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Marcel Antoine ÉTIENNE
ou
Les sanglots de l'exilé

Saint-John Kauss

Nous avons couru après le poète Marcel Antoine Étienne, pendant plus de vingt ans, afin de recueillir ces fameux poèmes qui datent des années ‘50 à nos jours. Peine perdue. Mais, nous avons eu l’honneur de lire, vers les années ’80, les prémices d’un manuscrit qui s’appelait lors LE JURON DU POCHARD. Beau titre qui a été probablement banni pour celui d’aujourd’hui : SANGLOTS DU CALVAIRE (sans nom d’édition, 2012).

L’homme est un habitué de notre famille. Nous l’avons connu, enfant, dès l’âge de douze ans alors que, tombé malade suite à notre maturation ou gestation des testicules, il travaillait à l’hôpital militaire de Port-au-Prince. En tant que fils d’officier à l’époque, nous y avons été amené pour des soins médicaux. La vie étant ce qu’elle est, une fleur d’épines, nous avions rencontré l’exilé poète dans les rues de Montréal vers la fin des années ’80, dans ses calvaires, dans ses déboires, et dans ses moments de lassitude.

Marcel A. Étienne, né à Terre-Neuve (Haïti) le 10 février 1921. Il fit des études primaires dans sa ville natale et aux Gonaïves, puis des études secondaires privées chez Maître Arsène Amisial des Gonaïves. Après plus de trente ans dans les Forces Armées d’Haïti, il se réfugia, le 6 mai 1971, à l’Ambassade du Brésil en Haïti où il sollicita et obtint l’asile politique. Deux mois plus tard, il débarquait à Rio de Janeiro pour ensuite se retrouver asilé à Montréal. Il vit toujours dans cette ville québécoise.

Ce n’est pas de la poésie du Parnasse, de l’Absolu ou symbolique, retrouvée ordinairement dans les œuvres d’un Gautier, Baudelaire, Banville, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Valéry, Claudel, qu’on retrouvera chez Marcel Antoine Étienne. Mais plutôt celle de Lamartine ou de Victor Hugo étalée dans toute sa grandeur. Le poète prit position, relate les faits, discute des gestes, et remplit les espaces occultés volontaires ou non pour l’Histoire de la littérature ou la philosophie de l’Histoire. Et ce n’est pas pour rien qu’il a attendu l’an de grâce 2012 pour publier cet ouvrage de 310 pages pleines de témoignages sur des personnages enflés de notre patrimoine historique. La poésie y est aussi, chapitrée dans toute son éloquence. Quelle grande poésie! Aucune modernité comme chez Anthony Phelps ou Serge Legagneur, mais de la poésie métrique, mesurée, mémorée dans toute sa latitude. Le grand poète des années 60, contemporain des Gérard Daumec, Roussan Camille, René Piquion, Jean Brierre, et consorts, a frappé fort aux portes de la littérature et de l’Histoire pour redresser les torts et nous rappeler que la Vérité est mère de la franchise et de la sincérité. Des malades qui nous gouvernent et d’autres malades qui nous ont gouvernés, ont mis le pays à feu et à sang au nom de la couleur, de la race, de la classe, et même au nom des positions castées qu’ils occupent. À de multiples questions sur l’Histoire de notre Société, répond le poète qui a fréquenté tous les grands hommes de son époque jusqu’au président Duvalier, père. Était-il colérique, ce monsieur Duvalier? Hautement criminel? Passablement humain qu’avec ses collaborateurs et partisans?

Nous avons feuilleté l’ouvrage de Marcel Antoine Étienne, quelle merveille! De la poésie, des lettres de fréquentation et de réplique, des apologies, et le pays dans son entier s’y retrouve avec ses hommes, femmes et chimères, mais aussi en présence de Washington, Noriega et Nelson Mandela. Baudelaire disait dans une de ses formules lapidaires que «l’inexprimable n’existe pas», et Théophile Gautier de déclarer «que l’écrivain qui ne savait pas tout dire, (…) n’était pas un écrivain». Une autre façon de signifier que c’est la sensibilité de l’imagination, autrement dit «le goût» de choisir et de juger, qui fait, avant tout, de nous un artiste. La sensibilité du cœur est de beaucoup moins utile. Écoutons Étienne, le poète:

