côte d'Adam, n'est-ce pas ? Cette antériorité confère donc à Adam la prééminence, la position de Centre, puisqu'il détient le "commencement". L'homme précédant la femme dans l'ordre de la création, rien de plus naturel qu'il ait ainsi le pouvoir et soit l'élément dominant) Et comme la notion de "commencement" est intimement liée à l'idée d'origine, de pureté ("chaste"; "sans mélange"), on imagine aisément la suite et toutes les dérives identitaires, intégristes. Même l'hymne nationale de la France, "pays de la déclaration des droits de l'Homme" n'a pas hésité à traquer le "sang impur", ce qui donne une idée de l'empire du "commencement". Tout ça pour dire que Europe, Afrique, ethnocentrisme, c'est main dans la main, pas de quartiers, et depuis des lustres. C'est à moi, à toi, à moi, à toi… et aujourd'hui c'est à l'Europe, à l'Occident, qui s'est emparé du sceptre de la civilisation et du progrès, devenant le nouveau Centre, et voulant coûte que coûte conserver cette hégémonie, pour le meilleur et pour le pire. Surtout pour le pire, j'en ai bien peur. Ceci dit, en écrivant "L'Exilé ", je n'avais pas constamment en point de mire le couple Afrique-Occident, je cherchais seulement à raconter une histoire à travers le destin individuel d'un jeune Noir en quête de salut ou d'identité, comme on voudra.

CD-E : Pouvez- vous élucider cette métaphore :«c'est le territoire français qui est entré en moi(…) ». Pensez--vous que nous sommes toujours dans cette configuration du viol ? Imago s'imagine-t-il que les étrangers ne sont pas suffisamment reconnus en France ? Ou c'est lui qui est perdu dans une culture qui n'est pas la sienne?

M. Z.  : D'abord une chose à mettre au clair, la culture d'Imago c'est la France, il n'a que ça en tête; aussi "la sienne" de culture ne peut venir que de là. La France l'habite et il habite en France; et à dire vrai, il ne se sent pas concerné à priori par le problème des étrangers, car il ne sent pas à proprement parlé un étranger. C'est dans un second temps seulement qu'il fera l'apprentissage de son "étrangeté", brutalement et à ses dépens; c'est dès ce moment que commencera sa prise de conscience et sa "révolte". Et dans le cas d'Imago, il serait même impropre de parler d'aliénation, car pour être aliéné il faut déjà avoir été, avoir eu un "soi" et devenir ensuite étranger à ce "soi", ce qui n'est pas le cas d'Imago puisqu'il est né de la France et dans la France, si l'on peut dire ainsi: Ceci dit, j'ai eu la chance de tomber récemment sur un livre édité chez Actes Sud/Fayard, "Le viol de l'imaginaire", écrit par Aminata Traoré, ancienne ministre malienne de la Culture. C'est le titre qui m'a d'abord attiré; il est vrai aussi que j'avais déjà lu son précédent ouvrage, "L'étau", que j'avais beaucoup aimé. Donc "Le viol de l'imaginaire" … Je l'ai lu, et je me suis retrouvé d'emblée dans mon livre, sensation étrange, l'impression de revivre "L'Exilé" sous un autre angle. Terrible. Un constat à vous rendre malade et une lecture passionnante. On y voit une Afrique vampirisée, "au destin confisqué", tranquillement mise en coupe réglée, pillée, souillée, dépersonnalisée, asservie aux puissances occidentales et aux intérêts privés, jugulée et affamée par une noria de sigles tels que FMI, BM, OMC, G7-8, etc. Une Afrique traînant le boulet de "la Dette" comme un lapin une queue de dinosaure. Une Afrique meurtrie, niée, piétinée, rendant boyaux, sang et eau sous la voracité froide, vitreuse, des nouvelles "missions civilisatrices" qui ont pour noms: Coopération, Aide au développement, Ajustement structurel, Décentralisation, Privatisation, Croissance, Libre-échange, Compétitivité, Néolibéralisme, Mondialisation… mais dont le véritable nom est Colon, Profit, Vandale, Mépris, et depuis cinq siècles. Une Afrique à l'agonie, exsangue, saoule, déboussolée, en quête d'identité, dont les dirigeants impuissants, parfois élus démocratiquement, ne sont que de sombres brasseurs d'air et de pitoyables pantins aux mains de l'Occident et pas les derniers à participer à la curée. Une Afrique qui pleure ses enfants, son âme et compte ses morts, un Occident qui se frotte le gras, rit et recompte son fric. Une Afrique aliénée, à la mémoire criblée, à l'estomac plombé, au masque blanc; un 0ccident arrogant, crispé, vautré dans ses certitudes et son identité. "La réhabilitation de notre imaginaire violé est donc un enjeu économique, politique et civilisationnel", conclut Aminata Traoré. Alors si avec tout ça on n'est pas dans "cette configuration du viol", c'est que les mots ne veulent plus rien dire, et que les morts sont bien morts.

CD-E : Imago est dans une phase de rupture, il rejette cette France qu'il engendre. La France se montre-t-elle ingrate vis- à- vis de l'apport économique des étrangers? Il ne voit dans ces rapports que ceux de dominants à dominés, mais au lieu de se battre, il se lance dans une verbosité. Est-il suffisamment armé pour se libérer du joug de l'oppresseur ? Peut-on voir en lui un exclu qui ne désarme pas?

M.Z  :D'abord il me semble avoir dit plus haut que ce n'est pas Imago qui rejette la France d'emblée. Après lui avoir fait croire qu'il était Français, un Français comme les autres, ou plus exactement, après l'avoir mis de fait dans les conditions de croire qu'il était un enfant de la France, Imago s'aperçoit que la France ne veut pas de lui, que la France ne le compte pas parmi les siens, que la France ne veut pas le reconnaître, c'est à dire aussi assumer sa paternité, la responsabilité de son acte; c'est alors qu'il entre en révolte, en dissidence, si j'ose dire; et je ne crois pas que son instinct de survie lui offre d'autre choix. Le rejet de la France à son endroit déclenche en retour un processus de rejet de son côté; et à la violence de l'acte commis par la France, à la violence de l'expulsion, Imago répond par la violence de ses sentiments, des sentiments de toute évidence ambivalents, où le dépit amoureux entre pour beaucoup dans cette réaction. Aussi s'agit-il moins de sa part de "se libérer du joug de l'oppresseur" que d'essayer de se sauver, de se reconstruire, de se poser; et il ne peut le faire, pense-t-il, qu'en s'opposant. Réussira-t-il dans cette entreprise de reconstruction ? Est-il suffisamment armé pour cela ? Sans doute moins que l'écrivain Frantz Fanon - ce qui se comprend - dont tout laisse à penser que nous devons ses plus belles pages à un parcours similaire. Quant à l'ingratitude de la France vis à vis de l'apport économique des étrangers, ça c'est un autre problème - le même problème au fond, mais bien différent dans son inscription. Il est clair que depuis cinq siècles, les rapports entre la France et l'Afrique, disons entre l'Europe et l'Afrique, ne se sont jamais exercés sur le mode du partenariat, mais plutôt de la prédation, sur celui de dominants à dominés, dont l'expression la plus actuelle est la mondialisation qui n'est qu'une autre facette de l'impérialisme et de la colonisation. Dès lors parler de gratitude ou d'ingratitude à ce niveau de communication verticale est pour le moins déplacé. Il ne viendrait à l'idée de personne de traiter le loup d'ingrat pour avoir dévoré l'agneau; et si l'agneau, lui, venait néanmoins à le penser, l'on serait en droit de le trouver naïf et dupe, voire sentimental. Car ce serait bien de ça qu'il s'agit ici, et de sentiments et d'affects, et même de sexe. Voilà où nous retrouvons Imago, et où les deux problèmes se rejoignent pour ne faire qu'un problème de sentiments. Les Africains sont des émotifs et des sentimentaux, c'est connu. On pourrait aussi voir les choses par l'autre bout, par exemple demander à la France d'exprimer sa gratitude à l'égard des étrangers pour leur apport économique, et pourquoi pas. Oui… pourquoi pas. Une dette envers l'Afrique, pourquoi pas. Faudrait savoir: ou les Africains sont des étrangers ou ils ne sont pas des étrangers. S'ils ne sont pas des étrangers pour la France, une dette n'a pas lieu d'être; et si effectivement ce sont des étrangers, on entre de plain-pied dans le concept Nietzschéen du "complexe du créancier", où le débiteur finit toujours par détester son créancier, où celui qui reçoit finit toujours par renier celui qui donne, où il ne peut être question de reconnaissance, encore moins d'amour. Voilà pourquoi, pour ne pas avoir une "dette" et être obligé d'exprimer sa gratitude, il vaut mieux ne pas avoir face à soi un étranger ou alors il faut l'assimiler d'une façon ou d'une autre, par "l'intégration" par exemple. Où l'on retrouve cet "être-à-ranger". Mais il est aussi permis de se raccrocher à une certaine mystique, où il est dit que celui qui aime est toujours plus fort que celui qui est aimé; d'autres postulent même que celui qui aime finit par tuer celui qui est aimé.

CD-E : En outre, l'inspecteur Charon, imbu d'un complexe de supériorité pense que tout étranger est un délinquant, un violent. Vous effleurez le problème de l'insécurité urbaine. Quelle est votre opinion sur ce débat en cours en France?

