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Un Poète: Davertige

Saint-John Kauss

 

 

 

 

Davertige Anthologie secrète

Poète et peintre. Né à Port-au-Prince le 2 décembre 1940.  En 1955, Davertige (Villard Denis) fut introduit au Foyer des Arts plastiques: il a entre 14 et 15 ans.  À 18 ans, il expose ses premières toiles à la Galerie Brochette alors dirigée par Luckner Lazarre. Il fit d'autre part des études primaires chez Colbert Bonhomme, des études secondaires partielles au collège Simon Bolivar avant de passer au Lycée Louverture, en 1957-1958.  Mais au mois de mai de la même année, renvoyé du lycée, il décida de ne plus mettre les pieds à l'école. Il lut alors Les aventures de Télémaque de Fénelon et la Lettre à Jean-Paul Sartre de Pierre Hervé, un livre d'idéologie anti-communiste qui le convertit pourtant au marxisme. Il prit ensuite des leçons particulières de mathématiques chez André Méhu qui lui présenta Dialogue de mes lampes, Déchu et Tabou de Magloire Saint-Aude. Il se sentit fasciné: "A un moment donné, j'ai déchiré tout ce que j'avais écrit auparavant; j'ai découvert que mon monde se trouvait plutôt dans Magloire Saint-Aude".

L'année 1957-1958 fut la plus belle année de sa vie: l'année des grandes lectures. Au début de 1960, il découvre André Breton, s'inspire de la poésie de O.V. de L. Milosz et subit l'influence d'Aragon.  Il rencontra, à partir de mai de la même année, de tout jeunes poètes de sa génération (Roland Morisseau, Anthony Phelps, René Philoctète et Serge Legagneur) avec qui il entreprit de former le groupe Haïti Littéraire. C'est aussitôt la rupture avec ses amis marxistes.  En avril 1961, la première version de Idem est achevée.  Le livre parut le 7 janvier 1962, tiré à 300 exemplaires et dans la plus grande indifférence: seulement sept copies avaient été vendues!  Bientôt accusé de "poète abstrait", de "poète décadent et bourgeois", Davertige doit sortir de l'ombre pour défendre Idem; il se sentit dégoûté! Un article de Galpérina, paru à Moscou, qui annonçait les réalisations du groupe Haïti Littéraire omettait de le citer, alors que les noms de Phelps, Morisseau, Legagneur et Philoctète résonnaient pour la première fois dans l'arène internationale. Davertige confia alors un exemplaire de Idem au critique Maurice A. Lubin qui l'expédia à Alain Bosquet, à l'époque le grand critique du journal Le Monde à Paris.  Le 18 août 1963, Bosquet titrait "Un séisme: Davertige".1  Et du jour au lendemain, Davertige conquit la célébrité. Une nouvelle édition de Idem et Autres Poèmes vit le jour à Paris en 1964.

En 1964 également, de passage à New York où il séjournait neuf mois, Davertige y rencontra Alain Bosquet au Carnegie Hall. Et en automne 1965, il débarquait à Rue Ménilmontant, comme simple visiteur à Paris où il vécut pendant douze années. Il y travailla à la rédaction d'un gigantesque roman de près de 1500 pages, Le Pont, qu'il détruisit par la suite, vers les années 76, en le passant par les flammes. Il était alors aux prises à une crise métaphysique aiguë; sa seule obsession: voyager en Inde pour y pratiquer la méditation transcendantale.  Mais la préfecture de police le sommait aussitôt de laisser Paris dans les quinze jours qui suivent. Un éditeur de Montréal lui conseilla alors de rentrer au Québec et, en 1977, il débarquait à Montréal, laissant à Paris une femme et sa fille naturelle. Davertige, malade, avait depuis écrit des vers qui n’ont pas été publiés. En juin 1987, il retourna vivre définitivement en Haïti. Mais bientôt dégoûté, il revint à Montréal où il s'était établi depuis. Davertige (Villard Denis) est décédé dans cette ville en 2004, à l’âge de 64 ans.

Qui n'a jamais ressenti une sorte de vertige en lisant Idem (1962, 1964, 1982)?  Qui n'a jamais osé comparer ce jeune poète que fut Davertige à Arthur Rimbaud, à un ciel bleu-nuit oubliant tout protocole, contournant le langage et la coquetterie poétique?  Il écrit:

"Je ferme les volets sur le suicide et le néant"
                                                       (Idem)

La poésie de Davertige, en plus de la verve qu'on lui connaît et de la fraîcheur qu'elle a su conserver, nous porte aussi à penser aux divines années de l'art moderne, et on y assiste à une réelle performance de l'esprit, à une grande fête du cœur. De très riches découvertes articulées aux quatre coins des lignes de l'imprimé. Invulnérabilité d'une écriture lavée, habillée de rêves et de frissons. C'est toute une stylisation du langage, une forme qui séduit, qui se retrouve dans Idem; c'est aussi le beau, le mystérieux et l'élégance poétique qui se côtoient tout entier dans un univers imbibé de création nouvelle.

