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Travaux du GEREC l'Ewop

Proverbialité dans Pluie et vent sur Télumée Miracle

par Kathleen Gyssels

Kathleen.Gyssels@ufsia.ac.be

Aussi: http://www.ufsia.ac.be/postcolonial et http://lib.ua.ac.be/AB/a5054.html

Ces pages se basent sur l’analyse faite dans ma thèse, Filles de Solitude. Essai sur l’identité antillaise dans les (auto-)biographies fictives de Simone et André Schwarz-Bart, L’Harmattan, 1996.

(A paraître dans Le guide de l’oraliture, Gyssels/Ramassamy, Collection guides du CAPES Créole Ibis Rouge Editions)

Fonctions des proverbes dans la littérature postcoloniale: remarque préliminaire

L’emploi fréquent des proverbes et plus généralement d’énoncés gnomiques dans la littérature antillaise nous oblige à prendre en compte un de ses fondements: l’oralité. En effet, qui dit proverbe, dit insertion d’un discours qui a trouvé sa genèse dans une pratique orale du verbe, avant qu’il n’ait trouvé son annotation sous forme écrite. Que ce soit aux Antilles, en Afrique ou en Europe, le proverbe est un acte de parole qui cautionne la sagesse d’un peuple, qui, du fait même qu’un sujet parlant se l’attribue, vient rappeler une évidence, à savoir que tout individuelle qu’une parole puisse être, elle est néanmoins traversée par d’autres paroles, paroles antérieures, paroles entendues, paroles retenues. À cela s’ajoute que, dans un contexte postcolonial, le proverbe se pare de fonctions qui méritent d’être rappelées: de tous les genres d’oraliture (chansons, devinettes, comptines,…), le proverbe est celui qui soit le plus au service de ce que Glissant appelle «la Poétique forcée» (Glissant 1981:236 ). La parole de la ruse ou encore «la parole de nuit» s’encode dans ces phrases lapidaires, dans ces formules qui, bien qu’archi-connues et approuvées de tous, appellent l’explication et la réflexion. Comme le rappelle Catherine Tennesson dans Authority and Resistance: from Michel Foucault to Compère Lapin: "[...] "bourgeois aphorism" [...] are bound to "universalism, the refusal of any explanation, an unalterable hierarchy of the world. Proverbs, on the whole, Barthes says, do represent active speech and are directed toward a world which is to be made, not one which is already made. [...] [Proverbs] reflect the experience of Caribbean peoples and "foresee more than they assert". (Tennesson 1985: 109)

Puisque le «dire» est frappé d’interdits dans une société coloniale et coercitive, que la parole est jugulée, pour parler avec la socio-linguiste Dany Bébel-Gisler, il est important de voir que la communauté opprimée a quand même passé ses vérités, ses opinions sur la société de la Plantation, fût-ce à l’insu du maître. Il frappe que le proverbe se veuille message concerté, message secret, qui circule au vu et au su de tous ceux qui partagent la même condition avilissante et déshumanisante, celle de l’esclavage. Le sujet dominé qui ne peut donner libre cours à sa parole, le colonisé qui ne peut discourir sous peine d’être censuré, frappé, voire tué (le «nègre» insolent qui brave l’autorité du maître s’est souvent vu puni de cette transgression verbale avec la peine de mort), optera dans des circonstances de crise et face à des problèmes fâcheux, à un discours «collectif». Le proverbe, c’est des paroles savamment pesées et ourlées dans un message à la fois clair et opaque, un énoncé qui semble aller de soi, mais qui appelle cependant une glose. Nous verrons d’abord quelles fonctions le proverbe occupe dans l’œuvre romanesque schwarz-bartienne, avant d’en tirer quelques conclusions.

