Dans un album d’esquisses de Pitot, célèbre graveur et lithographe mauricien du XIXe siècle, existent deux planches naturelles particulièrement maîtrisées. L’une se trouve légendée “bois damier” et l’autre, “cœur d’amande”. On peut ainsi être frappé par l’interprétation linguistique de l’auteur ramenant deux noms de végétaux à sa propre culture, cela par simple interprétation phonétique idiosyncrasique. Tout le monde à Maurice connaît en effet le badamier (du hindi “badam”) et la cardamome (de la chaîne de montagnes bien connue). Après cette modeste et banale découverte il me fut donné de plus en plus souvent de constater dans la langue créole, l’existence de véritables paronymies interlingues, nombreuses et, le plus souvent, d’ordre inconscient.
Ces paronymies ont déjà été décrites mais, d’une part, jamais systématisées, et d’autre part, toujours rapportées à une seule langue, le français, considéré comme “langue-base” ou “langue-mère”. Ainsi, de nombreux mots malgaches furent par exemple, francisés, lorsque les colons les intégrèrent à leur lexique, de telle sorte que nous possédons des traces visibles ou écrites de ce vécu lexical.
Les manuscrits d’époque mentionnent ainsi des “nattes”, des “saisies, des “pieds la fourche”, des “brèdes songes”, tous mots orthographiés à la française, n’hésitant pas à incorporer des vocables étrangers dans un glossaire spécifique, mais en leur donnant un passé étymologique aussi reconstruit qu’imaginaire. L’hypothèse qu’il conviendrait d’examiner est celle, logique, qui voudrait que ce qui advint aux colons dans leur incorporation interprétative du malgache eut sans doute lieu aussi de la part des esclaves vis à vis du français, de sorte que seul un ethnocentrisme inconscient et un manque de traces écrites ont dû empêcher la perception de l’existence de sous-jacences bossales aux langues et lexiques créoles.
Etant donné l’importance de ces paronymies interlingues, le plus souvent insoupçonnées, trahies par l’exception de quelques traces écrites ou la présence encore audible de processus de transformation phonétique (un “godon”, qui vient du hindi “godam sera vécu “go-down” par un locuteur anglophone, “hand-fellow”, prononcé “enflé”, se verra ainsi investi d’une véritable musculature audible par un francophone, “cash”, qui vient de la “casse” indienne, subdivision d’un fanam, se trouvera aujourd’hui totalement anglicisé dans une parfaite logique mercantile internationale. Le “kouloupa” malgache deviendra le “court pas” français, et ainsi de suite.1)
Ainsi pourrait être conçue une théorie universaliste des acquisitions linguistiques, à savoir que, se remémorer de simples mots ne peut se faire qu’à l’intérieur d’un système de sens, réel ou reconstruit, conscient ou pas, en tout cas indispensable aux apprentissages et à l’élaboration commune d’une nouvelle langue, le créole.
Ces paronymies existent déjà à l’intérieur d’une même langue et remplissent nos soi-disant approximations lexicales, elles font sans doute partie de stratégies universelles d’apprentissage. Dans le cas de l’apprentissage d’une seconde langue, ou de la construction inconsciente et collective d’une nouvelle langue, les paronymies deviennent essentielles et s’intègrent à la rencontre de l’altérité dans le seul désir de bâtir du commun2.
Dès lors, dans le cas des langues créoles, considérer tout changement phonétique comme la seule approximation d’une langue-base ou langue-mère peut être considéré comme une véritable incompréhension des processus universaux qui sont à l’œuvre et qui, au contraire, trahissent une situation interlingue pleine de stratégies paronymiques de compréhension réciproque. Un véritable ethnocentrisme a jusqu’ici empêché de considérer le changement interlingue comme un système intégrant les langues bossales au même titre qu’une soi-disant “langue-mère”.
L’oubli et le camouflage des symptômes paronymiques interlingues en tant que simples erreurs d’approximation fait en définitive partie intégrante d’un crime visant à nier la pluralité fondamentale des origines. Le lignage monolingue établi, c’est la thèse d’un anéantissement linguistique qui prévaut, similaire à la conception historique erronée des années soixante visant à enfouir les nombreuses révoltes et tentatives de marronnage qui témoignaient pourtant d’une authentique résistance et d’une dynamique de lutte bien réelle parmi les esclaves. Aux yeux des linguistes, la plupart issus eux-mêmes ou locuteurs d’une langue d’origine coloniale, le métissage lexical n’avait jamais existé. La plupart se cantonnant généralement à opérer le simple récolement des mots dont la phonétique même ne permet aucun doute sur leur origine extra-française et omettant par cette démarche toute possibilité d’envisager la langue créole en termes de mixité lexicale contenant nécessairement des étymologies plurielles et croisées, en deux mots, des paronymies interlingues.
