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La race des grands poètes

Saint-John Kauss

13.1.2012

Personne, avant Homère, n’a pu écrire une œuvre aussi magistrale, historique et poétique que sont l’ILIADE et l’ODYSSÉE1. Nul, avant Virgile de L’ÉNÉIDE2, le prophète de Rome, n’a pu ainsi soumettre au récit le drame prophétique de tout un peuple. Personne, avant Dante3, n’a su regarder dans les  profondeurs de l’âme humaine l’immense architecture que représente le Paradis ou l’Enfer. D’aucuns diraient de Victor Hugo qu’il est un ange ou un monstre géant que rien n’égale dès qu’on se met à la lecture ou à la relecture de LA LÉGENDE DES SIÈCLES4,véritable fresque apocalyptique et surhumaine. Qui d’autre que Baudelaire5, ce poète aux vers élégants, admirables et profonds, serait, durant toute une vie, incapable de surmonter ses peines et ses malheurs, ravagé autant par les «Fleurs..» que par cet appel obsessionnel de la Mort qui lui tendait les bras. Ici nous ne parlons pas de  l’écrivain normal (ou naturel) qui ne s’oppose pas à la vie, ou qui ne recherche que l’aide palliative de l’écriture. Hexagonalement, Baudelaire aurait lancé le défi, le pari de louer et d’abuser des «Paradis Artificiels». Cette effroyable annonce publicitaire aura sonné, tel un manifeste, le glas de la vie d’autres poètes à l’état pur, hormis ceux qui mal y pensaient et agissaient déjà comme Apulée, Villon et consorts6 15. Au-delà de cette horrible métamorphose que sous-entendait le poète Baudelaire, on aurait pu noter ce décalage dans la qualité des désirs, dans l’élan propre de vivre chez plusieurs écrivains. Bon nombre de poètes ont payé de leur vie cette  mésinterprétation de l’appel baudelairien, et on y compte par dizaines, par centaines, depuis près d’un siècle, les adeptes tombés sur le champ des mots de la littérature, soit par compassion ou par excès de zèle et de maux à l’emporte-pièce.

LA POÉSIE ET LES POÈTES

Sans cesse, depuis plus de trente ans, nous avons observé ce que la poésie a fait des poètes, et ce que les hommes ont fait de la poésie. La poésie les a  vilipendés, remplis de mensonges, politisés dans l’obsession du rêve et du sexe, faits rêver comme on rêve quand on fait de la poésie. Baudelaire avait raison quand il écrivait:

                «Comme tu me plairais, ô nuit! sans ces étoiles
                   Dont la lumière parle un langage connu!
                   Car je cherche le vide, et le noir, et le nu
                                                                (Obsession)