MZ  :Ca c'est le bon vieux serpent de mer. Soyons sérieux: il serait bon de se caler dans la tête, et une bonne fois pour toutes, que l'insécurité c'est pire que la prostitution; je veux dire que ça date de bien avant même la prostitution, avant les putes et leurs clients; l'insécurité c'est né avec l'apparition du sexe, avec la venue du rythme, de la couleur, avec le mélange, c'est à dire le crime capital, la Faute, le péché originel. C'est dire que l'insécurité remonte à la nuit des temps, à la nuit des origines. C'est inhérent à la condition humaine. Je dirai même plus: l'insécurité est consubstantielle au vivant. Alors faut pas rêver ! L'insécurité est une affaire de sexe, de cul, et ça disparaîtra avec le sexe. Perspective qui ne relève donc plus du rêve, par les temps clonesques qui courent, c'est pour demain, c'est à dire bientôt, comme je l'ai déjà mentionné. Donc un peu de patience, et on n'entendra plus parler de l'insécurité. Quand l'Identité aura enfin trouvé le moyen de se perpétuer sans le concours du sexe, alors la Différence, l'insécurité, la religion, l'art, le "con" et la langue disparaîtront; le poète se taira à jamais, et l'Identité pourra redevenir ce qu'elle fut: une et divisible et immortelle. On comprend donc que le problème de l'insécurité est intimement lié à la présence du trou noir, de l'inconnu, de l'étranger, de l'incompréhensible, de l'incertitude, de l'immaîtrisable, en somme lié à la présence de l'Autre, du vide, de la différence, de la diversité, source de toute angoisse, de la peur et de l'effroi archaïque. Autrement dit, l'insécurité participe de la fiction, tout comme la femme est une fiction pour l'homme et vice-versa. L'insécurité, ou plus justement le sentiment d'insécurité, c'est de l'ordre du fantasme, de la déraison, ce qui n'exclut pas une certaine logique. En règle générale, tout ce qui attire l'attention est déstabilisant, menaçant, provoque l'inquiétude, un sentiment d'insécurité, du moins dans un premier temps. Et ce qui, presque par définition, attire l'attention, c'est l'inconnu, c'est la différence, l'inhabituel, l'inattendu. Que surgisse la différence, aussitôt l'attention est attirée et se concentre dessus, se détournant de "soi". La différence devient alors centre de l'attention, nouveau Centre, tandis que le "soi" se trouve décentré et perd donc sa position de Centre, son pouvoir. Comme dit Delacroix dans Les grandes formes de la vie mentale : "L'attention est arrêt et adjonction. Elle est d'abord un réflexe d'investigation, le réflexe du "qu'est-ce que c'est ?" et suivant l'expression de Pawlow, une mise en garde, une alerte." Dans ce détournement d'attention, il y a glissement, passation, risque d'une passation de pouvoir, d'un renversement, d'un coup d'état. On se met donc en garde, on se crispe, car on se sent menacé, menacé de perdre son pouvoir, sa position de Centre, centre du monde. Tout être vivant est confronté à ça, tout être vivant fait à chaque instant du jour et de sa vie cette redoutable expérience, mais combien enrichissante. Et dans toute société, établie forcément comme Centre, autrement dit "supérieur", détenteur du "commencement" et donc d'origine et de pureté, tout élément allogène est perçu comme hostile, menaçant, impur, c'est à dire porteur de sexe et susceptible de (re-)créer le rythme, la couleur, le mélange, appelé aussi péché originel. En un mot, tout corps extérieur au groupe constitué est perçu comme potentiellement violent parce que subversif et, bien sûr, "inférieur" et impur. Aussi rien de plus logique que l'étranger, ou celui qui est perçu comme tel, soit une figure emblématique de l'insécurité, et dans toutes les sociétés. Rien d'étonnant non plus que l'inspecteur Charon puisse considérer tout étranger comme un délinquant, un violent. Quant à ce qui est de mon opinion sur l'insécurité urbaine, je préfère laisser les politiciens en débattre, ils savent mieux que quiconque brandir le chiffon rouge quand il faut.

CD-E : Et sur les sans-papiers…?

MZ : S'il s'agit de la politique de la France à l'égard des clandestins et de tous ces étrangers vivant en France sans papiers, je vois pas trop ce qu'on peut dire dessus. Chacun est maître chez soi et de décider ce qui lui convient ou pas. C'est vrai qu'on en parle beaucoup aujourd'hui, mais. en réalité c'est une affaire vieille comme le monde. Il faut comprendre que ce ne sont pas des Maliens, des Vietnamiens, des Sénégalais, etc., Monsieur Quong, Monsieur Coulibaly, Monsieur Mohamed ou Monsieur Dupont et Madame Durant qui sont en cause. Mais des "sans papiers". Je dis bien des "sans papiers". C'est à dire des personnes sans identité, sans outil générateur, des SDF de l'identité, des SIF, autrement dit des sans identité fixe. C'est là, à bien y regarder, une véritable injure faite à la société qui est par définition identitaire et, de plus en plus, identificationniste. Dès lors demander à une société civilisée de régulariser et d'accueillir en son sein des sans-papiers, une entité aussi indéfinie, souterraine, obscure et, partant, dangereuse, c'est comme demander à l'Un de s'identifier à l'Autre, au Centre de se décentrer, à la pureté de se souiller, à la raison de nier le sens, au Bien de frayer avec le Mal, à une personne de goûter à ses renvois, au connu de se méconnaître et à la violence sacrificielle de se priver de victimes émissaires. En somme non seulement c'est faire chavirer l'entendement et menacer la cohésion sociale, mais c'est vouloir répéter la Genèse et demander à Adam de se commettre à nouveau avec Eve. Ce serait une profanation et une atteinte à la conscience sacrée de l'humanité. Ce serait banaliser la cul-pabilité, cette histoire de sexe et de mélange, et saper les fondements judéo-chrétiens de la culture occidentale - où être coupable c'est exister. Il est pourtant des moments, comme ceux-ci, où la sagesse et la volonté politique devraient prévaloir sur l'entendement. Nous ferions bien de méditer ces vers de Baudelaire: "Je suis la plaie et le couteau/ Et la victime et le bourreau". Quand on crache en l'air, faut s'attendre à ce que ça vous retombe sur le nez. Sans parler de cette contradiction apparente, où l'on ne cesse de nous prôner les vertus de la mondialisation, où l'on parle de "village planétaire", mais où l'on s'aperçoit que la seule "libre circulation" qui soit c'est celle des marchandises et des biens, et surtout pas celle des personnes. Est-ce à dire que l'argent, les marchandises et les biens sont plus importants et libres que les individus ? Question naïve, évidemment. Dans cette perspective, il est logique de penser que "les tirailleurs sénégalais" à qui l'on faisait allégrement franchir les frontières pour défendre les valeurs occidentales étaient considérés comme de la marchandise. Raisonnement spécieux, me dira-t-on. Tout signe est à la mesure de son propre nom.

CD-E : Ce qui nous amène à parler du racisme en France. Quel est votre sentiment dessus ? Et en avez-vous déjà été victime?