Alain Bosquet, dans sa préface à Idem et Autres Poèmes (1964), étayait la réflexion suivante:

"Il arrive, une fois tous les dix ans et peut-être moins, qu'en lisant un poète inconnu on reçoive un choc qui, soudain, vous fait éprouver la différence entre la littérature appliquée, intelligente, digne de tous les éloges, et le génie à l'état sauvage... Davertige peut commettre des erreurs et écrire dans une impatience rageuse qui est le contraire de l'art. Qu'importe! Ce qui est certain, c'est que son recueil contient onze ou douze poèmes d'un élan extraordinaire, d'une originalité toujours fulgurante, d'une imagerie à faire trembler le lecteur... d'ores et déjà Davertige est l'un de nos rares poètes."

Le Passager et les Voyageurs, un long poème extrait d'un ouvrage jusqu'à maintenant inédit (Ibidem et Idam), mais publié en 1971 dans les revues Tel Quel et Nouvelle Optique, est d'une luminosité éclatante, annonçant les multiples facettes de l'heure mondaine. Plus littéraire et plus envoûtant que les Pages Blanches (1975) de Dominique Grandmont2, et sans aucune parenté littéraire avec le poète Montréalais Claude Gauvreau, auteur de Étal Mixte3, ce poème de Davertige est l'instant d'une journée, la métamorphose des deux pôles de la vie, solides silhouettes de la marche progressive de l'Homme vers l'avenir.

"La poésie", écrit Léon Thoorens, "est un jeu que les poètes de génie prennent trop au sérieux, et qu'ils poussent parfois au-delà des limites du supportable. Et dès lors le génie lui-même est une folie, dangereuse pour l'équilibre spirituel et l'ordre social."4

Au-delà de la révolte, au-delà de la non-acceptation de la destinée humaine, au-delà même de la vie et de la mort, les poètes en général reflètent à leur façon l'invulnérabilité de la fonction humaine. Pourtant, habillé de complet noir, chapeau melon et le regard droit tel un guédé5, Davertige, le poète, exprimait le langage de la vitalité  dans le Verbe.

À lire de Davertige :

  • DAVERTIGE (Villard Denis dit): Idem, Impr. N.A. Théodore, Port-au-Prince, 1962; Idem et autres poèmes, Seghers, Paris, 1964; Idem, Nouvelle optique, Montréal, 1982; Anthologie secrète, Mémoire d’encrier, Montréal, 2004.

LA LÉGENDE DE VILLARD DENIS

La légende de Villard Denis
Est une légende simple et amère
Sous le tournoiement des couteaux de l’ardoise du verre rempli
Et de la corde en coryphée dans les branches

Elle voit au loin la cendre du cœur tourner
Entre les crocs et les salives
Pour dire le geste du cœur-aux-chiens
La légende était à leurs pieds
Avec mes vitres brisées dévorantes
Ma chemise trop fine voulant encercler l’incendie

Voici la légende du cœur-aux-chiens
Avec la célérité des flammes de la main
Qui disent non pour son sang vif
Ses cloches sonnent avec un bruit de bois sec
Dessus les arbres brisés en paraboles
Pour l’entraîner dans les dangers des fantômes tourbillonnants
Près du parapet des mots en serpents

La légende de Villard Denis à vos oreilles
Court à pas d’enfant dans les feuilles
Elle était docile aux pieds de la Sainte aux yeux d’argent
Le brasier recouvrant sa face
Elle est broyée par les pierres de vos entrailles
Et veut parler au braiement du soleil
Le langage de l’homme pathétique
Et que viennent les poètes d’antan
Et s’en aillent ceux d’aujourd’hui
Dans le cycle de ses lamentos
Derrière le voile du crâne où se tissent les funérailles fissurées
Pour contenir son dos dans la gloire de sa parole revenue
Un voyage qu’elle entreprend à sa façon
Pour pénétrer dans l’or ouvert
Des bras de la Vierge aux cheveux blonds

C’est le cœur de Villard Denis
Émerveillé d’un monde en pâture
Sous les nuages violets des chiens
Où gisent le glas de la tombe et l’émerveillement de ses nuits
Crépitant dessous les sanglots dans le crachoir imberbe de sa face
Un cœur aux pourceaux dans la patrie brûlée des passants
Et qui craque sur les fémurs de la fleur aux dents
Dévidant la bouteille de ses mots sans âge
Mourant dans la chaîne des flots
Sous les flûtes de farine du cœur
O suaire de ma naissance
Sur la table au tiroir ouvert
Où le verre creuse le puits pour dévider le miracle
Des roses fanées sur la surface de la légende
S’appuyant la tête à vos genoux

Ce n’est pas adieu que je dis aux étoiles de vos talons   

Qu’en Enfer les dieux vous bénissent
Et sous la girouette du sang
Chante la légende de Villard
Qui est une légende immortelle
                                                (IDEM et autres poèmes)

boule   boule   boule

Notes

  1. Alain Bosquet, in Le Monde, Paris, 17 août 1963.  Aussi dans Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 22 août 1963.
     
  2. Dominique Grandmont, Pages blanches, poèmes, Les Éditeurs Français Réunis, Paris, 1975.
     
  3. Claude Gauvreau, Étal Mixte, poèmes, Éditions d'Orphée, Montréal, 1968.
     
  4. Léon Thoorens, Panorama des littératures, vol. 4, Gérard et Co., Belgique, 1967, p. 240.
     
  5. Divinité mythologique dans le vaudou haïtien.  Il symbolise le sexe et surtout la mort.

Viré monté