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Derrière les voiles*

Mourad Yellès
Université de Paris 8

 

 

 

 

 

 

 

 

* Texte publié en préface à la pièce de Daniel Boukman La Véridique histoire de Hourya, publié pour la première fois par les éditions New Legend (Paris, 2001). Réédition par les éditions Ed. L'Harmattan (Paris, 2005).

LA VÉRIDIQUE HISTOIRE DE HOURYA

"Préface", dites-vous?… Pour quoi faire, quand l'œuvre est là qui nous attend, grave et solennelle, déjà bruissante au détour de la page ou à l'orée de la scène? Ce n'est certes ni le lieu ni le moment de faire ici le procès d'une pratique littéraire mais force est de reconnaître qu'une préface est un exercice pour le moins périlleux qui ne fait souvent que retarder l'instant décisif de la rencontre et risque même d'en dénaturer le sens. J'ai cependant la faiblesse de croire qu'en l'occurrence, les quelques lignes qui vont suivre et que me dictent tout à la fois l'amitié et l'urgence pourront peut-être servir…

Si j'ai accepté de mêler ma voix au chœur des Bêtes, Compagnons et autres Comédiens qui peuplent la pièce de Daniel Boukman, si j'ai tenu à revêtir pour quelques instants le costume du Préfacier (ce double clandestin du Présentateur ou du Bonimenteur de la comédie), c'est d'abord parce que La Véridique histoire de Hourya est quelque part mon histoire. Celle d'un enfant de la liberté1. Cette liberté retrouvée un certain matin d'été 1962 à Tlemcen, au milieu des cris et des larmes, de la joie et de la tristesse. Cet enfant que je fus découvre ce jour-là une nouvelle lumière dans les yeux des adultes, une nouvelle douceur dans les gestes et les regards, une immense tendresse qui réconcilie les hommes de cette terre meurtrie avec un bonheur si longtemps inaccessible. Car on ne redira jamais assez (surtout par les temps oublieux qui sont les nôtres) quelle somme de souffrances, de violences et d'humiliations le peuple algérien — hommes, femmes, enfants, ruraux et citadins, jeunes et vieux — a du subir pour enfin arracher son indépendance. Comme le rappelle notre grand Fanon: «Cette guerre a mobilisé le peuple dans sa totalité, l'a sommé d'investir en bloc ses réserves et ses ressources les plus cachées. Le peuple algérien ne s'est pas donné de répit, car le colonialisme auquel il est confronté ne lui en a laissé aucun. La guerre d'Algérie, la plus hallucinante qu'un peuple ait mené pour briser l'oppression coloniale»2.

On imagine bien que cette référence fanonienne n'est pas fortuite. Outre son «hallucinante» actualité, elle est, dans notre cas, incontournable. D'abord, — faut-il le rappeler? — en souvenir d'un engagement politique exemplaire. Confronté au drame colonial algérien, Frantz Fanon comprend, comme Daniel Boukman lui-même et tant d'autres "compagnons de route", "porteurs de valises", militants célèbres ou anonymes, qu' «il arrive un moment où le silence devient mensonge» (Lettre au Ministre Résident, 1956). Ce poète incandescent, ce psychiatre et sociologue brillant décide alors de tout abandonner pour rejoindre la cause du peuple, de son peuple en lutte.

Ensuite, s'agissant de La Véridique histoire de Hourya, il y a ce sombre personnage — le Sociologue — qui intervient à plusieurs reprises dans la pièce pour nous rappeler cette évidence trop souvent esquivée : à travers ses élites, une certaine science s'est irrémédiablement compromise dans les labyrinthes souvent sanglants des Services de l'action psychologique française (pour ne citer que cette officine de triste mémoire). En effet, comme l'écrit Fanon : «C'est à partir des analyses des sociologues et des ethnologues que les spécialistes des affaires dites indigènes et les responsables des Bureaux arabes coordonnent leur travail»3. C'est d'ailleurs autant pour dénoncer les perversions de la science "colonialiste" que pour ouvrir la voie à une véritable "rupture épistémologique" que Fanon choisit d'intituler Sociologie d'une révolution son essai sur "L'an V de la révolution algérienne" (1959).

