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Galerie de peinture mauricienne
Galri lapintir morisyen
"Le train sur le pont de la Grande Rivière Nord Ouest" paysage,
peint par El Gëardi, seconde moitié du XIXe siècle.
Tableau restauré. |
Approche contextuelle
Au milieu du XIXe siècle, les Mauriciens commencèrent à s’intéresser sérieusement à l’idée de construire un réseau de chemin de fer sur l’île. La motivation principale étant la nécessité de transporter la canne à sucre à Port-Louis.
En septembre 1845 déjà, une annonce avait été passée au sein du journal anglais Railway Times, qui mentionnait l’intention de la Mauritius Railway Company, d’émettre des titres de propriété négociables, en vue de la création d’un service ferroviaire entre Port-Louis et Mahébourg, avec des ramifications envisageables dans d’autres parties de l’île.
Faute de soutien, cette tentative audacieuse devait s’avérer sans succès.
Par la suite, toutes les propositions soumises évitaient Curepipe, en raison du relief et, à l’époque, de la faible densité de population sur les hauts plateaux.
Même si M. de Closets, un ingénieur, avait déjà créé une voie ferrée sur le domaine sucrier de Beau-Vallon dans le district de Grand-Port, ce n’est qu’en 1856, que le Dr. Ulcoq, membre de la chambre d’Agriculture, soumit un rapport au Secrétaire d’Etat, qui lui-même, le retourna après lecture et approbation, au gouverneur de l’île, Sir James Higginson.
C’est l’année 1859 qui fut décisive, lorsque le secrétaire aux Colonies, sur l’initiative du Gouverneur Sir William Stevenson, commandita une étude de faisabilité qui fut menée par un ingénieur britannique, M.J. Longridge, entre juillet 1858 et février 1859. Le 23 mars 1860, M. Hawkshaw, un autre ingénieur, fut envoyé en mission afin de vérifier les conclusions du rapport Longridge, après quoi, le 28 novembre, une contribution de 200 000 £ fut apportée par le «Colony’s Reserve Fund». Les travaux furent alors confiés à la firme Brassey, Peto & Cie, qui commença les premiers coups de pioche en janvier 1862.
Type de locomotive lors du démantèlement du réseau, en 1956. |
Les chemins de fer mauriciens, dont la première ligne fut ouverte en 1864, comprenaient deux lignes principales, celle du Nord et celle des Plaines, ayant toutes deux leur terminus à Port-Louis, et quatre autres lignes secondaires, celle de Moka-Flacq, celle de Savanne, celle de Rivière Noire et celle de Montagne Longue.
La ligne du Nord était longue de 31 milles et desservait les districts de Port-Louis, Pamplemousses, Rivière du Rempart et Flacq, jusqu’à Grande Rivière Sud-Est. C’est la première à avoir été opérationnelle, inaugurée officiellement le 23 mai 1864 par le gouverneur Sir Henry Barkly. Son point le plus haut ne culminait qu’à 326 pieds au dessus du niveau de la mer.
La ligne de Midland, qui avait 36 milles de long, traversait le centre de l’île, passant par le district des Plaines Wilhems, puis par Grand-Port, pour aboutir au terminus de Mahébourg. Elle atteignait un point culminant de 1822 pieds au voisinage de Curepipe.
La ligne de Moka-Flacq, de 26 milles de long, rejoignait la ligne de Midland à Rose-Hill et parcourait les Plaines Wilhems, Moka, Flacq, jusqu’à Rivière Sèche, où elle rejoignait la ligne du Nord.
La ligne de Savanne, d’une longueur de 11 milles, se connectait à la ligne de Midland à Rose Belle et parcourait tout le district de Savanne jusqu’à Souillac, à l’extrême Sud de l’île, elle fut inaugurée en 1876, tout d’abord jusqu’à Rivière Dragon, puis étendue jusqu’à Souillac.
