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Saison d’avocats
En 2008, à l’occasion du 10e anniversaire du décès du plasticien Khokho René-Corail, le conseil régional de Martinique publia un ouvrage sur l’homme et son œuvre. Nous présentons ci-dessous le texte que lui consacra alors Gerry L’Étang: |
Je revenais un matin de l’aéroport. J’y avais déposé Raymond Chassagne, de passage à la Martinique. Avant son vol pour Port-au-Prince, Chassagne m’avait récité un poème tiré de son recueil Mots de Passe. L’écrivain haïtien, un jour touriste à la Barbade, avait, dans un hôtel, entendu une chambrière chantant une complainte populaire. Cet air lui avait inspiré un texte aux mots simples, à l’ordonnancement raffiné, dont émanait une douceur trouble, infinie. Je revenais de l’aéroport avec ces vers évoquant le chant d’une femme de chambre un après-midi à la Barbade, quand je le vis dans la lumière.
Il était là, au bord de la route, à attendre quelque chose. Il portait une de ces tuniques de jean qu’il confectionnait lui-même, ornée d’épais traits de peinture blanche qui composaient un visage interloqué.
– Je te dépose?
– Hé… sa’w fè… kanmarad? j’ai oublié ton nom… mais c’est pas grave! Je ne sais pas trop où je vais, mais bon, roule, je te dirai quand t’arrêter.
Nous roulâmes cinq minutes en silence, lorsqu’il sortit de la tunique un paquet de photos.
– Je suis rentré il y a quelque temps de Suisse où j’ai décoré une boîte de nuit, regarde!
Je pris les images qu’il tendait et m’apprêtai à faire halte sur le bas-côté.
– Poutji ou ka rété?
– Mé… pou pé sa pran tan gadé sé foto-a!
– Mé non, mé non, ou pa bizwen rété pou gadé yo ! L’art, tu vois, n’a pas besoin de contemplation, d’explication. Face à une œuvre d’art, tu dois ressentir de suite une émotion, sinon ce n’est pas de l’art.
Je m’arrêtai quand même. Il avait, pour la discothèque La Case de Genève, réalisé un ensemble de peintures, de sculptures audacieuses: chevaux au galop, coqs au combat, bord de mer, masques… Une série de clichés donnait à voir le processus d’inflammation d’un tableau: aspersion de white spirit, brûlage, éventement, extinction.
– Pourquoi passes-tu tes tableaux au feu?
– Le feu relève, révèle le tableau, lui donne de la personnalité, de la densité. Il permet de créer des couleurs et des formes impossibles à obtenir autrement. Le sucre par exemple, que je disperse parfois sur le bois avant de l’embraser, se transforme en caramel qui coule et trace des chemins imprévisibles. Le feu, c’est comme un artiste autonome qui intervient sur mon œuvre, qui est donc aussi celle du feu. Mais le plus compliqué, c’est de savoir quand mettre fin à l’action des flammes. Il y a un moment précis où arrêter: juste avant que le tableau ne soit détruit, juste avant qu’il ne soit trop tard. Trop tôt, avant que ne se termine le travail du feu, ce sera inachevé, mauvais; trop tard, ce sera foutu! J’ai perdu des dizaines d’œuvres avant de parvenir à repérer ce moment. Aujourd’hui encore, je dois faire très attention. C’est vraiment délicat. C’est au feeling, on ne peut pas minuter, ça change en fonction de la taille du tableau, du support utilisé, des matières enflammées.
Il tenait une photo de chevaux en feu et l’observait maintenant sans mot dire. Ses mains, qui tremblaient légèrement, lui donnaient une impression de fragilité.
J’avais recommencé à rouler, tout droit, sans savoir où m’arrêter. Des camionnettes chargées de fruits occupaient les aires de stationnement.
– Sé sézon zaboka, sézon zabelbok! dit-il, soudainement enjoué. Sé moman manjé féwos! Ou sa préparé an bon féwos?
– Man pa sa fè manjé.
– Ça, c’est grave! Il faut faire quelque chose. Je vais te montrer comment accommoder un féroce. Un féroce comme tu n’en as jamais mangé! Dabò-pou-yonn, fok nou genyen zaboka. Mais pas n’importe quels avocats: des avocats bòkay. Tu sais, les violines, les meilleurs.
Je m’arrêtai à hauteur d’un vendeur de la route. Il avait des violines. J’en achetai cinq, mûrs.
– Bon, maintenant, il faut de la morue. Ou ni lanmori lakay-ou?
J’avais de la morue chez moi.
– Il faut aussi du charbon. Mais pas n’importe quel charbon: du charbon de bord de mer. Je veux dire, fait avec du bois de bord de mer. L’idéal serait du bwa-ti-bonb…
– Pourquoi du charbon de bord de mer?
– Parce que l’atmosphère de la mer imprègne le bois et le charbon qui en est tiré. Ce charbon donne au manger une saveur particulière, différent du goût que donne le charbon de bois de terre, qui ne convient pas au féroce. Pour cuire la morue, comme tout ce qui vient de la mer, il faut ce charbon-là, pas un autre.
– Et pourquoi ne pas griller simplement la morue sur la flamme de la cuisinière?
Il parut choqué:
– Wou, vréman, ou pa sa fè manjé!
Nous prîmes la direction des Trois-Rivières. Près de la Rue des pêcheurs, à l’endroit de l’ancienne cocoteraie, rasée pour y caser un terrain de football et des logements sociaux, un vendeur de charbon de bois-ti-baume poussé auprès de la mer – un homme au ventre énorme – abritait sous sa petite maison, près des pilotis, d’innombrables sacs aux gueules noires, à demi fermées.