«Mon âme se tourmente et tremble d’épouvante;
Et mon esprit frémit par une foi branlante
Qui n’ose, hélas! percer la brume du chaos
Où l’on doute de Toi. Tu restes seul Là-haut,
Rayonnant de splendeur, étincelant de gloire…»
(L’âme tourmentée d’un croyant)

«Oh! Tes propres enfants, égarés par la route,
Ruminant trop de haine et rongés par le doute,
Livrent à bon marché ta souveraineté
Et cela nous ravit à tous la liberté,
Le prestige, l’honneur, toute vertu splendide
Qui vibrait en notre âme, autrefois, impavide…»
(O Haïti! O douloureuse mère!)

Bref, nous nous arrêtons ici, de parler et de citer à la place de l’auteur. Nous avons ouvert les SANGLOTS DU CALVAIRE au hasard des pages, et cela nous a donné ces deux brèves citations. Nous avons aimé lire cet auteur des genres anciens dans l’unique souci d’apprendre et de jouir d’une poésie proche de l’excellence.

Laval, ce 23 août 2012

Bibliographie et Références

  • Marcel Antoine Étienne : Sanglots du Calvaire, [sans nom d’édition], Montréal, 2012.
     
  • Alphonse de Lamartine : Œuvres poétiques, Gallimard, Paris (Bibliothèque de la Pléiade), 1963.

  • Victor Hugo : Œuvres poétiques, Gallimard, Paris (Bibliothèque de la Pléiade), 1967, 1974 et 1987.

  • Andrés Trapiello : Les vies de Cervantès, Buchet/Chastel, Paris, 2005.

  • Bernard Delvaille : Théophile Gautier, Seghers, Paris, 1968.

ÉPOPÉE DE VERTIÈRES

L’Homme noir débranché de la Brousse Africaine
N’eut pour pain que le fouet et repos que la haine.
Ainsi pour s’affranchir du brasier de douleur,
Il fallait que la nuit vît naître un rédempteur;
Il fallait regarder vers la lointaine Afrique
Et retremper ses bras dans la source mystique:
Biassou, Mackandal, le Pontife Boukman,
Dans le vallon sacré, né du Bois Caïman,
Encore tout rempli d’échos incantatoires
Qu’un Oracle égrena sous un Parvis de gloires,
Durent se réunir pour invoquer les dieux
Afin de mettre un terme aux tourments odieux
Que le Nègre broutait dans l’enfer des Antilles.
Derrière les barreaux des immondes Bastilles
Le spectre des douleurs dressa l’épouvantail
Où l’Homme noir connut le sort d’un vil bétail.
Les plaintes, les soupirs, perturbaient la nature,
Et sur chaque caillou s’étalait la blessure
Que l’Agneau Noir chargé de fer et de carcan
Portait sur son échine et dans son flanc saignant.
Saint-Domingue, témoin de tant de barbarie,
Dut, alors, enfanter pour le Nègre un Messie
Qui sera plus vaillant, plus fort que Spartacus
Et qui témoignera de terribles vertus.
Boukman, que desservait une noire Vestale,
Fut hanté par un rêve: Alors la Cathédrale
Des illustres Marrons surgit à l’horizon
Et posa le concept d’une autre Nation.
La voûte se remplit d’encens et d’allégresse;
Une convulsion envoûta la Prêtresse
Qui chanta, serpenta, captive d’un transport
Tandis que le Tam-tam, secondant l’Assotor
Par ses accords puissants, rassemblait les esclaves
Qu’un destin enchaînait au poteau des entraves.
Le verbe de Boukman, brisant le firmament,
Modula dans la nuit du Nègre le serment
Et, sur l’aile du vent, dans un élan mystique,
Partit électriser les Brousses de l’Afrique.
Les mots: Justice, Droit, Équité, Liberté,
Zébraient l’azur sacré, renflé de majesté,
Tonnaient sur la colline où se dresse Vertières
Et répandaient partout leurs gerbes de lumière.
Puis, Toussaint les scella dans l’or d’un parchemin
Et jura de changer du Nègre le destin.
[...]

                                          (Le juron du pochard)

Viré monté