Une étape cruciale fut franchie lorsqu’en novembre 1880, fut ouverte la ligne reliant l’Ouest à l’Est de l’île, de Rose Hill à Bel-air, inaugurée par le gouverneur John Bowen.
En 1903, on ouvrit même une ligne secondaire de 4 milles entre Terre rouge et Montagne Longue, une autre encore de 13 milles, permettant de relier Richelieu à la ligne des Plaines, elle fut quelques années plus tard, prolongée jusqu’à Tamarin, parcourant tout le district de Rivière Noire.
La longueur totale du réseau fut de 156 milles environ. La mesure d’écartement des voies était de 4 pieds 8 pouces et demi. Une seule petite ligne eut un écartement moindre, ce fut celle connue comme «ligne Bois-Chéri», allant de la gare de Rivière du Poste à la ligne de Savanne à hauteur d’une station au voisinage du cratère Kanaka.
Sur le tableau d'El Gëardi, on peut observer des wagons à impériale, qui opérèrent durant plusieurs décennies. |
En 1897, l’investissement fait dans le réseau ferré devait s’avérer un choix crucial si l’on considère l’épidémie de surra qui dévasta les troupeaux de l’île. Cette épizootie coûta beaucoup d’argent à la colonie. On dut remplacer la traction animale par la traction mécanique, mais sans le réseau ferré existant, cette épidémie se serait avérée catastrophique.
En 1894, après l’accident du pont de Pailles, une pétition, signée par un grand nombre de passagers habitués de la ligne de Midlands, demanda que le pont de Grande Rivière, tel qu’il est visible sur ce tableau, soit reconstruit à un niveau plus bas, de telle façon que le danger encouru lors d’un accident similaire, soit de moindre conséquence.
La pétition fut envoyée en Angleterre où MM. Hawkshaw et Hayter, rétorquèrent que la solution envisagée serait trop onéreuse et n’aurait pas réellement atténué le danger. Ils suggérèrent en fait, une série de modifications en vue de créer une stabilité du pont, même par vents forts.
Les deux cylindres qui constituaient chacun des piliers du pont, furent rendus solidaires et enfermés dans des coffrages, sur une hauteur de 20 pieds, les espaces vides étant emplis de béton armé. Les poutres du pont elles-mêmes, furent étayées par des traverses métalliques, afin de diminuer les risques dus à des faiblesses au vent. Le coût total des travaux se monta à peu près à 10'000 Rps. La voie secondaire rejoint la ligne principale à la gare de Richelieu.
Du fait du développement du trafic, il devint également nécessaire d’augmenter la capacité des machines et il convint de remplacer les anciennes locomotives d’un poids de 56 tonnes, par de nouvelles de 85 tonnes, pour lesquelles il fallut bien entendu étayer à nouveau tous les ponts, qui n’avaient été conçus que pour les précédentes. Comme toutes les voies de chemin de fer du pays étaient uniques, il parut impossible de rénover le pont de Grande Rivière Nord Ouest sans stopper le trafic durant de longs mois. C’est pourquoi il fut décidé d’en construire un neuf un peu plus en aval de la rivière, différant totalement en design, de l’ancien.
Wagon à restaurer, Musée de Mahébourg. Photo F.Palli |
Les piliers sont en pierre au lieu d’être en acier et les trains le traversent désormais, coincés entre des palissades métalliques de protection, au lieu de rouler au sommet des piliers à l’air libre, comme dans l’ancienne voie. La mesure de la totalité de l’édifice est de 626 pieds et 3 pouces, soit 6 pieds et trois pouces de plus que l’ancienne structure, mais culminant 52 pieds plus bas que l’ancien pont.
Le pont lui-même, consiste en sept parties de 83 pieds 4 pouces, séparées par six piliers faits de briques liées entre elles par du ciment. La chaux ne fut pas utilisée du tout.