Il se trouve que c'est précisément dans ce remarquable travail que Fanon propose une étude sur l'évolution de la condition féminine en situation coloniale à partir du cas algérien. Inévitablement, la question du voile se situe au centre de la problématique libération/acculturation qui mobilise déjà à cette époque la majeure partie de l'opinion publique et des élites algériennes. En effet, dans un contexte de domination étrangère et s'agissant d'une société profondément musulmane depuis des siècles, le fait que "L'Algérie se dévoile" — pour reprendre le titre de Fanon — ne va pas de soi. Le dévoilement est alors synonyme non seulement de trahison mais aussi d'hérésie et de péché. L'abandon du voile dans une démarche mimétique (celle que caricature le chœur des «Émancipées» et «Décomplexées» de la pièce) est surtout une véritable bombe à retardement, une machine infernale dont le Sociologue espère justement qu'elle fera «(…) exploser les murailles de la tradition. Il ne s'agira plus alors, messieurs, que de s'engouffrer et d'occuper la place-forte… Bien sûr, c'est un travail de longue haleine, mais efficace, messieurs! Croyez-en mon expérience! … Ayons leurs femmes, le reste suivra!».

Il ne saurait être question de se livrer à une banale lecture sociologique de la pièce de Daniel Boukman. Même "engagée", comme c'est manifestement le cas ici, ce serait lui faire grand tort que de réduire, voire d'oublier la part fondamentale et déterminante de l'écriture (et par conséquent de la visée esthétique) dans toute entreprise littéraire. D'entrée de jeu, l'habile intertexte avec La Mégère apprivoisée — procédé qui n'est pas sans rappeler cette fameuse Tempête césairienne où il s'agissait déjà, d'une certaine manière, de "dévoilement" et d'acculturation — est là pour nous le rappeler : nous sommes bien au théâtre. Mieux, au théâtredans le théâtre. Cette mise en abîme produit un effet de perspective saisissant et insère d'emblée La Véridique histoire de Hourya dans l'histoire universelle. Mais en même temps, l'œuvre nous renvoie sans l'ombre d'un doute à une Algérie des années 60 où le lyrisme des chants populaires de Hourya se conjugue tout naturellement avec l'énergie d'un discours politique aux accents souvent révolutionnaires.

De même, les interventions, pour le moins bouffonnes, de tout un bestiaire pittoresque et bigarré ne doivent pas nous tromper. Si nous sommes là dans une sorte de grande ménagerie baroque — Crapaud, Chacal, Vipère, Vautour et autres Vampires: on imagine volontiers les accoutrements, les postures, les grognements…— il s'agit bel et bien d'une allégorie. A l'évidence, cette faune stupide et venimeuse incarne les forces du Mal (lire "réactionnaires") qui persistent à vouloir déshumaniser l'humanité. Plus précisément, nous affrontons avec Hourya l'Algérienne une engeance abjecte dont la seule obsession est de priver la Femme (c'est-à-dire l'Homme et réciproquement et solidairement) de son bien le plus précieux: sa liberté.

Car ce que montre la pièce de façon particulièrement spectaculaire — et ce en quoi, par-delà les années écoulées, elle continue de me parler et de nous interpeller — c'est que le combat pour la liberté n'est limité ni à une classe, ni à une race, ni à un sexe, ni à une époque ni à un espace. L'expérience de Hourya, et à travers elle, bien sûr, celle de la femme algérienne, montre qu'un ennemi peut toujours en cacher un autre… Il n'est bien sûr pas question pour l'auteur de reprendre les analyses souvent sommaires de quelques intellectuelles acculturées et en mal d'"émancipation" (comme on disait alors). Simplement de dresser ce constat sévère mais salubre : pour une Algérienne, la violence peut venir aussi et d'abord de son propre clan, d'êtres chers auxquels on voue habituellement affection et respect.

Depuis des siècles, dans la «République des Mâles»4, ce vaste espace socioculturel qui s'étend au moins sur les deux rives de la Méditerranée, les pères, fils, frères, oncles et cousins en ligne paternelle règlent et régentent la vie quotidienne de leur "harem" ou "gynécée". Qu'elle soit d'origine profane ou sacrée (s'agissant du Maghreb, les deux sont difficilement dissociables), la subordination des femmes est un phénomène général, même si l'on peut distinguer des nuances importantes selon les milieux et les périodes. Bien mieux, ce sont les femmes elles-mêmes qui sont chargées par la tradition de reproduire les conditions de leur propre aliénation: les mères jouent ici un rôle décisif auprès de leurs filles. C'est d'ailleurs ce que fait la mère de Hourya lorsqu'elle lui rappelle ses obligations: «Prépare-toi à devenir une bonne épouse! Voilà ton seul devoir, ma fille!».