MZ : Bien sûr que j'en ai déjà été victime, et plutôt deux fois qu'une, et c'est pas fini. D'ailleurs quel étranger n'a pas connu le racisme en France, un racisme au quotidien, et qui peut être très éprouvant, fragilisant, déstabilisant. On fait avec, bien obligé; on apprend à vivre avec, on développe des défenses contre; pour certains c'est y répondre avec agressivité, voire avec violence, pour d'autres c'est fermer les yeux, affecter l'indifférence, c'est se barder d'une carapace, ou jouer et prendre les choses avec humour. C'est pas facile, surtout quand les conséquences se révèlent dramatiques, quand ça touche à votre vie et à celle de vos proches, quand ça nie votre être profond, piétine votre intégrité, votre dignité. Ouais c'est pas facile. Mais le plus souvent c'est moins manifeste que ça, plus rampant, plus sournois, néanmoins tenace et aussi meurtrier que des gouttes d'eau régulières qui désagrègent un corps à la longue. Difficile d'échapper à ça, pour peu qu'on ouvre les yeux, qu'on laisse libre cours à sa sensibilité. C'est intime, ça se passe parfois dans l'étreinte de deux regards qui se croisent, et là vous savez, et ça vous donne froid dans le dos; c'est des attitudes "invisibles", des gestes sournois, des croche-pieds par derrière, des insultes murmurées, toutes sortes de signes hostiles émis dans l'anonymat du nombre et de la nuit, une haine que vous êtes seul à pouvoir palper dans la luminosité d'une foule écarlate, une haine que vous avez rêvée éveillé et qui pourtant vous pénètre aussi profondément qu'un stylet dans le cœur, une haine rêvée, oui, une haine qu'on vous dit que vous avez rêvée, paranoïsée. C'est parfois ça le plus dur. De quoi perdre la raison. Car il faut savoir qu'en France il est de bon ton, et politiquement correct, de dire que le racisme n'y existe pas, que ce sentiment si naturel et si commun à tous les peuples de la terre n'a pas de raison d'exister en France. Ce qui se comprend, dans la perspective d'une certaine logique: en France, "pays de la liberté et des droits de l'homme", tous les gens sont égaux et logés à la même enseigne, "liberté, égalité, fraternité" et j'en passe. Une vue républicaine qui procède d'une vieille idéologie "assimiliationniste". Et là-dedans, le racisme n'y a pas sa place et fait évidemment désordre. D'où ce déni de réalité. Une position qui est cependant en train de changer; aujourd'hui on commence à bien vouloir admettre qu'il existe un certain racisme en France. C'est pas trop tôt, et c'est tant mieux. Il y a qu'ainsi que les mentalités et les attitudes pourront évoluer favorablement, et pour le bien de tous. Et puis même, il n'y a pas à avoir honte du racisme; je veux parler du sentiment raciste, de l'allophobie, de la xénophobie, etc., cette défiance, cette peur, ce rejet et cette hostilité envers tout ce qui est étranger, autre, inconnu. C'est tout ce qu'il y a de naturel, d'humain, et j'ajouterai même de nécessaire. Nécessaire dans un premier temps au développement de l'individu. Ca participe du sentiment identitaire, du "stade du miroir", de l'instinct de conservation, qui est selon l'auteur du "Sentiment tragique de la vie" , le philosophe Miguel de Unamuno, la base de tous les instincts, et même de l'instinct sexuel. Donc le sentiment raciste concourt, au même titre que le jeu, l'amour et l'aventure, à la perpétuation de l'espèce. Le racisme a toujours existé, de tout temps et en tout lieu. Je parle bien du sentiment raciste, qui semble être une chose légitime, et non des manifestations sociales et nocives du racisme, qui sont bien sûr à combattre. Et quand le racisme est exprimé ainsi au sein d'une société, avec violence et sans subtilité, c'est que ça vient d'en haut, de la part de certaines autorités qui s'entendent à donner le "la". Et c'est pas d'aujourd'hui. Faut savoir, par exemple, que dans l'Egypte des Fari (pharaons) et en Afrique noire, on a longtemps pratiqué le gouvernement par oracle; de cette tradition, les Africains ont gardé le goût des "consultations", pour régler leurs conduites ou leurs comptes, pour se prémunir contre toutes sortes d'accidents, pour se familiariser avec les signes, commercer avec le passé, le futur, l'invisible, etc. L'on faisait aussi appel à l'oracle dans la société gréco-latine (auprès du collège des augures dans la Rome antique, auprès de la Sybille chez les Grecs), pour sonder la volonté des dieux, procéder à l'état de ses lieux, assurer son quotidien et son devenir, et, surtout, pour savoir ce qui est autorisé ( fas) ou interdit (nefas). Toutes ces habitudes n'ont guère changé: on consulte toujours l'oracle aujourd'hui, ailleurs comme en Occident. Et le peuple - l'homme de la rue, qui forme public, foule, "anima" - n'est pas le dernier à savoir lire, à savoir décrypter les signes et à traduire la volonté des "dieux". Au contraire, sa sensibilité éduquée le guette, le stimule; son angoisse le renifle, épine; et le voici qui quête, aspire… narines palpitantes, œil vibrant; et, agile, sait d'un mot cueillir; d'un non-dit, substance; d'un regard, d'un battement de cils, faillir ou défaillir… et ainsi de tout signe en capter la couleur, en humer le vent, en désigner le sens, avec une rare intelligence. Il a compris. Epiderme. Il peut ronfler: les "dieux" ont parlé. Et ne fera que fas . Voilà le peuple. Qui ne fera que là où l'oracle lui dit de faire; sa conscience s'en porte mieux. Pour cela il n'est pas de meilleure position que de s'allier aux "dieux". Et si l'on ajoute à cela qu'il n'y a "pas d'attention sans idéation anticipatrice, sans expérience imaginative, sans préperception" (W. James, Précis de Psychologie ), on peut supposer qu'un comportement raciste se réclame presque toujours de l'attitude muette et approbative des autorités. Aussi les mouvements d'extrême-droite ont bon dos - boucs émissaires tout désignés, commodes à la bonne conscience de certains. Les responsabilités sont autrement partagées et vont bien au-delà de ces pitoyables maillons. Les vrais responsables des comportements racistes - les inspirateurs - évoluent dans d'autres sphères; en contact direct avec une matière première qu'ils peuvent modeler à leur guise (il suffit d'ouvrir le moindre dictionnaire ou ouvrage scolaire pour s'en approcher), ils sont à la source même du gauchissement de l'esprit et des mentalités; ils instruisent et forment les "Educateurs"; ils contrôlent de manière occulte les pouvoirs publics, tentent de décider de la marche du monde et d'infléchir le cours des êtres et des choses. Ce sont eux qui tiennent les leviers, qui donnent la parole et dirigent véritablement. Le plus souvent ces inspirateurs ne sont pas des hommes politiques - qui ne sont que des relais; ce sont tout simplement des idéologues qui siègent à l'ombre des lieux vénérables, dits "Académies", "Universités", Laboratoires", "Musées", "Eglises", "Chapelles", "Loges", etc. Aussi, dans ces conditions, quand les hommes politiques parlent d'éducation, de l'éducation du peuple, comme moyen de lutte contre le racisme, on touche bien un bout de vérité, mais surtout on perçoit l'inanité de tels propos; c'est de leur propre éducation dont ils devraient parler avant tout. Quand Jacques Chirac, chef d'état français et président de la république, parle "du bruit et des odeurs des étrangers", désignant ainsi toute une frange de la société à la vindicte populaire, l'on est en droit de se frotter l'oreille et de s'interroger sur la responsabilité de l'oracle. Et pour ce qui est des lois… Comme les interdits, certaines lois se contentent de confirmer, à contrario, un état de faits et de désirs, d'indiquer le lieu et l'effet de jouissance. Les lois anti-racistes en font partie. Tout au plus servent-elles, concernant les manifestations sociales du racisme, à faire mesurer à chacun le degré de sacrifice éventuel et, partant, à limiter le nombre d'individus prêts à assumer cette charge émotionnelle. Ce qui est toujours mieux que rien. Comme dit le poète Kenneth Patchen: "Et tout autour de nous courent/ Les empreintes de la bête/ Une bête que personne ne peut concevoir".

CD-E : Fort de ces préjugés, la fracture sociale se creuse davantage. Est- ce pour cela qu'Imago entreprend une reconstruction identitaire pour forger une culture originale, hybride, nomade : la poétique de l'exil, de l'errance ? Quelles conséquences peut avoir cette errance identitaire chez l'immigré et dans le pays d'accueil?

MZ : La fracture sociale ?! A mon sens, il n'y a pas de fracture sociale, et il n'y en a jamais eu. Ou alors il y en a toujours eu: les uns ici et les autres là-bas. Une société est un tout, avec des pleins et des vides, des trous et des queues. Le problème se pose plutôt quant à la cohésion de ces éléments. Riches et pauvres, autochtones et étrangers, papiers et sans-papiers, hommes et femmes, Blancs et Noirs, Juifs et Arabes, chrétiens et musulmans, normaux et déviants, dedans et dehors, inclus et exclus, page et marge, centre et périphérie, ceux d'en haut et ceux d'en bas, petits et grands, capés et handicapés, etc. Toutes les révolutions et toutes les utopies n'y ont jamais rien changé, on retrouve toujours les mêmes, c'est à dire des trous et des queues, des pleins et des vides… l'Un et l'Autre. Dont l'alliance fonde d'ailleurs le mouvement, le rythme, c'est à dire la vie. Et quand une société éclate, elle donne naissance à rien du tout ou à de nouvelles sociétés, et chacune d'elles reforme un tout, avec des pleins et des vides, des trous et des queues, des riches et des pauvres, des hauts et des bas. Donc je ne crois pas que la "reconstruction identitaire" d'Imago soit liée à une quelconque fracture sociale, mais à un instinct de vie ou de survie, à l'instinct de conservation. On peut dire qu'Imago est une sorte d'Alien, qu'il fait partie d'une nouvelle génération d'Africains, la génération de troisième type. Il y a eu les Africains d'avant les indépendances, puis ceux d'après les indépendances, et maintenant ceux qui dépendent entièrement de la France et de l'Occident culturellement. Et qu'on le veuille ou non, ces derniers sont amputés et empêchés d'un côté et de l'autre. Cette génération inédite, pour survivre, va se forger une culture forcément originale, hybride sans doute, mais pas nécessairement nomade. Ils sont ici, ils restent là; ils sont Français, ils resteront Français. Un nouveau type de Français, des Français différents; des Français qui, à force de se voir désignés comme des Français de "troisième classe", comme n'étant pas de vrais Français, pourraient par exemple siffler quand on joue "La Marseillaise". Leur exil et leur errance sont bien sûr intérieurs. Et cette génération de troisième type, pour s'en sortir et s'épanouir, devra s'arrimer à un nouveau territoire, y prendre pied, un territoire vierge qu'ils devront peupler et animer. Dans les plantations du Sud, aux Etats-Unis, les esclaves noirs à qui il était interdit de danser pendant les récoltes ont su créer des pas de danse qui savaient échapper aux regards vigilants de leurs maîtres; des pas de danse que Fred Astaire a rendu célèbres par la suite. Donc, à mon sens, cette génération sera créative ou ne sera plus.

CD-E : Ce révolté qui a tout perdu n'est plus qu'une pâle copie de l'autre. Que signifient pour vous les concepts : intégration, assimilation?