Le premier et le dernier pilier sont construits sur de solides rebords de briques s’emboîtant dans le lit de la ravine et constitués de masses de ciment sur 35 pieds de long par 22 de large et 14 d’épaisseur, accrochés à la roche formant le lit de la gorge elle-même.
Afin d’édifier les piliers, un câble métallique fixe fut monté d’un bord à l’autre de la ravine, permettant de charrier hommes et matériels au dessus du chantier.
Le plus dur fut sans doute de hisser et positionner convenablement les poutres métalliques d’un poids de 25 tonnes chacune, au sommet des piliers, ce qui nécessita des calculs très scientifiques et une préparation méticuleuse.
Les travaux commencèrent en novembre 1911 et ne furent achevés qu’en 1914. Ce chantier permit de rejoindre la ligne principale à la gare de Richelieu.
Les voies étant uniques tout au long du trafic, le réseau nécessitait une bonne distribution des trains au niveau des gares. Chaque train était numéroté et devait laisser passer d’autres trains à tel ou tel point du réseau.
Cependant, bien que donnant globalement satisfaction, il va de soi que le moindre retard d’un train provoquait l’arrêt de l’ensemble du trafic entier. Pour pallier à ces risques de cumul de retards, un inspecteur des télégraphes, M. R. H. Stockdale, inventa en 1911, un système unique «lock and block», adapté spécialement à un réseau à voie unique et convenant particulièrement aux spécificités des chemins de fer mauriciens.
Détail après réintégration de la couche picturale. |
En 1912, il alla en Angleterre afin d’y mettre son invention en pratique et d’y superviser la construction de son appareil, sous l’égide du gouvernement de Maurice. Il revint en avril 1913 et fut aussitôt engagé afin de mettre en application son système.
Grâce à son appareil, sur chaque segment de la ligne, un train ne pouvait plus s’engager sans s’être assuré que l’ensemble du segment était dégagé. Chaque section de la ligne était protégée par un signal de blocage, rendant impossible la présence simultanée de deux trains sur cette portion du réseau.
Le travail administratif de l’ensemble des chemins de fer est assuré à Port-Louis, le quartier général de la direction se trouve au premier étage de la gare Victoria (Central Railway Station). Le coût total de la construction du réseau, autant qu’il est possible de l’établir, se monte à 1 878 183 £. Le train fut véritablement le moteur du développement rural et urbain. Il permit également le peuplement intensif des Plaines Wilhems.
L’industrie sucrière est directement à l’origine de la conception du réseau ferré, d’abord et avant tout, destiné au trafic de fret intérieur lié au sucre. Auparavant, l’acheminement se faisait par bateaux et cabotage le long de la côte, ce qui nuisait en fait à l’expansion de l’industrie sucrière à l’intérieur des terres. L’introduction du chemin de fer modifia complètement la donne … L’année 1903 correspond à la date d’introduction dans l’île de la première automobile, événement historique, puisqu’il allait, des années plus tard, changer le cours du destin des chemins de fer à Maurice en créant une concurrence grandissante: la ligne de Montagne Longue fut la première à fermer, en 1928, celles de Rivière Noire et de Rivière Sèche cessèrent leurs activités l’année suivante. Une commission d’enquête, mise sur pied en 1929, rejeta l’idée de l’électrification des voies. Enfin, la seconde guerre mondiale, en obligeant à la fermeture de tous les services destinés aux voyageurs, à l’exception de la ligne principale Port-Louis-Curepipe qui servait également au transport des soldats et du fret militaire, engendra de nouvelles habitudes durables chez les consommateurs. En 1950, le British Secretary of State des colonies, M. A.J.F. Bunning, aussi conseiller en matière de transport à Maurice, se déclara en faveur du regroupement des opérateurs de bus individuels. Dans l’année 1954, ce regroupement en compagnies régionales entraîna du même coup la fin du transport des passagers par voie ferroviaire. Les lignes commencèrent à fermer une à une à partir de février 1954.
