Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Le livre d'Orphée

à Marie Marcelle Ferjuste
à Jean Armoce Dugé

O mon âme, n’aspire pas à la vie
immortelle, mais épuise le champ du   
possible.

                                            (Pindare)

Saint-John Kauss

hiérophante moi-même livré au vent des ablutions que colmatent autant de parcours d’exil et de fleurs éclatées en croupes avant la dissolution de l’orgasme nu en copeau à court d’océan


mâle la nuit qui happe les mots dégénérés en buée de sauvetage
et toi promise anonyme que je représente
d’éloges en guise de panacée
à l’occupant d’hier et d’aujourd’hui dérivant telle une fontaine de colombes


le doigt dans l’œil de ma langue qui brille sur les équivalences que me donne la page des voyelles unanimes aux accents de la ville inconnue


mal mon pays que j’ai quitté immense apogée des Caraïbes               mammifère où gisent l’arbre l’eau et le cri des ruelles bondées d’enfants silencieux


les Cayes             rituelle évasion de l’œil repaire avide Terre de pluie ouverte d’apostrophes moulus par nos maux                fauve douleur de mon adolescence abrégée de sourires               ce qui demeure sans faim aux passages des colons de haute mémoire


mais brutale la métamorphose de Port-au-Prince où s’articulent matins bruns de vigies d’insomnie               poètes maigres faisant la queue aux mots d’équinoxe à l’hypogée des lèvres               peintres mobiles à la clarté du Marron inconnu


Port-au-Prince ma ville sans fin à cœur ouvert sur le monde du grand Nord      visage pâle entre les continents du plaisir Port-au-Prince ma ville d’encens entre les nuages où palpitent grelots d’éclats de lutins et marmaille            où les poètes abrègent le sommeil où la poésie va vers la chance d’être possédée par la sagace des voyelles Port-au-Prince / mammifère iconoclaste sur la chevelure des nuits salées sans délai             est une libellule sans fin sillonnant la sève des sédiments de l’Histoire


vois ce mégot fou derrière l’immense bras du fleuve Artibonite fatigué de nos rumeurs échappées en syllabes floues comme cette saison aux indices inférieurs / aux articulations de l’ellipse brève au gré des heures  Mal mon pays aux saisons sans lieux ni rêves nul au feu des mers


échos à vif isolés des pages bavardes qui s’échappent de ces lieux dits / inscrits à l’encolure de nos gemmes  Vois ce poète qui vit la tête pleine de sacrifices        fou à lier les mots et les parenthèses vives d’espérance citant l’épître et les épiphanies permanentes d’éternité


n’eût été cette fleur qui bêle et qui raisonne entre la vie et l’urgence de contredire les chrysalides qui prennent racine malgré l’ultravif embargo de l’aimé promis au trône de l’infidèle  Mais vivante la rose cayenne se nourrissant de l’équipage d’errants matelots qui ont opté pour une autre solitude            équipage de fémurs mesurant la fuite des mirages


les Cayes         terre possessive en soi fragile comme personne habitant l’itinéraire des voiliers attentifs à ces métropoles d’autrefois  Terre vidée / revisitée à la limite permise multipliant arbre / eau et mulâtresses d’assaut  Terre de pluie sans artifice commanditée par la diseuse fille de l’épiphanie


mais vois ce poète et les mots qui l’habitent sans nul besoin de boire la vie en écoutant le mistral  Oui vois l’impassible Orphée vassal des mots intermédiaires au solstice majeur / définitif aux rendez-vous de l’amante et de la source


d’ennui et de faim avec pour seule histoire son pourboire et ses gestes                  le poète
insoumis aux yeux ultimes des vagues
réclame la quête nouvelle pour les enfants les rejetés de ma couleur
le poète hémophile qui poursuit dans la ville
la face cachée d’une fontaine
son côté gauche et l’érosion des mots du hasard
gobe l’haleine des morts


vois sa blessure sous la main comme la rosée éclatée en sanglots
ô identité provisoire
le poète funambule qui poursuit hors de la ville
son ombre sa femme et son miroir
gobe les voix et les mots en attente des illusions


tenir à la main les mots du manchot qui te parlait des légendes d’Erzulie et de Papa Legba            son sourire dis-je fait de blessures et de banderoles de chants Tracer les vèvès du quotidien et le tissu des femmes si pleines      ô primate poète de la jungle des éperviers muni de branches de pervenche d’armoise de sauge et d’absinthe


n’est-ce pas de détresse que meurent nos hirondelles à exorciser en y jetant du soufre du sel et de l’encens  Et dire comment l’habiter cette île  (des îles)  munie de frêne de fumeterre de marjolaine de mercuriale et  valériane au syllabaire des nuits


Port-au-Prince aux alphabets étranges tendue debout à la risée de tes yeux      ô femme Port-au-Prince à exorciser en y jetant de la résine du camphre du cinname et de l’ambre         que je mesure à chaque volée de mon silence à chaque lecture de mon missel senteur d’épices aux jours heureux des Caraïbes


cette part d’île si triste si événementielle comme une étoile haïe du silo          chant caillé de tous les océans        anneau de Gygès qui me rend si visible en invoquant son nom et la géographie des continents Port-au-Prince à exorciser en y jetant du baume du benjoin du macis et du safran                          que je conjugue à chaque souvenance de l’Areytos aimé de la reine du Xaragua              à senteur de rhum et du rocou voulu à la santé de son Cacique égorgé


mais pardon ! si je reviens essoufflé du grand Nord afin d’offrir aux quatre points cardinaux de ma clairière l’agate l’améthyste l’onyx la chrysolithe en invoquant les génies oubliés                quartier d’étoiles / temples vides / maîtresses d’eau / loas débonnaires


sept fois pardon si j’ai été amnésique à la conjonction des voix d’outre-terre        si je bâtis aujourd’hui cette injonction de ma douleur aux mille tracés de tes souvenirs Oui sept fois pardon pour les fleurettes et anecdotes contées à l’étranger         aux étrangers


n’eût été l’ancêtre rebelle qui me rappela territoires de peines et de blessures      Congo Dahomey Guinée d’hommes fouettés par le temps / gestes explorateurs des fleurs océanes / mer écartelée dans sa forêt d’eau froide qui dit à la fleur virginale les affres des tribus sacerdotales


mais au-delà des terres conquises par le langage équinoxial des vents de tous les continents jusqu’à ces jours de roses format de trèfle         il y eût aussi sifflements bots de vigies / carcasses d’anses qui buvaient la mer des archipels aux vents      flibustiers sourds sans visages et noms qui dormaient éveillés rêvant de la conquête du saphir ou du rubis          filles somnambules et frêles au profit du colon


ô temps des traversées pleines d’âmes défuntes  Ô temps des initiés munis de la lampe / de mon île          du bâton de l’esclavage et de la carpe / du colon      trois fois répétés


vois plutôt le poète et sa feuille de route            
fourbu triste trois fois ceint
debout entre le ficus et les lambeaux de cette terre des mombins
assis rue des glycines
entre la fable et les pirogues
poète des mardis-gras sans fin aux aisselles des citronnelles
à voir dis-je cette fleur d’amitié à l’assemblée des citadelles et des rivières

 

Repentigny (1996/1997)

Viré monté