Nous cherchons tous «le plein, l’élaboré», le raffiné dans les réflexions et dans l’accès au bonheur. Sans chaînes et sans entraves, nous aimerions poursuivre «l’espace libre et l’envergure», l’élan riche et le désir vaste et profond. L’idée qu’il existe dans la littérature française6 des poètes nobles et gracieux comme Paul Claudel  et Eluard, aussi bien que des gens simples comme Clément Marot, des malheureux et mouvementés comme Rutebeuf, des amoureux éprouvés comme Ronsard, des inspirés comme Racine et Hugo, des partisans de l’art plastique (l’art pour l’art) comme Théophile Gautier et les Parnassiens, des poètes hermétiques comme Mallarmé, des poètes maudits comme Nerval, Rimbaud et Verlaine, des adeptes de l’inconscient et du rêve comme André Breton et consorts, plonge cette littérature dans une merveilleuse complicité de forage de telle sorte que l’or pur, le métal fascinant qui donne force à la sécurité intérieure, à la profondeur de l’âme, s’y émerge dans une exaltation et une pureté quasi certaine. Nous cherchons tous, disions-nous, l’originel et l’original de ce qui peut succéder à la vie et au-delà de la mort. Cette interrogation,  par delà des mots, crée un mouvement ascensionnel de bas en haut, qui fait rêver d’éternité. Il n’y a pas de poésie véritable sans procès d’intention. Comme il n’y a pas de grande poésie ni de grands poètes sans procès tout simplement. N’est-il pas dit à propos de tous les poètes qu’ils inspirent la pitié du lendemain, qu’ils ne s’inspirent pas le jour où ils sont sans défense, qu’ils sont souvent la proie des flammes de l’angoisse et de l’ennui. Certains portent le sceau de la schizophrénie qui les ronge et les pousse au suicide16 18. D’autres n’arrivent guère à trouver le passage à «la saison du bonheur» puisqu’ils sont également condamnés à la manie des choses et des mots de même qu’à l’enfoncement, à la descente, à la dépression et à la chute qui répond souvent à l’appel des grandes mésaventures. Villon était un voleur; Verlaine homosexuel; Apulée était un adepte des sciences occultes; Byron un fou dangereux, hostile à la réalité du moment présent et au plus mental de sa personne. Pourtant, il y eut dans la littérature mondiale19 21 des hommes capables et généreux tels  Gòngora, John Donne et  Walt Whitman. Mais ceux qui ont fait de la réflexion un dangereux comprimé à faire avaler par les autres, sans nul égard à la dignité humaine et aux mystères de la vie, sont si nombreux qu’il nous paraît aujourd’hui impossible de leur infuser le reflet des bonnes manières, des conventions sociales et religieuses. Lautréamont et Gérard de Nerval, pour ne citer que ces deux-là, ont relié les réalités occultes (leurs réalités) entre elles, aussi bien à celles des grands mystères et du surnaturel. Tous ces poètes, pour ainsi dire la plupart de ceux déjà cités, qui doivent à Breton ce «reclassement général des valeurs artistiques auquel procédèrent les surréalistes» dès 1924 (premier manifeste), ont eu la chance (et le talent) de la dernière heure.

Il a toujours été dit que «des crises graves sont contemporaines ou voisines de la naissance des œuvres majeures, sans qu’on puisse dire pour autant qu’elles furent à l’origine de la création littéraire». Ce  mystère, qui l’est encore aujourd’hui, ne sera sans doute jamais entièrement élucidé puisque le mécanisme pathophysiologique de cette forme de création littéraire ou artistique semble d’autant moins sûr que probable pour des raisons médicales qui dépassent le cadre et la substance de ce travail littéraire. Plusieurs poètes nous ont apporté ou laissé des refletsde leur expérience sans pour autant sombrer dans la démence ou dans un mysticisme quasi surréel. Les grands poètes que sont Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor ont été tour à tour des hommes politiques lucides et des penseurs terribles22 24. Plus près de nous, en Haïti, Etzer Vilaire, Léon Laleau, Jean Brierre ou René Depestre ont couronné leur vie d’une œuvre intelligente et significative25 28 [25-28]. A t-on vraiment besoin de tradition hermétique ou ésotérique, de connaissance des choses occultes, de stimulants pharmacologiques pour parachever une œuvre littéraire ou artistique? Et quelle est la part de corrélation existant entre voyance et schizophrénie chez les artistes et écrivains?