Démantèlement de la gare centrale de Port-Louis. Toute une époque qui s'en va ! |
Après 1956, les locomotives ne devaient déjà plus servir qu’au transport du sucre des usines à Port-Louis, lieu de chargement des navires. Cette activité elle-même, purement saisonnière (de juillet à décembre), ne devait même plus suffire à assurer la rentabilité du réseau, ce qui causa le démantèlement complet de l’ensemble du chemin de fer. Bien que toute circulation de passagers ait stoppé officiellement le 31 mars 1956, la même année, à l’occasion de la visite de la princesse Margaret à Maurice, du 23 au 26 septembre, le gouvernement offrit un jour de congé supplémentaire et organisa une journée de courses avec le Mauritius Turf Club, à cette occasion, on fit à nouveau circuler des trains spéciaux entre Curepipe et Port-Louis. Puis, tout fut définitivement démantelé, les rails et les locomotives vendus à l’Etat d’Israël ainsi qu’à la Rhodésie (actuel Zimbabwe). Demeurent aujourd’hui quelques gares de ci de là, maintenues en état grâce aux services postaux qui en réutilisèrent bien souvent les bureaux.
Approche technique
Tournant dans la rivière, détail avant restauration. |
On appelle craquelure, toute rupture de la cohésion survenue au sein d’un film de peinture. De ce phénomène en résulte souvent un second qui consiste en une perte de l’adhésion pure et simple, appelée soulèvement, qui finit par provoquer des lacunes et des problèmes esthétiques allant jusqu’à défigurer une œuvre.
Quelle qu’en soit la cause, la craquelure fait partie intégrante de l’œuvre d’art, elle est aussi le témoignage de sa mise en œuvre, de son âge, de sa conservation.
Une craquelure ou un réseau de craquelures sont «gênants» à partir du moment où ils dessinent des formes plus lisibles que les formes de l’image peinte elle-même.
Détail avant restauration. |
On distingue habituellement deux grands types de craquelures:
- Celles inhérentes au filmogène et dues à des tensions internes développées dans le filmogène. Ce type de craquelures est souvent appelé «craquelures prématurées», bien qu’en certains cas, dépendant de la composition physico-chimique du filmogène, les craquelures peuvent ne jamais cesser de s’agrandir ou de s’élargir.
- Celles extrinsèques au filmogène proprement dit et dues aux tensions externes créées par le mouvement de rétractation ou de dilatation du support, ou par des chocs endurés par celui-ci.
Le fait est qu’avec le temps, les peintres aient été plutôt enclins à se servir du support de toile de lin, même s’il fut un grand progrès incontestable en termes de possibilités (plus simple maniement, plus grands formats, surface plus plane, …) et d’économie, n’en a pas moins eu un revers indéniable dans le fait que ce support a une vie et un comportement pas toujours des plus stables, au regard des supports en bois ou cuivre. Dépendant également d’un bon décatissage de la toile à peindre avant d’être tendue sur châssis.
Détail de la baie de Port-Louis, avant et après restauration. |
Le film de peinture, grâce à son élasticité, peut subir, sous une contrainte faible, une déformation réversible. Le comportement élastoplastique d’un film évolue en cours de vieillissement. On observe un recul de la limite d’élasticité et du point de rupture au fur et à mesure que le film se solidifie. Si l’on préfère, les films perdent leur faculté d’allongement élastique et plastique en vieillissant. L’huile de lin pour sa part, possède cette élasticité et cette plasticité, jusqu’à ce qu’elle atteigne un haut degré d’oxydation et de réticulation, jusqu ‘à ce qu’elle soit totalement solidifiée, après quoi le film d’huile peut subir une rupture des chaînes macromoléculaires, craquelant d’autant plus facilement.