MZ : M'ont tout l'air d'être des concepts caméléons, dont le sens s'est modifié au gré des idéologies et des temps. Quand je prends un vieux dictionnaire des années trente, puis un autre des années soixante, puis le tout dernier "Petit Robert", les mots "intégration", "assimilation" ne recouvrent plus tout à fait les mêmes réalités. Bon, on me dira que ce ne sont pas les seuls à se faire ainsi ripoliner. Je veux bien. Il n'empêche que, concernant les notions d'assimilation et d'intégration, je préfère me fier à ma propre sensibilité et de ce que j'en ai tiré de l'histoire des migrations et des colonisations. Donc à travers ce prisme, il peut apparaître que toute forme d'assimilation sociale est en fait un processus de destruction et qu'il n'est de bons assimilés que transparents ou identiques à "soi". Et c'est bien ce qui se passe quand le "soi" - le locuteur, le Centre - n'est pas évolutif; et quand il l'est, on peut alors parler d'intégration, au lieu d'assimilation. L'immutabilité n'est pas un caractère humain, et rien de vivant sur terre n'est immuable: une queue qui bondit, un nerf qui saille, une raie qui frémit, un homme qui hurle, un tableau de Kandinski, une errance de Mahler, un solo de Miles Davis, un poème de Césaire, une élégie de Rilke, une sonate de Pavese… modifient un regard, une pensée, un sentiment, varient sous ce regard, mille pensées, dix sentiments, et s'acheminent ainsi d'un homme à une femme, d'une personne à un groupe, d'un groupe à tout un peuple, suivant le temps qu'il fait, le temps qui passe, l'espace qui moule, le sentiment qui précède, accompagne, l'objet qui entoure, la rumeur qui pousse, les épines qui fouaillent, roses qui attristent. Rien de vivant n'est immuable et n'échappe à la réciprocité des influences, à la relativité des sensations. Alors, de deux choses l'une: ou on n'admet pas qu'un élément étranger soit intégré dans un ensemble, ou on l'admet. Et si on l'admet, il faut bien se rendre à certaines lois et savoir que cet élément non seulement se modifiera, modifiera tous les autres éléments de l'ensemble, mais que l'ensemble lui-même en sera modifié. En d'autres termes, un étranger qui s'intègre dans un groupe, une nation par exemple, doit s'adapter, et par les efforts de sa volonté et de son organisme et par les influences inévitables, de même devront s'y adapter les autres membres de cette société, et la nation elle-même devra s'adapter à ce nouvel élément étranger, faute de quoi elle courra à la sclérose, à la mort, et au mieux elle aura sans cesse à faire face à des crises. Les efforts d'adaptation ne peuvent provenir du même et seul sens, mais doivent être réciproques. C'est cela aussi qui fonde l'unité et la cohésion d'un groupe, d'une Nation - entité capable d'assumer et de synthétiser ses contradictions, à l'image "du grand artiste qui accueille en lui toutes les voix", selon le mot de Walt Whitman. Et s'il est normal qu'une Nation repose sur certains principes et sur des valeurs fondamentales dans lesquelles se reconnaissent et doivent, par consentement et contrat, se reconnaître tous ses membres; s'il est légitime qu'elle veille à l'intégrité de son territoire, il devient par contre utopique, voire absurde, qu'elle pense son identité comme relevant de l'intégrisme culturel - ce qui n'est pas incompatible avec la part de spécificité, de noyau irréductible, que comprend toute culture. Alors quand je vois toute une faune de gens et de responsables politiques exiger des étrangers une caution d'adaptabilité et d'immersion pour leur mise en intégration, sans qu'il ne leur vienne une seule seconde à l'esprit qu'il pourrait demander la même chose aux indigènes, disons aux autochtones, je me dis que c'est n'importe quoi et que ça frise la bêtise comme d'habitude. Et si l'on peut admettre l'idée de "fracture sociale", faut pas en chercher plus loin les causes, c'est dû à de telles aberrations. Bon, c'est bien beau tout ça, mais en fait et de tout temps, le problème c'est l'adaptation. Je veux dire que c'est avec l'adaptation que les choses se compliquent d'un côté et se simplifient de l'autre. Faut vous dire que j'habite dans un tout petit studio d'à peine 30 mètres carrés. Une vraie cabine de bateau. C'est mon lieu de travail; c'est aussi là que je dors quand je ne dors pas ailleurs, un lit à mezzanine tout au plafond. Vraiment assez haut… détail important, vous le verrez tout à l'heure. J'aime bien travailler dans ces endroits minuscules, confinés, cloîtrés. Donc ce jour-là je travaillais, c'est à dire que je rêvassais devant ma feuille blanche. Puis distraitement je baisse les yeux. Et qu'est-ce que je vois, là sur le carrelage, en plein milieu, bien en évidence ? Un cafard. Une de ces blattes bien noire, bien épaisse et dodue, de la taille d'un pouce, et toute luisante. Six ans que j'occupe ce petit logement, et jamais vu ça. Je n'en revenais pas. J'ai mis un sacré temps à reprendre mes esprits et à me lever. Je me suis approché. Tranquille, le cafard. Sous les cocotiers, les doigts de pied en éventail, en train de prendre le frais sur mon carrelage. Je lève le pied, bouge pas, à peine un cil, un balancement paresseux, puis net j'écrase la chose. De la purée noire. On m'a dit après qu'il fallait surtout pas faire ça, vu que toute cette gelée qui s'étale et s'incruste c'est des œufs, des œufs qui donneront immanquablement naissance à d'autres cafards. La preuve c'est que j'ai eu droit à une vague le lendemain, encore plus noire, encore plus épaisse et dodue, plus luisante. Voyant ça, je bondis, créant comme un mouvement de panique, et crac ! ma semelle réduit tout en bouillie. Une bouillie noire. Encore des œufs sans doute. A la vague suivante, deux jours après, je me trouvais encore à l'autre bout qu'ils se mettaient déjà à cavaler comme des puces, vifs comme des langues de reptiles. Ca sautillait dans tous les sens. Je les ai quand même eus jusqu'au dernier. Aplatis, raide morts. Les jours d'après, j'ai dû sérieusement augmenté ma vitesse d'exécution pour ne pas me faire déborder. Ca commençait à devenir épuisant. T'en élimines dix il en revient cent, encore plus épais, encore plus dodus, encore plus luisants, encore plus noirs, plus rapides. Devaient se passer le mot, de génération en génération; même morts ils arrivaient à communiquer avec les vivants. Mais faut rester cartésien; et l'explication c'est que ce sont les œufs qui recevaient l'information des parents au moment de mes contre-attaques. Donc ils s'adaptaient. C'a été comme une révélation. Leur adaptation à la situation me causait de sérieux problèmes, me mettait en tout cas en difficulté. Du coup, mon petit studio a été bientôt envahi par un essaim de cafards, littéralement pris d'assaut. Une armée. Il y en avait partout, et sur le sol, entre mes livres, mes manuscrits, mon papier toilette, mon sopalin. Du velours. Ca grouillait. Je n'ai pas demandé mon reste, j'ai attrapé mes affaires, tout ce dont j'avais besoin pour écrire, la brosse à dents, de la bouffe, et je me suis réfugié là-haut dans mon lit. Se croyaient chez eux. En faisaient leur terrain de jeu. Je les entendais crisser, crier, bâfrer, et la nuit, puis sautiller à pas loin de moi, plus bas. L'embêtant c'est qu'il fallait quand même que je descende pour faire mes besoins, c'est le seul endroit où on pouvait se croiser. Je me suis finalement laissé glisser jusqu'à la cuvette. Une cuvette grondante, fascinante et d'un noir voluptueux. J'ai eu beau donner de grands coups, tiré la chasse d'eau, il en revenait, toujours plus hargneux, plus entêtants. Je me suis dépêché de balancer mes commissions. Mais les cafards c'est comme des ombres maléfiques, ça rampe et ça s'insinue par tous les orifices. Pas étonnant qu'une fois remonté dans mon lit, je me suis mis à tousser, puis à cracher. Comme du jus de chique, noirâtre. En fait des œufs de cafard. Et on sait ce que c'est que des œufs de cafard. De la vermine. Des milliers de bons gros cafards à venir. Et ça n'a pas tardé. Le premier, me rappelle, une nuit j'allume, à quelques centimètres de moi, là, la queue en avant, à se faire les dents sur mon oreiller. Le bond que j'ai fait. Mais c'était trop tard. Les autres n'ont pas mis longtemps à rappliquer. Et plus moyen de m'amuser à les écraser. Trop rapides. Et puis t'en écrases un, ça fait des œufs automatiquement et t'en as bientôt cent, voire mille, autour de toi, encore plus adaptés, plus agressifs, plus voraces. Une véritable marée noire. Et puis ça sert à rien de les tuer, il en viendra toujours, ni même de tuer les cousins, les parents, les grands-parents, les aïeuls, les ancêtres. Le truc c'est de remonter à la source, à l'origine. Tout est là, et c'est là qu'il faut les coincer, les éradiquer. Ca c'est efficace. Tu les écrabouilles à la source et tu as la paix. Faut pas faire dans le superficiel, à coups de charters, de tracasseries, de balayettes ou de mesurettes. Non, faut aller direct à la source, à l'origine. Et là tu peux être sûr que ça dérègle toute la chaîne jusqu'aux œufs. Les œufs faut pas y toucher, ça sert à rien; tu peux pas grand-chose, tu peux jamais écraser tous les œufs; et il y a du Moïse dans chaque œuf, suffit qu'il en reste un planqué dans une rainure pour que ça fasse des milliers dans la foulée, encore plus délirants, plus gourmands, plus revendicatifs. C'est que ça pond à une vitesse incroyable, ces bestioles, ça se reproduit comme des objets manufacturés, et ça veut toujours ramper plus haut et plus loin que leur noirceur. Non, la solution c'est vraiment la source, l'origine. Et là tu touches à leur identité. A partir de là ils perdent la boule. Plus de commencement, plus d'histoire, plus de perspective hégelienne, rien. Complètement tourneboulés, sans attaches, sans repères, errant comme des âmes en peine. Ils perdent leur langage, ne savent plus leur nom, où ils en sont, d'où ils viennent, où ils vont, et finissent par disparaître comme une racine morte. C'est radical. Donc c'est juste après avoir compris ça que j'ai téléphoné au service d'hygiène spécialisé dans la lutte contre l'immigration des cafards. Un vrai ministère, avec des bureaux et tout, des pros comme on n'en fait plus, et sacrément motivés; les cafards c'est leur affaire, et depuis des lustres. Ils se sont amenés harnachés jusqu'aux yeux, avec du matériel de dernier cri et des règles sophistiquées. Ils n'ont pas mis longtemps à localiser la source, le nid. Alors ils se sont penchés dessus, puis ils ont lâché leurs bombes. Fallait voir ça. Ca se bousculait, ça gigotait et ça tombait comme des fruits murs. A coups de pelle le sol a été nettoyé; les sacs poubelle s'alignaient, bourrés de cafards, et une odeur âcre qui a mis quelques jours à s'estomper. Je suis redescendu de mon lit. Il y en avait bien encore ici et là qui se traînaient, comme en exil, hagards, mais c'était les derniers soubresauts d'une civilisation à l'agonie, appelée à disparaître. J'ai pas touché; je les ai regardés se débattre, sur le dos ou sur une patte, luttant en vain contre une mort certaine. C'est vraiment là que j'ai compris que le problème c'est l'adaptation. Et en l'occurrence la capacité des cafards à s'adapter, en fin de compte à s'intégrer. Celui qui s'adapte surmonte le problème, c'est à dire qu'il ne le perçoit plus, devient sourd et aveugle au problème. Le problème semble avoir disparu, alors qu'il est toujours là. S'habituer c'est s'adapter, tout comme la répétition et les regards suivants finissent par ensevelir l'objet Ouais, le problème c'est bien l'adaptation. C'est aussi la solution, tout dépend de quel côté on se trouve. L'adaptation ça somniférise, ça enivre, ça donne l'illusion de la force. Tout comme l'intégration. Si s'intégrer c'est abandonner sa source, alors il vaut mieux ne pas s'intégrer, rester vivant et garder les yeux ouverts; mais pour être capable de le supporter, il faut être monté comme le bon Dieu et surtout pas comme un cafard qui aurait perdu sa source, ses origines. Je connais un vieux parisien, d'origine camerounaise, qui vit en France depuis son plus jeune âge. Il est bien intégré. Si bien que quand il lui prend envie de chanter l'hymne de son pays d'origine, le Cameroun, dont il ne connaît que les premières paroles (Ô Cameroun berceau de nos ancêêêêêêtres…"), il le fait avec tant de ferveur et d'amour qu'il ne réalise pas que c'est sur l'air de la Marseillaise, l'hymne de la France. Certaines bonnes âmes le lui ont fait remarquer. Complètement ahuri il était; puis il en a ri. Mais aujourd'hui il lui faut ses quatre litres de rouge par jour pour tenir le coup. Son porte-monnaie s'en serait bien passé

