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Prix Athanase-David - Après l'écoute des premiers bruits...

«Je plains les poètes qui ne sont pas médecins»

 

 

Cathrenie Lalonde
Source: Le Devoir.com

12. Novembre 2011

 

 

 

 

 

Joël Des Rosiers. Photo Rémy Boily.

Joël Rosiers

Le suc de Joël Des Rosiers? Il se distille entre poésie, médecine, pensée et vie. L'homme, si occupé qu'on croirait qu'il a mille vies, redit, pour Le Devoir, son parcours d'auteur au-dessus d'un petit-déjeuner de resto, avenue du Mont-Royal. Intarissable, carnet de notes en main afin de ne rien oublier, le poète lauréat du prix Athanase-David 2011 — un des plus importants prix de la littérature d'ici — repasse, de sa voix enveloppante comme la mer, le tracé de ses propres lettres.

«Je suis né blessé aux mains lors d'une césarienne. Cette blessure m'est oeuvrée, dépiste de lui-même Joël Des Rosiers. Cette blessure inconsciente, puisque trop jeune, développe chez moi une hypersensibilité aux mots, à cette bataille pour que le mal puisse se transformer en mots.»

L'homme, on le devinerait, est psychiatre, psychanalyste actuellement en formation, et joue avec délice de la pâte humaine — qu'elle soit affective, symbolique ou cérébrale. Sa pensée chante et décortique à la fois. «Mon père faisait avec moi de longues promenades. Le son de sa voix qui disait des poèmes était couvert par la mer. C'est le premier bruit, le premier moment très précieux pour ce petit garçon qui pose beaucoup de questions, qui est déjà bibliomane et échange à Noël ses jouets contre un livre.» Cette mer, dont le son mènera plus tard au poème, c'est celle des Cayes, où Des Rosiers est né en 1951, celle de l'Haïti natal.

«Le second bruit, c'est celui de la pluie sur les tôles des toits. Mon premier poème d'enfant, je l'ai écrit à huit ans, sur cette symphonie. Le troisième bruit formateur, c'est le jazz.» Musique échappée des fenêtres, écorniflée par un petit espion dans les escaliers, qui attend que sa mère, psychologue, ait fini son boulot. Un bruit qui le poursuivra à Montréal, où Des Rosiers arrive à 10 ans. «Il y avait ce club de jazz, le Black Bottom. J'avais 14 ou 15 ans et pas le droit d'entrer, alors je restais dehors en resquillant la musique.» Jusqu'à ce que l'énorme portier, cerbère de service, lui cède un petit coin au chaud sous condition qu'il se tienne coi. «C'est là que j'apprends la langue poétique et oppressante du jazz: le tempo, le solo, l'improvisation. C'est là que je vais apprendre comment écrire. En voyant les plus grands: Miles Davis, Thelonious Monk, Sonny Rollins, Lester Young, Wes Montgomery et le génie de la batterie Tony Williams. C'est mon apprentissage rythmique.»

Et les voyages

Viennent ensuite les voyages, qui réinculquent l'amour démesuré de la langue, cette «passion charnelle, caraïbe, pour la langue française», part héritée de son père «prof de latin qui jugeait les hommes à l'aune de la grammaire». Même les études, selon Des Rosiers, le mènent à la poésie. «J'ai choisi les deux spécialités les plus difficiles de la médecine [chirurgie générale et psychiatrie] pour passer de la clinique à l'esthétique. Y'a pas eu que le jazz: Freud parlait à Mingus, Lacan parlait à Coltrane, c'était dans ma façon d'être. Et même lorsque j'écris le poème, c'est de la médecine que je fais. Chaque poème est un pharmakon, est l'espérance que la parole pourra repousser le trauma, chasser la mort, s'ouvrir à l'amour, et voilà comment la sensorialité, les sonorités et l'érotisme de la phrase auront une importance chez moi; voilà comment l'anatomie, le corps humain en seront aussi.»

Pour mener cette vie double, triple, multiple et léguée, puisque l'homme a neuf enfants, où puiser l'énergie? Joël Des Rosiers se strie d'un de ses immenses et calmes sourires: «Ça se pourrait que la fatigue soit angoissante. Un jour, j'ai arrêté tout ça, et l'année où je devais me reposer, je me suis présenté six fois aux urgences. Mon organisme ne semble pas m'autoriser au repos!»

«Maîtres à être»

Dès son premier livre, Métropolis Opéra (Triptyque) en 1987, Des Rosiers peut compter sur Gaston Miron, qui va lui donner, toujours, un coup de pouce, jusqu'à parler de lui en France. Tribu (Triptyque), deuxième opus, est déjà finaliste au Prix du Gouverneur général. Le poète est inspiré — «ses m'être, ses maîtres à être», s'amuse-t-il — par Rabelais, Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont, Baudelaire, Saint-John Perse, Édouard Glissant, Aimé Césaire, et maintenant Jude Stéfan et Pascal Quignard.

Le transportent aussi les arts visuels — Basquiat peut-être en tête — et l'architecture. «Je plains les poètes qui ne sont pas médecins, poursuit le lauréat. Je dis souvent que ce sont les médecins qui ont inventé la littérature, de Céline à Ferron, de Rabelais à Tchekhov, Aragon. Même Maurice Blanchot est neuropsychiatre et l'a caché. Même Victor-Lévy Beaulieu a voulu être biologiste. Ils sont happés, tous, en raison de cette proposition: toute souffrance est en quête de récit.» Ainsi, Gaïac (Triptyque), dernier recueil de Des Rosiers, porte le nom de la panacée de Rabelais. Et le prochain, Métaspora, sur la table, s'attardera «à la capacité qu'on a de transporter avec soi ses patries intimes, au-delà de la diaspora». Entre le poète et l'homme médecin, aucune faille. La main porte le même geste, du stylet au stylo, dans l'éternelle quête de guérison et de style. «Le poète offre autour de sa blessure une nomination du monde. Il va nommer le monde, écrivant», conclut Joël Des Rosiers.

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