Les variations dimensionnelles d’un support (contraction, dilatation), provoquent des forces de cisaillement qui s’exercent parallèlement au plan du film et peuvent compromettre son adhésion et sa cohésion. Une toile encollée change de dimension en fonction des variations hygrométriques de l’atmosphère ambiante dans laquelle elle se trouve. Ces variations dimensionnelles provoquent elles-mêmes des tensions à l’interface préparation/support. Les craquelures dues aux mouvements du support interviendront plus facilement dans un film de peinture totalement réticulé, car si le film d’huile est récent (peu réticulé), il est en mesure d’absorber ces forces de cisaillement en déformations élastoplastiques. Quand le film s’approche de l’état vitreux, il devient plus friable et se craquelle. La craquelure est d’abord une rupture en un point d’un matériau, en réponse à l’état de contrainte en ce même point. La rupture se propage dans ce matériau jusqu’à ce que la contrainte atteigne une valeur inférieure à la limite de rupture.
La montagne des signaux, détail après restauration. |
L’huile siccative polymérisée n’étant pas parfaitement élastique, la déformation n’est pas transmise totalement. La contrainte s’affaiblit donc au fur et à mesure de sa transmission. Quand la valeur de la contrainte devient plus faible que la valeur de la cohésion du film, la craquelure s’arrête. Lorsque la contrainte se heurte à un point possédant une cohésion qui lui est supérieure, la craquelure change de direction ou s’arrête. Chaque déviation entraîne une perte d’énergie de la contrainte plus importante qu’en transmission directe. Le pigment est donc un obstacle à la propagation de la contrainte. A chaque obstacle, les craquelures changent de direction, suivant un plan logique dicté par la matière. De là vient l’aspect sinueux des craquelures.
La rade de Port-Louis et le Coin de mire dans le lointain. Détail avant restauration. |
Nous notons dans ce tableau, un réseau de craquelures très dense et visible, avec la particularité de la présence de plusieurs réseaux sigmoïdes spiralés en forme «d’escargot», craquelures qui tournent sur elles-mêmes en s’éloignant du centre. Plusieurs petites craquelures venant relier celles composant le motif.
Les craquelures sont liées à un problème de mise en œuvre, de séchage, elles peuvent, le plus souvent être liées à un problème de conservation: tableau mal tenu par un châssis défectueux, support et couche picturale soumis à de brusques variations d’humidité relative … Dans le même temps, les craquelures donnent une certaine mobilité à la couche picturale, elles sont en quelque sorte des joints de dilatation qui permettront à la couche picturale d’absorber, sans se rompre à nouveau, les tensions qui lui sont imposées. Pour cette raison, il est important et souhaitable de ne pas combler les craquelures lors d’un refixage, d’un vernissage. Le vernissage au pistolet présente à cet égard différents avantages.
Le restaurateur au travail, pose de papiers de protection. |
Approche esthétique
Pose des enduits, détail avant réintégration. |
Ce tableau peint à l’huile sur toile peut être daté par son sujet car il est évident que la présence du train passant sur le pont enjambant la Grande Rivière Nord Ouest, permet d’évaluer avec approximation l’année de sa composition. En effet, cet ouvrage de génie civil apparaît comme le premier pont ferroviaire, tel qu’il se présentait dans son état d’origine, c’est-à-dire, avant l’accident de 1894 qui entraîna, d’abord l’amélioration du pont existant, puis, du fait des nécessités dues à l’augmentation du trafic, la reconstruction d’un nouveau pont, cette fois plus en aval.
Nous nous situons donc dans la période allant de 1865 à 1894.
Détail après restauration. |
La composition du tableau est très élaborée, ne serait-ce que par le choix stratégique du panorama reproduit. Dans le sens de la profondeur de champ, l’horizon s’étale à perte de vue jusqu’à l’île du Coin de mire, point nodal et central du tableau, aboutissement de toutes les lignes de fuite d’une perspective soigneusement étagée en strates longitudinales.