CD-E : Imago accorde une importance capitale à la langue; on trouve de très belles pages sur l'identité incarnant les valeurs de l'enracinement. Que pensez-vous de la francophonie et de l'avenir des langues africaines?

M.Z . :Je m'apprêtais à me pencher sérieusement - pour une fois - sur la question de la francophonie, quand j'ai vu à la télévision le président Chirac recevoir les chefs d'états africains lors du sommet "France-Afrique". Ca m'a fait un choc; un voile s'est déchiré et j'ai eu une vision. C'était à peu de choses près la même scène que dans le célèbre film de francis Ford Coppola, "le Parrain". Quand tous les petits chefs de la maffia viennent prêter serment d'allégeance au grand chef, le parrain, le "capo de tutti capi". Tout y était: même atmosphère, mêmes attitudes, mêmes baisers. Du coup ça ne m'intéresse plus vraiment de parler de la francophonie. C'est de toute évidence un truc de dupes, un truc politique, voire économique, même pas culturel, et un truc à sens unique. Il y a ceux qui la dirigent et dont les membres ne s'y intéressent pas, puis ceux dont les membres s'y intéressent et qui ne la dirigent pas. Il y a en quelque sorte la tête et les jambes. Normal. Voilà d'ailleurs pourquoi ça marche. Parlez de la francophonie à un bon petit Français, il sait à peine de quoi il s'agit, tout comme il ne sait pas pourquoi sa baguette de pain et son électricité lui coûtent si peu cher; et quand il sait ce qu'est la francophonie - ceux-là forment une bonne minorité - , il a du mal à réprimer une moue de dédain ou de mépris, quand ce n'est pas de l'indifférence. Normal. Et ne me demandez pas pourquoi. Par contre, parlez-en à un Africain au fin fond de sa brousse, à un Belge devant son cornet de frites, à un Québecquois devant son poulet St-Hubert, etc., ils s'animeront aussitôt. Tous connaissent. A chacun de tirer des conclusions. Par exemple, prenons le théâtre, mon domaine d'activité. Il existe un festival en France, à Limoges: "Le Festival International des Théâtres francophones en Limousin". Texto. Bon, c'est le plus grand festival de théâtre en France, après Avignon. Mais à part les Africains, les Belges et les Québecquois qui font des pieds et des mains chaque année pour s'y rendre et y être programmés, personne dans l'Hexagone ne semble connaître. Et bien sûr aucun média national ne se donne la peine de couvrir l'événement. Normal. C'est dire… Je m'y trouvais en 2001 lors de la 18 ème édition. Cette année-là, Patrick Le Mauff étrennait ses fonctions de directeur du Festival. C'est quelqu'un de très estimable. La preuve, c'est qu'il a fait concevoir une affiche qui représentait un Blanc sur une chaise portée par deux Noirs en Afrique, et ainsi légendée: "quelque chose suit son cours" - une phrase de Samuel Beckett. Affiche éminemment intéressante. Mais inutile de dire que ç'a fait scandale et suscité une vive polémique. Le plus troublant, à mon sens, c'est que ce sont les Noirs, les Africains, qui se sont montrés les plus réservés, sinon les plus virulents. Allez comprendre ! D'ailleurs "S.O.S Racisme" a menacé de porter plainte. Tout questionnement n'est peut-être pas bon à mettre au grand jour, ont dû penser certains. N'empêche. Pour moi la francophonie c'est un peu tout ça. Une histoire d'Empire. Un truc bon pour les politiques et les anciennes colonies. Ca n'intéresse personne d'autre, ni moi ni même les Français. On ne devrait pas être plus royaliste que le roi. Quant aux langues africaines… quoi dire, sinon que c'est capital pour tout individu de parler d'abord sa langue maternelle, et très enrichissant de parler d'autres langues ensuite, même et surtout celle du colon ou de l'ex-colon. En revanche, ne pas parler sa langue maternelle et adopter d'emblée celle du colon ou de l'ex-colon, là ça devient proprement tragique, mortel. C'est le cas d'Imago, qui a dit des choses intéressantes dessus, dans ma pièce "L'Exilé". Voilà pour la francophonie, je n'en dirai pas plus.

CD-E : En étant la somme des identités diverses qu'il a acquises, il n'est plus lui-même et il n'est non plus l'autre. Comment pourrait-il réconcilier ces cultures divergentes ? Est- ce un regret, un signe d'impuissance face à cet hybridisme?

M.Z.  : Il faudra bien un jour s'entendre sur une chose. Je veux parler de cette notion d'identité appliquée à l'être humain. A mon sens, c'est une aberration de vouloir enfermer un être dans une identité. Jusqu'à preuve du contraire et jusqu'à nouvel ordre clonesque et pavlovien, l'être humain c'est du vivant, avec un corps et un esprit, c'est du mobile, c'est en perpétuelle évolution, c'est différent à chaque moment de sa vie, c'est traversé par toutes sortes d'influences, c'est sensible, c'est imprévisible, c'est plein d'inconnus et d'imaginaire, c'est baigné d'ascendance et de transcendance, c'est gros de potentialités et de descendance, ce n'est ni du fini ni du définitif. En un mot l'être humain c'est pas une machine. On peut déterminer l'identité d'une machine mais pas celle de l'humain. L'être humain n'est pas réductible à l'identité et ne saurait l'être. On peut isoler chez l'être humain quelques constantes identifiables (ADN, empreintes génétiques, génitales, digitales, vocales, nom, prénom, lieu de naissance, ascendants, descendants, nationalité, etc.), mais on ne pourrait saisir l'infinité de variables et d'inconnus qui participent entièrement de sa constitution et de sa personnalité. L'être humain c'est du fixe et du mobile, du l'un et du multiple, du connu et de l'inconnu. C'est différent à chaque seconde. Et comme le dit si bien l'écrivain Blaise Ndjéhoya: " son identité, on la refait tous les jours devant son miroir". A la rigueur, si l'on tient à ce concept d'identité appliqué à l'être humain, on peut dire que son identité est la résultante des identités diverses qui le constituent à chaque instant. Comme on le voit il y a du boulot. A vouloir tout maîtriser, tout clôturer, poussé en cela par sa peur et sa fragilité, l'homme n'a de cesse qu'il n'ait capturé l'être le plus vivant et le plus rétif à cette entreprise totalitaire qui est de ficher son semblable et de le figer dans une identité. Ce qui finira bien sûr par arriver, mais nous n'en sommes pas encore là. La fièvre identitaire est assurément une des maladies de notre temps. Ce qui en dit long sur la peur, la misère et la fragilité des gens, car celui qui est présent et puissant ne se fatigue pas à savoir qui il est, quelle est son identité. L'identité ou la quête d'identité c'est une affaire qui ne concerne que les faibles et les opprimés. Faut dire aussi que la psychanalyse n'a rien arrangé. Pas étonnant, quand on sait d'où ça vient. Socrate non plus n'a rien arrangé, victime lui aussi de cette démocratie de maison close fondée sur une société esclavagiste qui fait tant la fierté de l'Occident aujourd'hui. Curieuse manie que de passer son temps à se demander: "Qui suis-je ? Quelle est mon identité ? Est-ce que c'est bien moi ?". Moi c'est qui ? Moi c'est quoi ? Comment puis-je le cerner, l'attraper et l'épingler ? Où commence ce "moi" et où finit ce "moi" ? Où commence-t-on ?/ Où finit-on ?/ Quand le son du moi/ N'est plus moi/ Qui va au loin/ Sur les ailes du Con/ C'est encore moi./ Où commence-t-on ?/ Où finit-on ?/ Dans la panse du Con/ C'est encore moi/ Ce n'est plus moi/ Qui va et vient…/ Au loin./ Où commence-t-on ?/ Où se retrouve-t-on ?/ Dans l'onde du Con/ Finissons-en !/ C'est encore moi. Ce n'est que par l'articulation des conventions et de certaines règles qu'on peut dire de quelqu'un qu'il est de telle origine, de telle race, de tel sexe, etc. Ce qui à la rigueur ne ferait que mettre en évidence une identité de cette personne mais en aucun cas son identité. Ce qui voudrait aussi dire que l'identité telle qu'elle semble être comprise serait une simple question d'apparence, de forme. Car dire par exemple que je suis de sexe masculin, c'est obturer toute la part de féminité qui me porte; dire par exemple que je suis de telle race, c'est évacuer toute la complexité de la notion de race; dire par exemple que je suis de telle origine, c'est se refuser à remonter au-delà d'un certain nombre d'ascendants. Aussi à la question: Qu'est-ce donc qu'un Français ? Qu'est-ce donc qu'un Allemand ? Qu'est-ce donc qu'un Québecquois ? Qu'est-ce donc qu'un Camerounais ? Qu'est-ce donc qu'un Ivoirien ? il serait plus juste de répondre que c'est celui qui en possède administrativement la nationalité, et basta; dès lors exit les échelles de valeurs et autres degrés de nationalité. Aussi, pour en revenir à Imago, son drame ne réside pas tant dans le fait qu'il ne soit plus lui-même - comme l'autiste ou le schizophrène qui se balance là-bas sur son siège éjectable et comme la boule de neige qui dévale une pente ou cet arbre rabougri dans le jardin, on est toujours "soi-même" en tout temps et en toutes circonstances (il s'agit ici de penser aux variables et inconnus qui nous constituent et au "je est un autre" de Rimbaud) - mais plutôt dans le fait qu'il soit ce qu'il est, ce qu'il vit. Et il vit mal ce qu'il est, il vit mal son identité; il vit mal cette identité qui est, comme chez tout être humain, la résultante de toutes les identités qui l'habitent, qui le traversent. Si l'on conçoit que l'identité est un jeu, JE-U, que son européanité et son africanité sont dans le jeu, que son histoire est dans le jeu, il apparaît que le "je" d'Imago ("je" représentant le fixe, la constante, le connu, la queue, etc.) et son "u" ("u" représentant le mobile, la variable, l'inconnu, le trou, etc.) communiquent difficilement. Voilà son drame et la cause de sa souffrance. Pour réconcilier ces identités divergentes, il lui faudrait s'approprier une identité de plus, une identité "divine", et l'adjoindre aux autres identités; autrement dit investir un autre territoire, un territoire vierge, et se mettre à maçonner. Créer.