A l'image d'Antigone, Hourya est donc confrontée à un double défi: se libérer en libérant la Cité. Le problème est simple mais ses implications sont immenses. Pour se débarrasser de l'Autre-agresseur, il faut au préalable ou simultanément se délivrer du Même-dominateur et du coup changer de statut. C'est ce que fait l'Algérienne avec une aisance et une efficacité qui étonnent le Colonel: «On en trouve dans les djebels la mitraillette au poing… D'autres, comme cette Hourya, posent des bombes… Tenez! Il y a une semaine, nous en avons arrêté une qui transportait sous son voile des grenades comme breloques autour de son cou». Militante de la cause nationale, combattante dans les maquis, agent de liaison et poseuse de bombes dans les villes, voilée ou dévoilée, de toutes les façons, la femme algérienne change radicalement de visage. Dans le doute et la douleur, elle se découvre en même temps qu'elle explore physiquement un nouvel espace, celui d'une révolution dont elle contribue, chaque jour un peu plus, à étendre les frontières. Du coup, elle impose aux hommes de sa tribu une nouvelle image de la féminité: la «tourterelle», la «colombe» des chants traditionnels va se métamorphoser en cette «alouette aux ailes déployées» qui mérite désormais son beau prénom.

Dans un autre article de l'ouvrage cité plus haut, Fanon évalue l'ampleur des mutations intervenues au sein de la famille algérienne pendant la guerre. Il écrit à ce propos: «La liberté du peuple algérien s'identifie (…) à la libération de la femme, à son entrée dans l'histoire. Cette femme qui, dans les avenues d'Alger ou de Constantine transporte les grenades ou les chargeurs de fusil-mitrailleur, cette femme qui demain sera outragée, violée, torturée, ne peut pas repenser jusque dans les détails les plus infimes ses comportements anciens; cette femme qui écrit les pages héroïques de l'histoire algérienne fait exploser le monde rétréci et irresponsable dans lequel elle vivait, et conjointement collabore à la destruction du colonialisme et à la naissance d'une nouvelle femme»5. Cette affirmation exaltée, lequel d'entre-nous aurait seulement songer à la contester en ces années 60 qui virent une nouvelle Algérie se lever et grandir — comme cette «Nouvelle Maison» que bâtissent les personnages de la pièce «(…) pour les hommes et pour les femmes réconciliés»? Qui, parmi les jeunes intellectuels politisés de cette génération, aurait pu douter du caractère irréversible d'un triple processus: libération de la femme algérienne des pesanteurs sociologiques, libération de la société algérienne tout entière du carcan du sous-développement, libération du "Tiers-monde" de l'hégémonie impérialiste? L'histoire, celle que les hommes répètent dans «le bruit et la fureur», en a décidé autrement.

Ainsi, s'agissant de ce que l'on appelle encore chez nous le «statut de la femme», force est de constater et de déplorer une régression très importante. Les statistiques officielles sont ici pour le moins paradoxales, sans doute à l'image du pays lui-même. A titre d'exemple, jamais il n'y a eu autant de filles dans les écoles d'Algérie mais aussi jamais autant de femmes au chômage ou interdites de travail. Jamais le taux de natalité n'a été aussi bas (toutes proportions gardées!) mais en même temps jamais le taux de divorce n'a été aussi élevé (avec ses conséquences sociales et économiques pour la femme soumise à un "code de la famille" particulièrement rigoureux).

Dans ce contexte, l'apparition du phénomène intégriste et l'arrivée des partis «islamistes» sur la scène politique algérienne à partir de la fin des années 80 ont incontestablement accentué la répression sociale et institutionnelle à l'encontre des femmes. Si l'échec d'un pouvoir corrompu et d'une administration prédatrice est désormais patent, on ne saurait passer sous silence la lourde responsabilité de l'Occident capitaliste et de sa «mondialisation» sauvage dans la dramatique dérive algérienne. La "sainte trinité" (le Néo-Féodal vindicatif, le Fonctionnaire rond-de-cuir et le Derviche hypocrite) qu'évoquait déjà Daniel Boukman dans les années 60 a parfaitement assimilé les leçons du FMI, de la Banque Mondiale et des autres instances internationales chargées de répandre le credo libéral auprès des pays anciennement «sous-développés» mais désormais «émergents»… Ce trio infernal a en fait si bien réussi qu'il a pu mettre un pays à genoux et une société en coupe réglée : il n'y a qu'à lire certains discours ou écouter certains prêches pour s'en rendre compte et se convaincre de la gravité de ce qu'il est désormais convenu d'appeler la «crise algérienne».