Les langues bossales devinrent de ce fait de véritables langues filigranées, rendues quasi-invisibles, ne subsistant plus que dans la seule tentative parfois trop visible de les réduire à néant.
Dès lors que cet oubli actif est rendu perceptible et se voit envisagé au grand jour, c’est une véritable théorie psychanalytique qui, seule, pourrait parvenir à expliquer l’ensemble d’une tentative historique d’occultation d’un crime.
La théorie freudienne, en tant qu’elle permet de comprendre un mécanisme d’oubli et permet de lui attribuer une valeur fondamentale de refoulement, peut aider à mieux percevoir l’immense travail de deuil qui n’a jamais pu se faire. Les relations entre le français et le créole furent de ce fait vite entachées de nombreux quiproquos.
Ainsi, Camille de Rauville en son temps, voulut collecter un véritable “Lexique des mauricianismes à éviter”3, déclarant :
«...Si le français reste la langue de contact, ses usagers sont conduits sans cesse vers des impropriétés et des expressions, propres au pays, et d’ailleurs pittoresques, qui s’y incrustent et maintiennent la “pensée” dans des sillons où elle piétine, où elle détériore à la fois la langue et la pensée elle-même.»...
«Afin d’apaiser d’éventuelles susceptibilités, peut-être faut-il préciser que le présent “lexique” ne s’adresse pas aux personnes qui ont dépassé une certaine moyenne dans la correction du langage. Par contre nous pouvons aussitôt ajouter qu’il sera indispensable dans toutes les familles mauriciennes, de toutes descendances et de toutes classes de la société, puisqu’on entend couramment des jeunes gens, et des gens moins jeunes, de “bonne famille” (de toutes les classes et de toutes les descendances encore) parler le patois entre eux, entièrement ou en partie. Et cela alimente ces impropriétés qui ont fini par contaminer le langage de gens par ailleurs instruits: les exemples foisonnent, hélas! dans la conversation courante et se glissent jusque dans la presse et à la radio.»
L’oubli des langues bossales et la construction d’un pedigree référentiel du français firent partie d’une masse d’écrits péjorants à l’égard du créole. Sans compter l’aspect parfaitement illogique qu’il y avait à considérer la culture et la civilisation créole comme fondamentalement métissée, et, à l’inverse, le lexique, toujours ramené paradoxalement au seul vocabulaire français. De la bossalité considérée comme un tabou, l’enfouissement inconscient d’un crime contre l’humanité, la négation d’une identité dès lors devenue schizoïde et inacceptée, une aliénation.
Tout un parallèle intéressant pourrait donc être fait entre la théorie du “lapsus lingue” telle qu’elle se trouve décrite par S. Freud dans son ouvrage Psychopathologie de la vie quotidienne et la véritable scotomisation de l’Histoire que constitue le processus d’etymologisation monolingue du créole, sans cesse ramené au français “langue-mère”. Véritable théorie révisionniste, à nos yeux, cette tentative linguistique d’étymologisation falsificatrice s’inscrit dans la tentative de créer l’ histoire d’un continuum fictif, niant le fait qu’au contraire, la société créole se fonde sur l’idée d’une rupture et d’un arrachement identitaire.
Nier cette rupture fondamentale et principielle, originelle, c’est créer un refoulement qui, à l’image du souvenir/écran de la théorie freudienne, crée un véritable étymon/écran, enfouissant au plus profond le crime porté à notre part de bossalité et bâtissant de toute pièce le complexe de la diglossie.
La théorie d’un rapport totalement œdipien à la langue française n’est pas imaginaire, celui-ci s’avère parfaitement vécu par les victimes, qu’il suffise d’en citer deux exemples parlants, le premier s’attachant volontairement à dénigrer l’un des ouvrages de l’auteur de cet article:
«... Emmanuel Richon, le plus ardent actuellement des nouveaux convertis à la théorie d’un kreol presque né par parthénogénèse, d’une vierge fécondée par aucune autre langue et surtout pas par l’abominable français fleurant l’esclavagisme, ...»4.