CD-E : Dans cette juxtaposition des valeurs contradictoires, vous avez choisi délibérément de faire le portrait d'une femme aux traits ambigus, noirs et blancs, d'une femme insolite, énigmatique. Quelle stratégie adoptez-vous par là La femme mythique est-elle celle qui est à même de réconcilier le monde ? Peut-elle symboliser et favoriser le dialogue ? Et pourquoi cette lourde responsabilité attribuée à la femme et pourquoi pas à l'homme?

M.Z.: De ma part, il n'y avait vraiment aucune stratégie préétablie, sinon celle que commande l'écriture et l'histoire qui s'écrivait sous mes yeux. A dire vrai, de ce personnage à distance, ainsi évoqué, décrit, imaginé, je n'ai pas pensé une seule seconde qu'il pouvait s'agir d'autre chose que d'une femme. Et si cette femme a des traits ambigus, noirs et blancs, je suppose que cette image est tout simplement l'expression de la confusion des désirs d'Imago, de ses sentiments ambivalents, contradictoires, du déchirement de ce jeune noir partagé entre son pays d'origine et son pays d'adoption, entre l'Afrique et l'Europe, entre deux cultures. Par ailleurs, si pour tout être humain, la seule véritable question est la question de l'Autre, pour Imago qui est un homme, un garçon, l'Autre par excellence ne peut être qu'une fille, ne peut se représenter que sous les traits d'une fille, autrement dit la femme, mythique ou pas. Tout comme pour une fille, l'Autre c'est d'abord le garçon, l'interlocuteur premier, vital, valable, celui qui assoit le rythme, qui permet le mouvement, l'articulation du langage, et bien sûr le dialogue. L'Autre c'est l'inconnu, c'est l'infini, l'Autre c'est la fiction. C'est l'Autre qu'on désire, c'est l'Autre qui fait parler, qui fait penser, qui fait écrire, qui donne vie. Et de même que la femme réconcilie l'homme avec le monde, avec l'unité primordiale, avec l'amour, de même l'homme réconcilie la femme avec le monde. Je ne pense pas que sur ce plan il y ait exclusivité ou primauté de la femme sur l'homme et inversement. Et, à mon sens, pas plus "la femme mythique" que "l'homme mythique" ne peut et n'a la charge de réconcilier le monde, y compris Jésus-Christ lui-même. Dans "L'Exilé", l'imaginaire, cet Autre, est symbolisé par la femme tout simplement parce que Imago est un homme, un garçon, un mec. Imago aurait été une fille, et dans les mêmes circonstances, qu'on aurait sûrement eu affaire à une image d'homme à l'autre bout, quoique… Les filles c'est toujours plus compliqué; elles naissent du "même", alors que les garçons naissent du "différent", c'est à dire de la femme. Il n'empêche que la seule question immédiate qui soit pour un garçon c'est la fille, et pour la fille c'est le garçon. C'est mon sentiment en tout cas. Ils sont l'un pour l'autre et le problème et la solution; Donc pas de responsabilité attribuée particulièrement à la femme. Il est cependant vrai que l'image de la femme, et surtout de la mère, offre des représentations, des caractéristiques symboliques toute particulières et bien différentes de celles de l'homme ou du père.

CD-E : Imago est en quête d'une civilisation idéale, de l'arc-en-ciel. Serait-ce alors une poétique du métissage? Il se réfugie dans une espèce de rêve. L'écrivain est-il à la recherche de la part d'utopie ? De mythes salvateurs et peut-être de l'espoir à travers la femme?

M.Z.: J'ai pas de théorie à vendre sur le métissage ou sur "l'arc-en-ciel". Ce serait de l'escroquerie de vendre une chose aussi vulgaire que le "métissage", qui est un fait de la nature, quelque chose qui est là, à la portée de tous. Suffit de se pencher, suffit de regarder autour de soi, et ça vous saute aux yeux comme une évidence: je l'ai déjà dit, la vie est fondée sur le rythme, c'est à dire sur l'alliance des différences. Hors de ça, je ne vois pas de vie, et surtout pas de vie humaine. Le nombre, le rythme, la couleur, le sexe… c'est ça qui fait la vie aujourd'hui, en attendant le clonage reproductif. Bon, faudrait aussi s'entendre sur le terme "métissage". Pour moi, un homme et une femme ensemble c'est du métissage, et du métissage bien basique, comme un trou et une queue et comme deux notes de musique, do et ré par exemple. Ca donne la vie, ça crée du rythme. Par contre l'union de deux hommes, même si l'un et blanc et l'autre noir, à mon sens c'est pas du métissage, tout au plus la célébration du "même". Jusqu'ici j'ai pas encore vu deux pédés ou deux gouines faire des gosses ensemble, donner la vie. Donc j'appelle pas ça du métissage, mais plus sûrement de la fermeture éclair. L'union de deux différences ça ouvre et à la vie; l'union de deux identiques ça ferme et ça conduit à la mort. Et Imago souffre de cette absence de rythme qui le mène à la mort. Absence de rythme parce qu'un terme lui fait défaut, un point de départ, son point d'appui, ses origines, sa culture d'origine. Aussi ne peut-il passer de l'un à l'autre, d'une différence à l'autre, de l'identité à la différence. C'est un exilé permanent. Tout ce qu'il veut c'est faire l'apprentissage du rythme, c'est vivre, c'est sauver sa peau. Il est donc moins en quête d'une "civilisation idéale", qui ne semble vraiment pas être son principal souci, que d'une bouée de sauvetage. Et cette bouée ne peut venir que d'une patrie ou d'une matrie, en tout cas d'un lieu "originel", un lieu "pur", un lieu de commencement, sans lequel aucune création n'est possible. Il lui faut donc trouver ce lieu, pour pouvoir se balancer et jouer, un lieu qui peut s'appeler "Utopie", tout comme pour le poète et dans une moindre mesure l'écrivain, un véritable lieu avec une histoire et des mythes, un lieu d'où il pourra s'élancer vers l'ailleurs, vers l'inconnu, vers la femme… En somme, on en revient toujours au même point, pour se sauver Imago a besoin de créer et de rêver

CD-E : L'avenir de l'humanité se trouve dans la richesse culturelle, «le divers », dans «la mondialité», pour reprendre un terme cher à E. Glissant. Croyez-vous véritablement en ces valeurs cosmopolites, multiculturelles? Ou c'est un simple saupoudrage esthétique?