 
LE POÈME EST UN MYSTÈRE

Le poème, en général, peut être défini comme la manifestation artistique d’un non lieu, d’une surface propre à chaque individu. C’est dans la diversité des apparences qu’on reconnaît le poème et ses faiblesses. Par la reconstitution des mots et des phrases, par l’essence même des syllabes, par la «signifiance» des reflets ou des images et par la connaissance des signes, le poème peut traduire un état d’âme et de pensée supérieur aux choses concrètes, loin de l’évocation des faits divers. Pour ainsi dire, l’expérience du sacré et de la poésie peut se faire non seulement par les idées, mais encore par les images et par les signes. Le poème devient, malgré lui, le symbole secret de l’âme invisible, propre à chaque poète. Car il est vraiment possible de reconnaître l’alexandrin parfait et grandiloquent chez Hugo, la tendresse commune et le charme oriental des vers chez Gòngora, les grands espaces de la parole et l’indicible américanité chez Walt Whitman, le verbe conséquent chez Rimbaud, l’écriture simpliste et parfois minimaliste chez Verlaine, l’élégance et la majesté des vers chez Baudelaire, le goût du métal et la finesse du poème chez Mallarmé, le questionnement du quotidien et l’éternelle obsession de la femme (Elsa) chez Aragon, l’invitation à l’urgence, au bonheur et à la liberté humaine chez Paul Eluard, l’anxiété fragmentaire et la métaphysique du poème chez René Char, le chant triomphal, l’ode pure mêlant les dieux à la vie, à l’humain chez Paul Claudel, l’omnipotence de la mer,  de la matière et de la nature chez Saint-John Perse. Effectivement, il va de  soi que le langage utilisé par chaque poète, soit de même originalité, s’affranchit d’une sorte de conspiration des mots qui va le conduire à autre repère. Par exemple, plusieurs poètes (Apollinaire, Eluard et quelques surréalistes) ont, de façon volontaire, offert « la belle surprise d’une liberté d’allure et d’une fraîcheur depuis Rimbaud évanouies, en même temps que de la plus altière facilité. (…) Toutefois, sur ce point de la facilité, qui fait une heureuse irruption dans la poésie française avec Apollinaire, entendons-nous. Celle d’Eluard est simplement merveilleuse, (…), nous la dirions miraculeuse. Elle est inséparable de la rapidité (…). Elle est une sorte de brusque flamme qui dévêt la pensée de toute gangue et qui livre instantanément la phrase dans sa plus pure et fière nudité, sans nul effort qui se soit laissé voir. (…) aisance dans le dépouillement. (…) Parler aux hommes le langage de tous les hommes et leur parler cependant un langage tout neuf, infiniment précieux et simple pourtant comme le pain de la vie quotidienne, nul poète, avant Eluard, ne l’avait fait si naturellement».

Facilité, disons-nous; vous voilà ramenés tout droit à la littérature engagée qui, dans ses beaux jours, a infusé à la mémoire collective une moyenne poésie, une écriture de sentiment, bien des fois ridicule. Sans médire de cette littérature ou poésie si chargée de revendications sociales et politiques, il n’y a pas lieu d’en discuter ici, puisque c’est autrement d’art plastique qu’il nous est échu de discourir. Plasticité; nous voilà cette fois-ci ramené à parler de la poésie de Mallarmé ou de Paul Valéry, où il est difficile «de ne pas remarquer leur caractère hautement artificiel et de ne pas les taxer de produits de culture». Par contraste à cette poésie pure et élitiste, il nous incombe, à la réflexion, de signaler la poésie surréaliste à laquelle «la richesse et la profusion des images, ou dans la colère le ton dramatique, donnent un caractère qui fait penser souvent au baroquisme de la fin du 16e et du début du 17e siècle». De par cette bienheureuse explosion des surréalistes à travers le monde, la littérature tout court s’est vite renouvelée et rajeunie avec primauté. Sans l’apport des surréalistes, ne serait-ce pas difficile aujourd’hui de penser à un nouvel ordre de l’esprit, d’imaginer la naissance de nouvelles écoles littéraires (Structuralisme, Nouveau Roman, Surpluréalisme…), qui embelliraient nos imaginations, pour ainsi dire notre imaginaire sans bornes. Il n’est d’écrivains qui, même pour un temps bref, n’aient fait l’expérience du surréalisme avec passion. Plusieurs poètes haïtiens, à défaut d’être étiquetés de «surréalistes», transpirent depuis toujours les manières «fortes» propres à cette école littéraire. La majorité des poètes haïtiens des années 60 ont en quelque sorte imprégné leurs œuvres de l’atmosphère surréaliste sans pour autant s’accaparer totalement de son essence même. En effet, Anthony Phelps, Serge Legagneur, Jean-Richard Laforest, Réginald Crosley, et quelques autres, se sont réjouis de ce sentiment d’appartenance avec l’écart habituel, dans le sujet traité, que se doit tout bon écrivain; tandis que la leçon de Frankétienne sera de substituer originalement l’écriture spiraliste à celle des structuralistes.