«Le destin du créole serait donc comparable à cet enfant, qui se croyant devenu trop grand et fort, décida de tuer sa mère nourricière mais une fois cette dernière disparue, privé d’aliment, il meurt à son tour.5»
Par cette illusion du continuum, le créole ne devint plus qu’approximation d’une langue-mère, dans une véritable conception œdipienne de la langue référence investie elle-même d’une aura, au sens où W. Benjamin utilisait ce mot, et empêchant définitivement aux protagonistes de donner à la langue créole toute indépendance et toute souveraineté (éducation, officialité, littérature, ...), la cantonnant le plus possible dans les contre-allées d’une francophonie parfois en mal d’exotisme, ce que cette langue ne fut pourtant jamais.
La grâce du français, en tant que vérité transcendante, réside d’ailleurs avant tout dans son “originarité” supposée. On extrapole ce qui est authentique en tant que signification véritable de chaque mot, sur la base d’une instance supérieure extérieure. Le mot créole, régressant à son origine, se remplit d’un «plus» d’origine et conquiert l’apparence d’une plénitude sans distance et sans faille, où l’origine elle-même devient ce «plus», ce supplément qui subjugue, la marque d’un pedigree. Chaque mot français se revêt ainsi d’une estampille, celle d’une illusion, pensée endurcie de l’origine, de quelque chose de plus haut, de plus noble, de plus vrai, de plus pur, de plus exact. Une référence constante crée une ipséité séparée qui devient quelque chose d’extérieur au sujet parlant.
Le créole se trouve relégué de manière quasi névrotique, dans une véritable dynamique asymptotique qui vise à sa francisation, jusqu’à se fondre par défaut dans un tout plus vaste, frôler le français.
Sigmund Freud lui-même n’a jamais cantonné la psychanalyse à l’étude de cas individuels, quand bien même serait attribué à chacun d’entre eux un caractère universel. Au contraire, le théoricien a toujours élargi le champ d’investigation possible à la société en son ensemble justifiant le rapprochement osé fait ici.
Sous cet angle, la langue créole figurerait au contraire comme un exemple de libération linguistique collective. «C’est ainsi que les “souvenirs d’enfance” acquièrent, d’une manière générale, la signification de “souvenirs écrans” et trouvent, en même temps, une remarquable analogie avec les souvenirs d’enfance des peuples, tels qu’ils sont figurés dans les mythes et les légendes.»6... «La civilisation repose sur les refoulements opérés par des générations antérieures et que, d’autre part, à chaque nouvelle génération incombe la tâche de maintenir et de conserver cette civilisation, en s’imposant les mêmes refoulements.»
En quelque sorte, mourir ou parler. Ce n’est pas moi qui parle lorsque je parle, c’est moi m’adressant à autrui. Parler signifie qu’on n’est pas seul. Les paroles sont plus que la pensée. Elles sont déjà, par rapport à elle, une sorte de réel. D’ailleurs, la pensée ne précède pas le langage, elle est au contraire donnée par lui. En même temps que le langage transforme le réel en notions, il les soumet à l’examen. Le langage ne réussit à être qu’en se servant de ce qui peut, grâce à lui, s’élaborer de commun entre ceux qui communiquent. Egalement, parler a un effet thérapeutique, que la psychanalyse a elle-même su déceler et utiliser. Parler m’apprend qui je suis, ce que je veux, ce qui me manque, mes moyens, ce que j’attends des autres, de la vie. C’est une sorte de domination sur moi, de liberté. Ce qui définit notre parole, c’est qu’elle est libre, c’est que nous pouvons dire n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment, à n’importe qui, lorsque nous n’avons pas peur. On ne parle qu’en imposant le silence à la foule des démons qui sont en nous, en les soumettant à un ordre. Parler, donc, c’est avoir pris parti.
Dans le contexte esclavagiste où le créole se crée, il convient là de comprendre que le langage est l’apanage du maître, du seul maître et non celui de l’esclave qui n’a pas le pouvoir de parler. Il y a celui qui détient le pouvoir de nommer et il y a ce qui reçoit passivement le nom (même si “cela” parle, tel l’esclave …). Le langage est instrument de gouvernement, l’ordre d’en haut doit s’imposer au désordre d’en bas, il faut un monde vrai au dessus du commun, supra-sensible, meilleur, parfait, celui de la langue. Ce droit de nommer n’est autre que le versant linguistique du droit de s’approprier.