M.Z. Pour ne pas me répéter, je me contenterai de citer un passage de ma pièce "Un couple infernal ": "Les Anciens rapportent qu'avant le commencement des temps, et bien avant la venue des hommes et des femmes, et des plantes et des bêtes, il y eut l'Identité. Elle était une et divisible et immortelle, et toujours semblable à elle-même. Son pouvoir s'étendait jusqu'aux confins de l'univers, à tout l'univers; et autant qu'on s'en souvienne, ce fut une époque heureuse, une époque de prospérité et de contentement permanent; un règne qui semblait ne devoir jamais prendre fin, dans un monde exact, méticuleux, un monde de clones, de sécurité, d'ordre, de plénitude et de pureté. Puis, contre toute attente, il advint qu'à force de tourner, de se répéter, l'Identité fut prise de vertige, de déraillement, et se mit soudain à dépérir, atteinte d'un trouble mystérieux. (…) C'est alors que survint un miracle - du moins est-ce ainsi qu'il fut interprété par la suite - , où l'on vit apparaître le sexe, comme surgi du néant, qu'accompagnait comme son ombre un inconnu, un être étrange et distordu, dont personne n'eût soupçonné l'existence et qui paraissait aussi puissant que l'Identité elle-même. Le premier moment de surprise passé, et après un mouvement de recul, l'Identité demanda: "Etranger, tu as l'air si bizarre, qui es-tu donc et d'où viens-tu ?" L'inconnu regarda l'Identité allongée sur sa couche, puis se tourna vers l'horizon et dit: "Je viens du lointain, de l'autre côté de l'univers, là où repose le vide. Ceux qui ne me connaissent pas m'appellent la Différence, autrement je suis le Multiple car je transporte le nombre et le rythme, et voici mon bras gauche, ajouta la Différence en désignant le sexe qui serpentait à son côté." Voilà, et je m'arrêterai là. Je crois que ça répond suffisamment à la question sur "le divers", "le métissage", voire "la mondialité" - chacun peut s'amuser à inventer les termes qu'il veut et autres néologismes pour cela. Comme je l'ai déjà dit, la vie procède de l'union de l'identité et de la différence, de l'un et du multiple, du plein et du vide, etc., en somme de l'alliance des différences, autrement dit du rythme. Et c'est grâce à l'apparition du sexe que ce mélange et ce "divers" ont pu être possibles. Inutile d'ajouter que le clonage reproductif viendra bien sûr mettre bon ordre et de l'homogénéité à tout ça, et l'Identité pourra redevenir ce qu'elle fut: une et divisible et immortelle. La messe sera alors dite pour l'humanité.

CD-E : Au-delà des questions idéologiques, de la guerre des hégémonies, l'être humain n'est- il pas perpétuellement en exil? L'empire de l'homme n'est-il pas intérieur ? Dans cette angoisse d'être homme, ne traduisez-vous pas le malaise et le drame intérieurs du poète?

M.Z . :Bien sûr, il semblerait que l'exil participe effectivement de la condition humaine. Il y a une phrase du philosophe Bernard Groethuysen qui me revient en mémoire; c'était dans la très belle préface consacrée quelques décennies plus tôt au "Procès" de Kafka. Il y disait à peu près ceci: "Une fois qu'on est né, il est trop tard, on est en terre étrangère." Ainsi l'exil commencerait à la naissance, et à divers titres. Je suppose que les cris de souffrance et les pleurs d'un nouveau-né ne sont pas feints quand il est extrait du ventre de la mère, acte sanctionné par la coupure du cordon ombilical. C'est sans doute une délivrance pour la mère; mais pour celui qui se voit ainsi brutalement expulsé du placenta maternel, après y avoir séjourné au chaud pendant neuf mois, et livré maintenant à l'inconnu et aux intempéries, c'est une tout autre histoire, une nouvelle histoire qui commence, en fait une histoire d'exil, où il n'aura pas de cesse qu'il n'ait retrouvé ce paradis perdu, cette "île" originelle, ce lieu de plénitude qui représente aussi cette part manquante de lui-même. Cette absence, ce manque, cette perte fonderont désormais son désir et son instinct de vie. L'instinct de mort ne le quittera pas cependant, l'accompagnant tout au long de sa vie à la quête de ce Graal, pour y boire l'élixir fatal de la plénitude, de la pureté, des commencements et des origines. Pris entre deux feux, sollicité tout à la fois par Eros et Thanatos, par le sexe et l'absence de sexe, il ne cessera d'osciller entre ces deux pôles, ces deux tentations qui le conduiront tour à tour à un exil dans la vie et à un exil dans la mort. A un autre niveau, le même schéma se répétera tout au long de sa vie, pris entre l'identité et la différence, entre le plein et le vide. Enfant, il baignera dans le giron familial, dans le connu, l' identitaire, "le stade du miroir"; puis il devra s'arracher à ce lieu de fusion, d'imitation; pour se lancer dans le vide, l'inconnu et faire l'expérience de l'altérité et de la perte, nécessaire à son épanouissement. Le voici une fois de plus exilé, exilé dans le monde, dans la différence, l'inconnu, l'aventure. Notre homme a définitivement quitté l'enfance et, dès lors, connaîtra l'exil et sous d'autres formes. On voit ainsi que l'exil est mouvement, en tout cas que le mouvement préside à l'exil. On quitte un lieu pour un autre; on quitte un état pour un autre. Un lieu ou un état connus pour un lieu ou un état inconnus. On va du connu à l'inconnu. Avec perte et risque. L'exil participe donc du jeu. JE-U. S'exiler c'est se mettre en jeu. Mouvement nécessaire, vital. L'on ne peut vivre sans connaître une succession d'exils Et l'amour est un exil, comme la mort. Aimer c'est se mettre en exil, c'est sortir de soi pour aller vers l'inconnu, c'est quitter sa maison pour aller s'installer ailleurs. L'acte d'amour même, je veux dire le rapport sexuel, par son rythme, par la trivialité de son va-et-vient, traduit cette nécessité du mouvement et cette mise en exil. Il y a soi et l'autre, l'identité et la différence, il y a ici et ailleurs, le connu et l'inconnu, d'où l'on vient et où l'on va; il y a ainsi ce qu'on laisse derrière soi, ce qu'on perd, ce qu'on donne en fait ou ce qu'on risque quand on va ailleurs, et ce manque qui nous suit ailleurs. Sans cesse partagé entre deux amours, ici et là-bas, queue et trou. Ainsi toute rencontre, toute véritable rencontre, est un exil : perdre un peu de soi et se perdre dans l'autre, l'inconnu. Il semblerait donc que pour vivre, on a besoin de deux amours, le lieu d'origine et le lieu de devenir, sa patrie et un reste du monde, "mon pays et Paris", comme chantait Joséphine Baker, et passer sans cesse de l'un à l'autre. Pour vivre, on a besoin de sortir de soi, de chez soi, pour pouvoir revenir chez soi, à soi; se perdre pour se retrouver; pour vivre, on a besoin de s'inscrire dans le rythme et de connaître l'exil. Un exil momentané; l'exil permanent devenant mort. Tout semble finalement se passer comme si nous étions condamnés à assumer une perte, plusieurs pertes, et à passer sans cesse d'un exil à l'autre. Il est des exils heureux ou douloureux, mais l'exil est nécessaire à la vie, au développement de l'individu et à la perpétuation de l'espèce. L'un des exils qui nous guette avec force est l'exil dans l'absurde, cette perte du sens, et de tout sens à l'existence; alors nous nous raccrochons à ce qui pourrait nous donner sens à la vie; quand cela même qui nous donne sens nous offre aussi la mort; car à y réfléchir, se vautrer dans le sens c'est être d'une certaine façon "chez soi", dans l'identité, dans le confort… proche de la mort. C'est alors que s'éloigner parfois du sens, être en dehors des "cales", sortir de la route, s'abandonner, se perdre, perdre connaissance, rêver, nous aide à nous maintenir en vie. Et l'angoisse du poète et de l'artiste vient pour beaucoup de ce que le monde lui semble être un pays étranger, de ne se sentir ni d'ici ni de là-bas, mais définitivement exilé sur le fil de cet entre-deux qui marque son écart au "soi" commun et son incapacité à être "dedans", sa difficulté à vivre. A croire que cet exilé aura su conserver intacte cette sensation première observée au moment de sa naissance. Aussi n'est-il pas exagéré de penser que le poète est en quelque sorte un intégriste, un exilé permanent, un point mort, un point aveugle, un non-lieu. Qui ne retrouve vie et patrie que par l'assomption de sa langue, de sa vision, de sa poésie. Incapable de s'inscrire dans le rythme commun, il crée son propre rythme, sa danse, pour se maintenir en vie.

CD-E : Sur le plan esthétique, il y a une pléthore d'images liées au sexe frisant parfois la pornographie, le grotesque côtoie le sublime. Pourquoi cette architecture textuelle? Est ce pour des raisons utilitaires (rires!)