Ceci dit, le poème n’est point tout à fait un acte personnel. L’acte d’écrire un poème correspondrait à la justification d’un pari, d’une légère mésentente entre sa culture et les événements qui poussent le poète à écrire. Mais pour Paul Claudel, un poème «n’est point comme un sac de mots, il n’est point seulement ces choses qu’il signifie, mais il est lui-même un signe, un acte imaginaire, créant le temps nécessaire à sa résolution, à l’imitation de l’action humaine étudiée dans ses ressorts et dans ses poids». A un ami obstiné à lui demander de retrouver ses anciens vers, Nerval eut à déclarer: «J’ai fait les premiers vers par enthousiasme de jeunesse, les seconds par amour, les derniers par désespoir. La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse aux paroles dorées; elle s’en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se sont adoucis à mesure qu’elle s’éloignait. Elle s’est détournée un instant, et j’ai revu comme en un mirage les traits adorés d’autrefois! La vie d’un poète est celle de tous». Cette longue citation laisse supposer qu’il existe trois âges du poète et du poème. Et au poète Nerval de surenchérir: « Il est difficile de devenir un bon prosateur si l’on n’a pas été poète – ce qui ne signifie pas que tout poète puisse devenir un prosateur. Mais comment s’expliquer la séparation qui s’établit presque toujours entre ces deux talents? Il est rare qu’on les accorde tous les deux au même écrivain : du moins l’un prédomine l’autre».

Ainsi conçu, le poème devient une fenêtre ouverte sur l’Histoire de l’homme, sa fièvre, son besoin de s’exprimer, son désespoir et, quelquefois,  sa résignation face aux aléas de la vie. Le poème, dans sa forme épurée, devient musique qui, selon Nerval, doit être «sur le rythme scintillant d’un orchestre d’opéra». Chant, musique et poésie pure, voilà les trois accents correspondant à la poésie française des 19e et 20e siècles représentée respectivement par Paul Eluard, Louis Aragon, Paul Claudel et Saint-John Perse (pour le chant), par Baudelaire et Nerval (pour la musique), et par Mallarmé et Valéry (pour la poésie pure). Nombreux sont les poètes haïtiens [25-28] qui ont fait de la poésie et du poème un chant (René Philoctète et Anthony Phelps), une symphonie  inachevée (Léon Laleau et Davertige), et une expérience plastique (Magloire Saint-Aude, Serge Legagneur et Jean-Richard Laforest). D’autres ont donné à la poésie et au poème une assise (Oswald Durand, Etzer Vilaire et Jean Brierre), une vocation (Magloire Saint-Aude et Carl Brouard), une oraison (Émile Roumer et Réginald Crosley), une histoire  (Roussan Camille, Gérard Vergniaud Étienne, Jean Métellus et René Depestre),  une géométrie à plusieurs variables (Frankétienne), aussi bien que des doutes (Gérard Dougé et Jean-Claude  Charles). D’autres encore ont innové dans le domaine de l’ésotérisme poétique (Etzer Vilaire et Réginald Crosley) ou de la Kabbale (Magloire Saint-Aude et Carl Brouard) loin d’un repère que nous ne pouvons pas si facilement toucher «du doigt et de la pensée». Parmi les poètes haïtiens, on ne voit guère que ces quatre derniers qui, semble-t-il, se sont aventurés «assez loin sur la mer orageuse de la connaissance des choses occultes».