Le tableau est, grosso modo, partagé en deux parties d’égales largeurs, le ciel, apparemment au soleil couchant, puis la terre, le regard du peintre tourné droit vers le Nord de l’île, le «Coin de mire» n’ayant jamais autant mérité son nom.
Le choix de partager le paysage en deux parts égales est peu commun, l’habitude picturale ayant presque imposé d’établir un classicisme dans la dissymétrie (cf. les Hollandais, accentuant le ciel à outrance et magnifiant une plaine immense, ou à l’inverse, d’autres minimisant le ciel au profit d’une terre omniprésente). Mais cet équilibre de la division bipartite s’explique surtout par le choix de casser cette symétrie imposée en établissant des sous-divisions, des bandes étagées horizontales : l’azur, le couchant rosé du ciel, puis les lointains de la plaine du Nord, la mince langue de la baie de Port-Louis, les environs de Pailles, le pont par lui-même, enfin, le premier plan rocheux dans lequel s’inscrit la rivière.
L’horizontalité est ensuite soigneusement rompue par la présence, à droite, de la montagne des Signaux, dominant la composition; à gauche, par cet aloës en fleur, dont la tige dépasse l’horizon et s’inscrit dans le ciel de la baie.
En même temps qu’un panorama historiquement daté, la vision de ce paysage est, par elle-même, une réussite totale. Le choix du positionnement du peintre, le cadrage et la composition, le choix de l’heure crépusculaire, le train s’engageant sur le pont, tout concourt à faire de ce tableau une vision idéale aux détails particulièrement nourris et nombreux, autorisant une contemplation des heures durant, en un mot, un pur chef d’œuvre.
Détail après réintégration de la couche picturale. |
Le choix du sujet du pont n’est pas anodin, il évoque, non sans raison, la fierté architecturale du moment, la conquête triomphale de l’ensemble du territoire de l’île, l’homme semblant se jouer des configurations spatiales ou géologiques imposées, être parvenu à dominer la Nature…
Même si, en 1803, sous le Général Decaën, un pont fut déjà construit plus en aval, il fut vite enlevé par une des grandes crues de la rivière. Le tablier était en bois et les piliers en maçonnerie.
Fin XIXe, le pont enjambant la Grande Rivière Nord Ouest devait certainement s’avérer une réelle prouesse technique, permettant de raccourcir la distance séparant Port-Louis tant des Plaines que de toute la région Ouest de l’île.
Le train ensuite, dont la vapeur, s’échappant de la cheminée de la machine, semble le symbole même d’un siècle où le progrès paraîtra dominer les esprits sans fausse note. L’endroit où se situe le pont de notre tableau n’est pas construit au même niveau de la rivière que celui qui s’élèvera par la suite et qui subsiste encore aujourd’hui.
La tour Koenig dominant Port-Louis, détail avant restauration. |
Bien en amont de la rivière, il surplombe toute la pente menant à la Tour Koenig dont on distingue parfaitement la silhouette qui nous demeure encore familière.
Cette tour est un profil mythique, présent dans le paysage mental de chaque Mauricien, elle l’est également par son histoire incroyable, puisque, conçue peu avant le milieu du XIXe siècle, elle ne fut jamais achevée et demeure jusqu’aujourd’hui à l’état de ruine, avec ses trois étages de cinquante pieds de haut érigés sur un promontoire dominant lui-même la route de trente pieds. On dit qu’un homme périt dans la construction de la corniche et, était-ce la poisse, le travail ne fut jamais achevé. Seuls le rez-de-chaussée et le premier étage furent habités. On raconte également que de toute façon, sa hauteur proéminente eut pu la faire confondre avec un phare et aurait induit en erreur nombre de marins.
A droite, la Montagne des Signaux, avec ses 1037 pieds, où l’on distingue très nettement le sémaphore, installé dès le début du siècle sur le modèle de son inventeur, Claude Chappe et permettant de transmettre rapidement des messages d’un bout à l’autre du territoire mauricien par une sorte de télégraphe aérien, au moyen de signaux obtenus à l’aide de bras articulés visibles à distance.