– Maintenant, il faut de la farine de manioc, des citrons, des oignons-pays et du piment: du bondamanjak vert, pas rouge. Le rouge, trop fort, peut à la longue rendre malade. Le vert, fort mais sans excès, rehausse le goût du féroce, le rend féroce, justement! Anplis, piman-tala ka ba’w fos. Mais il faut bien doser: le bondamanjak, même vert, pa ka fè lafet!
Nous fîmes demi-tour pour rejoindre le marché de Rivière-Salée, ses vendeuses de manioc, citrons verts, lonyon-péyi, bondamanjak.
– Atjelman nou ni tou sa ki fo, allons chez toi tout préparer. Où habites-tu?
– J’ai un appartement à Ducos.
A la maison, il salua mon épouse et lui annonça:
– Je vais vous faire un bon féroce d’avocats. Ne vous occupez de rien, madame. Le camarade va préparer le charbon, je me charge du reste.
Il s’affaira à la cuisine, assemblant ingrédients, ustensiles, se nettoyant les mains.
– Première chose: la morue. Surtout, ne pas la laver ni la tremper, seulement la gratter pour la débarrasser du trop de sel…
Je sortis sur le balcon préparer le charbon.
– Ensuite, les avocats: il faut les écraser dans un grand bol, puis ajouter la farine jusqu’à obtenir une pâte consistante… Le manioc, c’est ce que mangeaient nos grands-parents, esclaves sur l’habitation. Ça leur donnait la force de tenir sous le fer du béké. Aujourd’hui, on n’en mange presque plus. Sé pou sa nou feb kon sa. Épi pa ni bagay bon pasé sa!... Après, tu mélanges le tout avec un peu d’huile, de poivre, de jus de citron. Puis tu ajoutes les oignons-pays émiettés. Mais pas de sel: la morue est déjà salée. Le piment, il faut d’abord l’ouvrir pour le sentir. Son odeur te donnera une idée de sa force et du dosage qu’il faut. Tu enlèves les graines – elles enflamment les boyaux – et tu coupes en petits morceaux. N’en met pas exagérément, tu risquerais de tuer le féroce. Au besoin, chacun en rajoutera selon son goût. Et tu malaxes bien tout ça.
Sur le balcon, le charbon qui commençait à prendre, dégageait une odeur âcre. Il sortit précipitamment de la cuisine:
– Mé ki sa ou ka fè nou-an, vié frè? Epi ki sa ou ka fè chabon-an pran?
Je lui désignai des petits cubes blancs, combustibles.
– Sé bagay chimik tala ba bon, frè-a, pa bon pies! Ou pa ni an vié Fwans-Antiy?
Il vida le barbecue, disposa sur les pages du journal une nouvelle fournée de charbon, mit feu aux feuilles, décrocha le calendrier du salon, me le tendit:
– Aprézan, ou ka vanté, vanté jik tan chabon-an pri!
Le charbon finit par prendre. Selon les règles. Il approcha, avec en main une épaisse tranche de morue.
– On va la griller. Il faut qu’elle cuise doucement, profondément. La mer du charbon et de la morue va envelopper harmonieusement la préparation. Et la bercer. Il faut aussi calciner un peu: le brûlé donne du goût. Et puis le sel de mer brûlé au charbon de mer sublime la morue. Préparer un féroce, c’est un art. Il faut retrouver le vent de l’océan pour l’unir à l’air de la terre dans le manioc.
La morue exhalait un fumet appétissant.
– Bon, on va la déchiqueter. Pas trop parce que tu dois sentir la morue sous ta dent. Pour finir, on mélange tout avec les mains.
Je nous servis un punch. Le regard surpris de ma femme quand elle me vit porter le rhum à mes lèvres, me rappela que je ne buvais jamais d’alcool. Mais il me paraissait inconcevable de ne pas partager ce punch avec lui. J’y trouvais même de l’enthousiasme Il se servit à nouveau, soupirant:
– Yo ka di: pa bwè wonm, pa bwè wonm… mé fout wonm-lan bon!
Le féroce était succulent! Les morceaux de morue durcis par le feu explosaient en un bouquet de parfums vigoureux, mêlés à la douceur de l’avocat, au consistant du manioc, au bondamanjak ardent qui exhaussait le tout.
Ma compagne et moi mangeâmes beaucoup. Avec les doigts. Lui, mangea peu, parlant peinture, sculpture, céramique, politique, devenant grave pour subitement éclater de rire.
Sitôt le repas terminé, il fixa l’horloge:
– Déjà six heures ! Emmène-moi aux Trois-Îlets!
Il me fit le déposer à l’entrée de la trace menant à la forêt Vatable. Il n’y avait pas de maison alentour et je me demandai où il pouvait bien aller. Dans le soir qui tombait, il alluma une cigarette brune, sans filtre. Une Gitane peut-être. Ses mains, furtivement illuminées, recommençaient à trembler…
Il m’avait offert une journée étonnante. Une journée de saveur, d’émotion, de déraison, de vérité. Une journée créole, une journée d’artiste.
Nous ne nous revîmes plus. Ou alors fugacement. Il était au balcon de l’Impératrice et répondit à mon salut. Mais ne parut pas vraiment me reconnaître.
Par la suite, je mangeai souvent du féroce. Sans jamais retrouver le goût qu’il lui donna. Ce goût pourtant me revint une fois en bouche. C’était un jour de février, un jour de carême: un journaliste de Radio Caraïbe annonçait son décès.
Texte paru dans Khokho. Joseph René-Corail (sous la direction de Renée-Paule Yung-Hing), conseil régional de Martinique/HC Editions, Paris, 2008, pp. 45-49.