Nous comprenons mieux pourquoi une telle hiérarchie lexificatrice dans le pouvoir de nommer, aussi inscrite dans les habitudes et les consciences a pu laisser durablement des séquelles dépréciatives ou exclusives. A qui appartiennent les mots? Qui les a créés? Qu’a-t-on le droit de nommer? Qui détermine qu’une langue a le statut de langue? … Autant de questions dont les réponses éventuelles ont induit des conséquences néfastes durant plus de trois siècles.
Contre cette version d’une origine lexicale monolingue du créole, que nous considérons comme un mensonge et un crime, il est plus que temps de rétablir non pas «la» vérité, d’être dans le vrai (l’etumos exclusif), mais d’orienter les recherches vers des zones demeurées complètement inexplorées, ce qui en soi, constitue déjà un scandale.
En 1905, Ussol écrit dans la revue Haïti littéraire et sociale:
«La littérature haïtienne ne peut et ne saurait être qu’un dérivé du grand courant français…[car] notre langue est française, françaises sont nos mœurs, nos coutumes, nos idées; qu’on le veuille ou non, française est notre âme.»
Raphaël Barquissau, Réunionnais, notait en 19227 :
«ne faites pas du patois votre langue habituelle; né de l’esclavage, il en garde la trace, il corrompt l’esprit de ceux qui veulent, qui doivent être l’élite. Bon pour un conte, il dégrade une conversation. Souvenez-vous, là comme ailleurs, que le vrai Créole est avant tout un Français.»
Notons à ce propos, la signification inconsciente assénée constamment et dès le plus jeune âge à chaque locuteur créolophone, chaque détracteur se gaussant à grands coups de «patois», ce qui, transposé en créole, a le redoutable pouvoir de glisser chaque fois subrepticement un message inconscient et presque subliminal, celui du «pas toi» local, véritable fabrication de la diglossie et au plein sens du terme, de la dys-lexie.
L’impression vécue devient alors que cette langue n’est pas une langue en tant que telle ou n’est qu’une langue honteuse, un simple «langage8» qu’il conviendrait de dissimuler et dont, d’ailleurs, l’essentiel des mots proviendrait du lexique français, dont les mots ne seraient plus «les nôtres», mais ceux d’ailleurs, ceux de l’autre.
Le véritable travail de deuil sur la langue, qui aurait dû se faire, ne l’a jamais été, n’a jamais été possible, les couches archéologiques de la langue créole n’ayant pas été explorées. Sous le lexique, c’est la même histoire sociale qui a eu lieu et le grand crime de l’esclavage trouve au sein de la langue ses exacts corollaires. Un crime a été pratiqué qui a laissé des traces et un deuxième crime a suivi qui a consisté en la négation et la disparition du premier.
La lexicologie n’a pas échappé à cet épouvante, au contraire, elle a tellement apporté de pièces à cette disparition que le continuum, même fictif, avait semblé reconstitué où la langue du maître trouvait là sa primauté indiscutable et d’ailleurs indiscutée.
Face à ce crime, rappelons simplement la conclusion de S. Freud à sa célèbre étude:
«il est bon qu’on sache
aussi que tout ce qu’on considère comme oublié ne l’est pas.»
Notes
- Je renvoie ici le lecteur à mon ouvrage “Langaz kreol / Langaz maron”, où les exemples sont abondamment présentés.
- Je renvoie ici le lecteur au livre d’A. Valdman, Le Créole, Structure, statut et origine, éditions Klincksieck, Paris, livre qui évoque une possible origine du créole dans les stratégies universelles d’apprentissage d’une langue seconde, sans aborder toutefois l’aspect lexical, se cantonnant aux considérations syntaxiques et grammairiales, notamment la conjugaison créole, tellement particulière.
- Paru en 1967 à Port-Louis
- Gilbert Ahnee, éditorial du journal Le Mauricien.
- Benjamin Moutou, Les Chrétiens de l’île Maurice, Best Graphics Ltd, 1996, Port-Louis.
- Psychopathologie de la vie quotidienne, éditions Payot, p. 56
- Dans Une Colonie colonisatrice, St. Denis.
- Au sens français du terme.
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