POUR UNE LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE

En français14 15. Dans une langue belle toute désignée où les mots jaillissent à tous vents dans un délire psychédélique, sans aucune complaisance. Qu’il se nomme Alain Grandbois, l’un des premiers grands poètes du Québec, ou Saint-Denys Garneau, la poésie est toujours là pour donner le ton et le temps, sur fond de peinture verbale à la grande marrée humaine, ce peuple français des trois Amériques. Nul ne peut ignorer cette noble comparaison entre l’écrivain québécois et l’écrivain haïtien. Mise à part la couleur des mots et l’étendue des difficultés à gérer de part et d’autre, ces deux peuples, forgerons de la parole, vivent au quotidien un parcours similaire à savoir ce besoin de liberté et d’indépendance singulière ou collective qui les anime. Si l’on retient surtout le deuil ou la mélancolie dans les esprits des poètes d’avant comme Octave Crémazie ou Émile Nelligan, l’éclairage situationnel de l’Après-guerre aussi bien que l’état d’esprit et des voix de cette époque ont pratiquement forcé la majorité des poètes à changer d’air et de sujets; ce qui renverra l’imaginaire autour du concept de la fraternité humaine. La composition quasi ésotérique succèdera plus tard à la récolte des idées de mélanger art et engagement sans pour autant négliger «l’attention» sur le texte et la langue. Des poèmes comme TERRE QUÉBEC (1964) du jeune Paul Chamberland, ODE AU SAINT-LAURENT (1963) de Gatien Lapointe, PAYS SANS PAROLE (1967) de Yves Préfontaine, L’HOMME RAPAILLÉ (1970) de Gaston Miron, ou MÉMOIRE (1968) de Jacques Brault, ont  vraiment souligné les raisons pour lesquelles la liberté et l’Indépendance, pour et selon eux, sont non seulement nécessaires mais techniquement préférables. L’influence de grands poètes comme Césaire, Depestre, Pablo Neruda, Octavio Paz, Maïakovski, Hölderlin, E.E. Cummings, T.S. Eliot, Édouard Glissant, Evgueni Evtouchenko, Anthony Phelps et combien d’autres, n’est pas  à négliger dans la mesure où la poésie de ces derniers, qui ont des qualités incroyables comme cette faculté d’accélérer les pulsions poétiques, d’exciter l’intelligence émotionnelle de tout un chacun, renvoie l’imaginaire à la raison du plaisir du texte et des mots. D’autre part, des poètes comme  Claude Gauvreau (Étal mixte, 1968), Roland Giguère (L’âge de la parole, 1965; Forêt vierge folle, 1978),  Michel Beaulieu (Desseins, 1980),  Nicole Brossard (Le centre blanc, 1978), Fernand Ouellette (Poésie, 1972), Gilbert Langevin (Origines, 1971) et Paul Marie Lapointe (Le réel absolu, 1971), ont ramené la poésie et l’écriture à un point tel qu’aujourd’hui on se questionne davantage sur la vraie nature et l’utilité de l’expérience ou de l’acte poétique. Grâce à cette génération (1950-1980) de poètes québécois, la poésie, le sommet de la parole (selon Carlos Fuentes), est désormais chasse-gardée des Amériques. Plusieurs jeunes et poètes haïtiens comme Serge Legagneur (Textes interdits, 1966; Textes en croix, 1978), Jean-Richard Laforest (Le divan des alternances, 1978), Roland Morisseau (Poésie, 1993), Gérard V. Etienne (La charte des crépuscules, 1993) et Davertige (Idem et autres poèmes, 1964) séjourneront par la suite au pays (Canada) et seront alors de cette masse laurentienne pour la liberté et l’Indépendance des mots au Québec.