M.Z. : D'abord j'imagine très mal l'art sans le sexe; l'art comme la vie prennent leur source dans le sexe. Et de même que le rythme fonde la vie, de même le rythme fonde l'art; les différences s'y côtoient et s'allient. Et tout comme le vide met en lumière le plein, la présence de l'ombre donne toute sa force à la lumière. On dit dans la Genèse que Dieu créa les cieux et la terre. "La terre était informe et vide; il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit: "Que la lumière soit !" Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres." Ca c'est pas moi qui le dis, c'est la Bible, un de nos plus grands classiques. Le propos est clair et montre que même Dieu et les auteurs de la Bible ont largement tenu compte du rythme: Dieu(plein)/ vide; Dieu (lumière)/ténèbres, etc., car il n'est pas de plein sans vide et de lumière sans ombre. Et pour qu'il y ait du "sublime", il faut du "grotesque". Je vois mal les choses autrement. Comme dit si bien Henrich Heine, "L'amour c'est une étoile sur un fumier". Et à ceux qui voudraient peindre et ne voir dans la vie que du "sublime" ou même que du "grotesque", c'est faire acte de mensonge, d'aveuglement, d'escroquerie et de totalitarisme. Et tout comme l'eugénisme guette l'homme, de même l'eugénisme corrompt l'art, la perception de l'art et de la vie. Il fut ainsi un temps où l'on reprochait aux romanciers du XIXème siècle de "trop longues" descriptions de la nature entre deux séquences d'action, oubliant que c'était ces descriptions mêmes, ces plages de silence, qui donnaient toute leur force à ces moments d'action. Toujours le plein allié au vide. Il n'est pas de trou sans queue et de queue sans trou, l'un contient l'autre. C'est aussi simple que ça: vous prenez un trou, vous le regardez, vous le retournez, et vous voyez une queue. Dans un très beau film que j'ai vu il n'y a pas longtemps, un film coréen, "Ivre de femmes et de peinture", il y a un passage où l'on voit un maître initier le jeune peintre aux secrets du rythme. Et c'est ainsi qu'il lui explique que pour donner toute sa vigueur et sa présence au trait noir, il devrait l'entourer de deux traits beaucoup plus pâles. Car au commencement était le sexe. Qui introduit la diversité et l'ouverture. Si je ne me trompe, c'est bien par le sexe qu'on respire et qu'on parle. Comme qui dirait, tant qu'il y a de la fille il y a de l'espace. Et tant qu'il y a de l'espace il y a du mouvement, c'est à dire la vie.

CD-E : Le lyrisme et la subversion vont de pair dans votre inscription. Pouvez- vous nous définir votre écriture plurielle(éthique et esthétique) ? Vous parlez d'un jeu, d'une aventure, avec en prime ces grandes figures égyptologiques.

M.Z. : Ouais…J'ai déjà plus ou moins parlé de tout ça: la subversion, l'écriture, le jeu, l'aventure, etc. Je ne ferai que me répéter, plus ou moins. Ou alors ça prendra des heures et des heures.

CD-E : Avec cette prolifération d'images, on a parfois l'impression qu'on est dans un fourre-tout. Pourquoi ce souci du détail? Avez-vous eu des influences littéraires, les romantiques? Victor Hugo par exemple?

M.Z. : Un fourre-tout …? Ecoutez, là je vous arrête tout de suite. D'abord je ne considère pas qu'un détail soit un détail; je veux dire qu'un détail ça compte, ça agit sur les autres détails, c'est pas qu'une simple compilation. Les détails se parlent, se répondent, ils agissent les uns sur les autres et sur l'ensemble. Qu'on retire par exemple cette "tache jaune" qui a tant fasciné Proust dans le célèbre tableau de Vermeer ou qu'on ajoute des points ou des croix, ou simplement un point, sur un Matisse ou un Picasso, tout le tableau en est changé. Alors un détail c'est jamais simplement un détail, ç'a son importance et ça participe à l'organisation de l'ensemble. Cependant quand on peut retirer un détail comme vous dites sans que l'ensemble n'en soit affecté, c'est que le détail était de trop, en tout cas pas nécessaire; à l'inverse, il m'arrive quelque fois d'enlever un mot ou même une syllabe et de très vite m'apercevoir quelques lignes ou pages plus loin ou tout à la fin que l'ensemble en est déséquilibré, bref que ça ne va pas, ça dissone. C'est comme en musique, vous faites une note, ça agit sur les notes qui ont précédé, sur les notes qui vont suivre et sur tout le morceau. Donc on ne peut pas dire qu'une note c'est un détail, un simple détail. Oui, écrire c'est difficile, c'est de la magie dans laquelle on se sent tout petit. Les mots arrivent quand on dort, puis quand on se réveille pour les attraper, ils s'échappent comme une envolée de rêves; et quand on a la chance d'en saisir un, on est bien content. Pour ce qui est de mes influences littéraires, j'en ai certainement eues, mais je ne saurais les déterminer. Peut-être Céline qui m'a appris pas mal de choses intéressantes, Baudelaire, sans parler de Genet et sa prose racinienne, Aimé Césaire bien sûr et Rabelais qui a quelque chose d'un Africain comme Picasso, mais sûrement pas Proust qui me tombe toujours des mains… Parfois je me demande si c'est vraiment un écrivain, Proust, du moins un écrivain tel que je l'entends, c'est à dire un musicien aussi. C'est quelqu'un de très intelligent, ça c'est sûr, d'une sensibilité d'extra-terrestre, et des analyses étourdissantes de finesse; en revanche, quant à ce qui est de l'écriture même, c'est à bâiller, il ne sait pas ce que c'est que le rythme, c'est vraiment l'anti-Céline, de quoi se poser des questions, et je me pose sérieusement la question de savoir si Proust est un grand écrivain comme on aime à le prétendre. Victor Hugo c'est autre chose. Je l'ai lu presque entièrement mais je ne crois pas qu'il m'ait autant marqué que beaucoup d'écrivains russes ou américains. Quant à la littérature franco-française actuelle, je ne m'y attarde pas, c'est nul… enfin je veux dire que c'est pas puissant, plutôt papillon, au mieux plaisant, à part peut-être Blanchot, Quignard, Calaferté et quelques autres dont Houellebecq et, bien sûr, Bernard-Marie Koltès que je mets tout en haut et dont l'écriture dramatique est d'une poésie puissante et poignante ; à côté de lui je me sens vraiment tout petit et c'est avec plaisir que je m'en laisse guider.

CD-E : Votre langue est prestigieuse et lascive à la fois, vous n'utilisez pas les "tropicalités". Pourquoi? Mais il y a une sublimation de l'art tout en alliant avec raffinement un côté didactique. Comment arrivez-vous à un tel équilibre? Est-ce un renouveau littéraire de la part de notre poète dramaturge?

M.Z. : Je suis né sous les tropiques, mais les "tropicalités" je sais pas trop ce que c'est; et si je ne les utilise pas c'est que ça ne participe sûrement pas de mon histoire et de mon univers. Je ne sais pas trop qui je suis, à part le fait de savoir d'où je viens et le sentiment d'être écrivain, mais une chose est sûre c'est que je fais avec ce que je suis et avec ce qui me vient naturellement. Et quand j'écris je ne cherche pas à "utiliser" quelque chose mais à trouver ce qui rendrait au mieux mon propos, ma pensée, ma sensation, mon sentiment. En fait quand j'écris je préfère ne pas penser, mais m'abandonner. Donc je ne pense pas, j'écris. Ca me réussit mieux, j'ai l'impression.

A côté de ça, il y a bien sûr la cuisine interne, équilibrer par exemple les masses, les faibles et les fortes, la musique, se rincer les oreilles, laisser aller son poignet le plus relâché possible, suivre sa respiration, ne pas se censurer sous prétexte que… etc. Bref, éviter de penser. Plus justement, éviter de réfléchir. Et quand c'est fini, je ne me sens pas vraiment responsable de tout ce qui a été écrit, encore moins de la perception qu'en ont les lecteurs. Il m'arrive d'être persuadé que c'est pas moi qui écris. Je ne suis qu'un passeur. Alors la sublimation de l'art, le raffinement et autre côté didactique, je m'en tape un peu. Et si c'est vraiment là, je n'y suis pour rien, je ne fais pas exprès et je ne le recherche pas spécialement. De toute façon l'art n'a pas besoin d'être sublimé, il se suffit comme ça, et c'est immense. Comme dit Baudelaire: "Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage, l'art est long et le temps est court."

CD-E : Avez-vous d'autres projets?

M.Z. : D'abord faut que je termine la pièce commencée il y a trois ou quatre ans, "Le joueur, le vide et son double". Je viens d'ailleurs de recevoir une bourse du CNL (Centre national du livre) pour cela. Je dois aussi aller faire un tour en Afrique, au Cameroun; ça me fera tout drôle après trente ans, mais c'est devenu nécessaire. C'est le moment ou jamais, et ainsi en profiter pour me familiariser avec les mythes africains, il n'y a qu'avec ça que je pourrai passer à l'étage au-dessus et accéder enfin à cette conscience supérieure à laquelle j'aspire depuis longtemps. C'est pas ici en France et en Occident que j'y arriverai, j'en ai maintenant la conviction. Entre-temps il y aura eu la publication de ma pièce "La danse du pharaon " chez Actes Sud-papiers. Un événement que j'attends depuis vingt ans. Puis il y a d'autres pièces, moins importantes sans doute, mais que j'ai hâte de voir sur scène.

CD-E : A quand votre prochain ouvrage ? Traiterez-vous de l'immigration ?

M.Z.  : Mon prochain ouvrage sera vraisemblablement un roman. Mais c'est pas moi qui décide. Il n'empêche que j'ai vraiment envie de me remettre au roman; et ce sera certainement après l'Afrique. Je n'y parlerai pas de l'immigration pour la simple raison que l'immigration ne m'intéresse pas tant que ça, je n'ai jamais eu l'impression de parler de l'immigration dans tout ce que j'ai écrit jusqu'à maintenant. Mon goût me porterait plutôt vers l'émigration. En fait je parle des gens qui vivent en Europe, en France, des Blancs, des Noirs, des Jaunes, des Verts, des Rouges, etc., et des rapports entre tout ce joli monde. J'essaie de parler de l'Autre, la seule question qui m'intéresse vraiment. Et la seule véritable question, à mon sens.

CD-E : Je vous remercie Marcel Zang

M.Z. : C'est moi qui vous remercie de m'avoir posé toutes ces questions, dont les vraies réponses sont sûrement ailleurs.

  1. Cécile Dolisane-Ebossè est docteur ès- Lettres et spécialiste des littératures féminines africaines et antillaises. Elle est également chercheuse associée au Laboratoire «Diasporas» sur les questions d'identité à l ‘université de Toulouse- le Mirail.

Viré monté