Entrée de la rade de Port-Louis, agaves. Détail. Avant et après restauration. |
D’autres éléments du tableau méritent encore d’être relevés comme étant symptomatiques d’un souci du détail propre au peintre: l’agave sur la gauche du paysage, n’est pas là par hasard et n’est pas qu’un simple objet de décor de cette peinture, elle constitue également à lui seul un témoignage de l’âge d’or d’une industrie aujourd’hui bien amoindrie: celle des agaves. On se rappelle que la choca verte (Fourcroya gigantea), fut apportée à Maurice du Brésil, vers le milieu du XVIIIe siècle, par le père Seriès, alors aumônier.
A la même époque, en 1871, l’épouse du gouverneur, Lady Gordon, présida une exposition donnée par la Société Royale des Arts et Sciences, au cours de laquelle, M. Le Sidaner remporta une médaille d’honneur pour sa préparation de fibres d’agaves et de cordages. En 1879, le gouverneur, Sir George Bowen, offrit même un prix de 2'500 Rps à la meilleure machine à décortiquer les feuilles d’agaves. Cette industrie devint même un temps la deuxième en importance dans la colonie. L’exportation de fibres avait même été de 3'112 tonnes en 1878. Plus tard, en 1926, le syndicat des fibres d’gaves, fut constitué à Maurice et le Gouvernement lui affecta un budget de 100'000 Rps qu’il affecta à la construction d’un bâtiment à Port-Louis, à l’acquisition d’appareils pour le pesage, l’emballage et la classification des fibres en vue du marché de Londres. Les résultats furent très vite satisfaisants et rémunérateurs.
Au pied du pont, un couple hindou au bord de la rivière. |
Autre détail qui ne saurait échapper à la sagacité de l’admirateur d’un tel tableau, les deux personnages indiens au premier plan, au bord de la rivière. Il s’agit d’un couple d’hindous célébrant vraisemblablement la cérémonie d’Ardee durant laquelle, chaque année, au dix-huitième jour du mois d’hiver «Padinettam», les époux changent leur corde d’alliance (tali) et se renouvellent leurs vœux de mariage. Cette fête est célébrée avec ferveur. Le tali est une cordelette jaune nouée au cou de l’épouse, à laquelle sont fixés les «koundous», deux petits bijoux en or que les parents offrent à leur fille le jour d’Ardee et symbolisant la confiance du jeune couple à jouir d’une bonne vie conjugale à venir. Avant de nouer l’or et les koundous à la cordelette, on parfume le tout à l’aide de bâtonnets de santal. Pendant que l’homme attache la corde du tali, l’épouse doit tenir son tali près de son cœur, entre ses seins. Après chaque année, la corde devient sale et usée, alors les époux se rendent près de la rivière afin de s’y baigner, s’y purifier et laisser celle-ci emporter la cordelette usagée dans son courant.
On le voit, dans ce tableau, chaque élément choisi dans la composition, loin d’être anodin, se voit également faire référence à tout un contexte historique qui lui demeure indissociable.
Quart en bas à droite du tableau, où figure la signature El Gëardi. Avant réintégration. La signature du peintre est des plus mystérieuse: El Geärdi, avec un tréma, pseudonyme proche de son nom véritable, Louis-Emmanuel La Geard, Comte de Cherval, né en France à Saint-Laurent Pont-à-Mousson, baptisé dans le diocèse de Toul, arrivé à Maurice on ne sait quelle année... Une enigme à laquelle s'ajoute l'ancre de Marine jouxtant sa signature, à laquelle n'ont droit que les artistes faisant partie de la confrérie des peintres officiels de la Marine, à laquelle La Geard de Cherval n'appartint nullement. Mystère donc... |