Signe des temps, la problématique du voile a évolué en Algérie d'une manière que ni Hourya ni le Sociologue n'auraient imaginé. Emblème de la soumission à Dieu (Islam) mais aussi symbole de résistance à un Etat impie et à un Occident athée et hégémonique, le "tchador" (ou plus exactement le "hidjâb") importé d'Iran ou d'Afghanistan s'est ainsi retrouvé au centre des préoccupations de tous les Algériens. Le dramaturge Slimane Benaïssa en a d'ailleurs fait le sujet de l'une de ses pièces intitulée Au-delà du voile. Le troisième tableau met en scène deux personnages féminins: l'Aînée (résignée et revenue des illusions de l'Indépendance) et la Cadette (sorte de Hourya des années 90, révoltée et sensible). Les deux femmes s'affrontent sur la question du célèbre «voile islamique» mais aussi à propos du sens de la mémoire culturelle et de l'identité algériennes. La Cadette se lance alors dans un long réquisitoire et dresse un sombre tableau de la période post-indépendance: «Dopés par l'histoire, nous nous sommes saoulés d'indépendance et de pétrole. Nous nous sommes gavés d'idéologie aux hormones. Les usines tassées aux abords des routes barrent le chemin, polluent le devenir. Nous avons voulu être tout à la fois arabes, berbères, musulmans, développés, industrialisés, socialistes, modernes, ouverts, fermés…Tout! Nous sommes trop de choses à la fois pour réussir à être nous-mêmes. (…) Nous sommes une jeune nation avec une vieille histoire. La sénilité de notre histoire a fourvoyé notre jeunesse et le voile que me propose mon frère est en réalité un linceul. Moi femme, dois-je aujourd'hui porter le deuil de l'échec de certains hommes? Non. Je refuse d'avancer ainsi! Là encore, un voile en cache toujours un autre…

Périodiquement, de manière absurde et désolante, l'Algérie revient occuper la une des journaux. Les images de haine et de désolation ont même fini par effacer celles de paix retrouvée, de dignité reconquise, de bonheur en marche et d'utopies partagées. Aujourd'hui, la «Nouvelle Maison» Algérie reste encore à bâtir sur les ruines de nos espoirs perdus. Perdus? Non. Simplement en attente, en germination pour ainsi dire. Je ne peux m'empêcher, pour finir, de reprendre la belle métaphore sur laquelle s'achève la pièce de Daniel Boukman6: un jour, le grain semé lèvera et la parole du poète n'aura pas été perdue. En attendant ce jour, les femmes algériennes se battent. Beaucoup d'hommes algériens se battent aussi à leurs côtés. De plus en plus nombreux. Car il y va de l'avenir de tout un peuple, un peuple dont la longue marche vers le progrès et la liberté est certes loin d'être terminée mais qui finira par arriver à bon port — n'en déplaise aux Vautours, Chacals et autres Vampires!

La Véridique histoire de Hourya nous rappelle fort à propos que la famille, la société, l'histoire, la vie enfin, sont un seul et même gigantesque chantier dont nous sommes les artisans (le ou les architectes en chef demeurant à ce jour dramatiquement invisible(s)!). Ainsi, le chantier de l'Histoire ne ferme jamais, au risque de déplaire là encore à ceux qui se gargarisent volontiers de médiatiques (et confortables!) «finitudes». Derrière le voile, derrière tous les voiles, Hourya, saura bien trouver le chemin — notre chemin — vers la liberté et transformer «la terre, NOTRE TERRE, (en) un immense perchoir pour le chant des oiseaux».

Mourad Yelles
Université Paris 8

  1. On rappellera qu'en arabe, Hourya signifie «liberté».
      
  2. L'An V de la révolution (1959). Paris, Maspéro, 1968, p.5
      
  3. Ibid., p.18
      
  4. Pour paraphraser une formule de l’ethnologue Germaine Tillion dans son essai sur Le Harem et les cousins (Paris, Le Seuil, 1966)
      
  5. Ibid., p. 93
      
  6. Pour être plus précis, il s'agit de la deuxième version. La première s'achève sur la victoire des Bêtes: «(…) la femme à l'homme soumise pour une éternité!»

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