LA FOLIE DANS LA CRÉATION

Ce ne sont ni le savoir-faire, ni les idées qui manquent chez les individus atteints de «folie». Il leur faut parfois et simplement plus de coordination, d’espaces et d’équipements appropriés à la mesure de leur talent pour performer. Environ 10 à 15 % des malades psychiatriques, selon les études, sont des artistes chez qui les fonctions cognitives (pensée, attention) sont affectées. Ceci dit, il est donc clair que «folie» ne veut pas dire nécessairement «création», bien que, dans certains cas pathologiques (manie et trouble obsessionnel-compulsif), elle aide à la création. Durant l’état d’obsession et de trouble compulsif, la répétition d’un tableau ou d’un texte est l’un des mécanismes d’action (ou de préservation) de la phase d’illumination, la troisième, propre à la création. Et durant ce même état (obsessif, compulsif), la quatrième phase du processus de la création, soit la sublimation ou la reconnaissance, disparaît. Plusieurs célébrités, en l’occurrence Vincent Van Gogh, Hemingway, Tolstoï, étaient maniaco-dépressives ou schizophrènes (Gauguin, Nerval, Hugo, William Blake, Tchaïkovski, etc.), et pensaient souvent au sexe et à la mort, leur  thème privilégié. De nos jours, la médication antipsychotique aide harmonieusement à contrôler le taux des hormones (notamment la dopamine et la sérotonine) qui régulent ces malheureux comportements. Il va de soi que la frontière entre la folie et le génie doit être davantage reconnue et surveillée, précisément chez les peintres, les musiciens et les poètes. Des créateurs comme Edgar Allan Poe, Agatha Christie ou Stephen King, n’ont-ils pas fait du crime leur thème favori ?

MANIE, SCHIZOPHRÉNIE ET LITTÉRATURE

Tout nous laisse supposer que l’effet d’écrire rejoint, d’un clin d’œil, l’ambiance malheureuse d’une maladie quasiment incurable, la schizophrénie, mais contractée jeune entre 20 et 30 ans et régulée par des chromosomes et des gènes à caractère sexuel, les hétérosomes18. Dans une tentative d’inclure des registres médicaux à la littérature et principalement à la poésie, nous nous sommes posé la question à savoir la somme des artistes et écrivains qui ont grandi et vieilli avec cette maladie sans, tout simplement, faire attention à ces trois ou quatre symptômes et signes cliniques qui la caractérisent: la fiction ou la déréalisation des faits et des choses, le don de clairaudience et de clairvoyance, la psychose paranoïaque (hallucinations, délire de persécution), et le délire narcissique. Ce trouble du comportement ou de la personnalité qui est, sans coup férir, d’origine génétique, est-ce  l’apanage de tous les grands littérateurs, précisément les poètes? Elle est immense la poésie; c’est une puissance, une fois atteinte, qui ne suppose aucun compromis même céleste. C’est une possibilité de l’écriture pour les individus aux récepteurs plus sensibles que la majorité des humains, naturellement destinés pour la tolérance de la langue et des hommes. L’isolement durant la création et le désintéressement total au cours du processus de la sublimation sont deux phases pourtant distinctes mais essentielles à la reconnaissance et à l’identification du poète schizophone dans les bruissements de la langue. Les manies aliénantes de la plupart des écrivains font également suggérer au pouvoir médical l’existence d’une schizophrénie intériorisée (l’inconscient collectif), du moins enchaînée chez les artistes, notamment les poètes. L’Art, en général, apparaît tout désigné pour la délivrer.

CONCLUSION

Le poète, ce transporteur de l’angoisse, qui s’éteint dans les forêts chargées d’illusions. Le poète, ce mâcheur de l’azalée, qui s’achemine vers la lumière sans le moindre sourire. Le poète, cet accompagnateur des oubliés, qui s’agenouille au premier coup de fouet, au dernier coup de plumeau pour que la vie soit heureuse. Le poète, ce grand vent qui hurle allongé sur le pavé. La race des grands poètes, cette race d’hommes pluriels, mais qui n’appartiennent pas vraiment à la terre. Ces éternels navigateurs qui soulèvent les vagues et bâchent la lune. Ces mangeurs d’eucalyptus…ces vieilles mains solitaires, les poètes.

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Références et Bibliographie

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