Dès la première ligne de Pluie et vent sur Télumée Miracle, le lecteur sent le rythme parlé, le mariage de l'écrit et de l'oral, le mélange du ton savant et trivial, si caractéristique du discours antillais. Télumée commence par un énoncé proverbial qui, de surcroît, instaure un rapport identitaire entre le cadre géographique et l'habitant:

Le pays dépend bien souvent du cœur des hommes: il est petit si le cœur est petit, et immense si le cœur est grand. (TM, 11)

Ce n'est pas l'unique fois que la narratrice recoure à une phrase-maxime. Fréquemment, la proverbialité1 figure en tête des chapitres ou des séquences. Schwarz-Bart n'est pas la seule non plus à lui réserver cette place. Merle Collins fait de même dans Angel2, ainsi que, plus éloigné des Caraïbes, le Nigérian Amos Tutuola3 dont l'auteur admire le remarquable L'ivrogne dans la brousse.

1. L’oralité vivante

La proverbialité garde la parole vivante, l'"irriguant sans cesse de vie ce qui a été écrit avant", comme le formule fort bien la protagoniste de Texaco4. Ainsi, le début du chapitre 4, Partie II:

Toutes les rivières, mêmes les plus éclatantes, celles qui prennent le soleil dans leur courant, toutes les rivières descendent dans la mer et se noient (TM, 82).

La première fonction assignée à la proverbialité est démarcative: elle marque une pause dans le récit; elle ralentit le tempo romanesque pour faire un (premier) bilan, pour alterner le récit des faits, la narration des événements, par des réflexions méditatives, leçons de vie. En effet, ce proverbe-ci rappelle qu’on ne peut rien contre la vie: même ceux qui ont connu la chance, connaîtront néanmoins aussi la fin, la mort. Telle est une première donnée schwarz-bartienne: le proverbe réfléchit sur la vie et la réfléchit. Mais le proverbe est aussi difficile à sonder dans la mesure où, comme l’exemple ci-dessus le montre, il est hasardeux, pour le lecteur, de décider si la narratrice se décrit ici comme une «éclatante rivière», ou si elle se console du fait que ceux ou celles qui ont connu plus de bonheur qu’elle-même, eux aussi, courront vers leur perte. Transposé au contexte esclavagiste antillais, le discours proverbial a souvent servi à l’esclave à prendre son mal en patience, à se résigner de la dureté de la vie, à se dire que les «békés» aussi n’échapperaient pas au «déclin», à la fin. Bien que la narratrice parle ici de l’inévitabilité de sa propre fin, il s’y niche une réflexion sous-jacente plutôt vengeresse: «chaque cochon a son samedi», ce qui veut dire que chaque être maltraité trouvera un jour vengeance.

De plus, il est intéressant qu’un seul proverbe, comme celui-ci, devienne comme un refrain dans l’autobiographie fictive: un élément sur lequel la narratrice reviendra à plusieurs reprises, et qui lui servira de point d’ancrage et de redémarrage.

Ainsi, agée de 14 ans, la protagoniste aborde le récit de son adolescence par la réflexion sérieuse que son destin de femme l'attend comme la mer attend la rivière. Méditant sur sa vie, sur laquelle la nature influera beaucoup, Télumée "supput[e] toutes choses, [se] demandant quelles courbes, quels méandres, quels reflets seraient les [s]iens tandis qu'[elle] descendrai[t] à l'océan" (TM, 82), phrase qui confirme par ailleurs les résonances intimes de l'écriture d'André dans celle de son épouse. Le Dernier Des Justes évoque avec fatalité la fin tragique des Lévy de York ("Oh compagnons de notre vieil exil, comme les fleuves vont à la mer, toutes nos larmes s'écoulent dans le cœur de Dieu" (André Schwarz-Bart, Le Dernier Des Justes, 1958: 14).

En deuxième lieu, ces sentences, reflet de la sagesse populaire, interprètent la vie de l'Antillais. La rivière qui sillonne le paysage sert d'image pour "l'incertitude humaine" (TM, 148) que ressent Télumée qui ne sait où elle va, dont l'itinéraire est imprévisible. À la fois rivières et barques5, les femmes se fabriquent "du vent pour gonfler [l]es voiles" (TM, 170) et s'entraident pour éviter le naufrage: la vie est "une mer sans escale, sans phare aucun, et les hommes sont des navires sans destination..." (TM, 247-8)
Bref, les énoncés proverbiaux traduisent que le malheur a beau primer sur le bonheur, il lui faut résister: «si grand que soit le mal, l’homme doit se faire encore plus grand», prophétise Reine Sans Nom (TM, 79). Inlassablement, cette attitude face à la déveine est inculquée par d’autres proverbes qui empruntent leurs images à l’univers géographique, botanique, zoologique de la vie antillaise, sans cependant expliciter quelles causes et quels affres défont cette vie. Souvent le paysage caribéen, la mer («derrière une peine, il y a une autre peine, la misère est une vague sans fin» TM, 79), comme la terre, avec son relief montagneux, offre des vérités du genre:

On dit que derrière une montagne, il y a d’autres montagnes. (TM,79)

Ce proverbe, attesté dans le bassin caribéen, se trouve sous de nombreuses plumes pour relativiser le malheur et pour annoncer de pires épreuves mêmes. Edwidge Danticat, originaire d’Haïti qui vit et publie à New York en anglais, s’en sert comme incipit de sa célèbre nouvelle sur les boat-people haïtiens «Children of the Sea». C’est dire que la «bi-langue» qui caractérise un nombre croissant d’auteurs issus des colonies francophones, n’exclut pas que le français travaille l’auteur de part et d’autre. À Danticat, les proverbes haïtiens viennent naturellement: «Les Enfants de la mer» s’ouvre comme un funeste «carnet de bord» d’un passager qui vogue à sa perte et qui comprend à présent:

"On dit que derrière une montagne, il y a d’autres montagnes." (Krik? Krak!, 1995, trad française 1996:11)

Quant à la longueur du proverbe dans le romanesque schwarz-bartien, on distingue un phénomène intéressant. D'amplitude distincte, certains proverbes se réduisent à une phrase courte, comme: "Une feuille tombe et la forêt entière frémit" (TM, 109), ce qui signale que le sort d’un seul affecte tout le groupe, toute la communauté. Cette même pensée s’encode ailleurs dans un énoncé beaucoup plus long, le proverbe se développant en allégorie:6"Malheur à celui qui rit une fois et s'y habitue, car la scélératesse de la vie est sans limites et lorsqu'elle vous comble d'une main, c'est pour vous piétiner des deux pieds, lancer à vos trousses cette femme folle, la déveine, qui vous happe et vous déchire et voltige les lambeaux de votre chair aux corbeaux..." (TM, 23)
Enfin, symbolisant la vie sociale, affective et mythologique des Antillais, les proverbes désignent les "saisons de vie" et les étapes dans la construction identitaire. Ils sont l'"indice de l'homme écrasé en ce qu'il[s] [sont] la seule façon d'échapper à son sort, c'est-à-dire de parler sa ruse, de composer avec elle, et de se débrouiller7". Affergan

Plus importante que les fonctions démarcative, rythmique, métaphorique et thématique, me paraît une dernière fonction: celle de l’interface individuel/collectif. Qui dit proverbe dit discours collectif: passé de bouche à bouche avant d'être approprié par tous, le proverbe atteste une voix commune, une idée partagée par plusieurs sujets parlants. En ponctuant le récit de sa vie de proverbes antillais, Télumée s'élève en porte-parole de la communauté antillaise et se destitue en partie de son autorité créatrice et affabulatrice. Humblement, la narratrice se pose au second plan, permettant qu'à travers son discours nous parvienne celui des autres, des sages et des griots qui citent des proverbes pour renforcer leur autorité discursive: "la parole est cédée à la collectivité anonyme, à une instance indéterminée à laquelle celle du locuteur est intégrée. [...] de tels énoncés ne peuvent plus prétendre à l'appartenance à une instance d'énonciation unique, antérieure. [...] le narrateur qui les "capture" semble s'incliner devant l'instance collective qui devient par là un narrateur second, nettement différencié8."
Il en résulte donc, pour l’incipit de Pluie et vent, qu’au lieu d'entrer dans une lecture, le début nous projette dans un discours polyphone, dans une "situation commune et confiante à l'aide du proverbe, du dicton et du mythe collectif qui appartiennent eux aussi [...] à l'oral quotidien .9"
Relayer la parole, telle est une autre évidence de l’emploi proverbial et un autre fondement du «discours antillais». On ne s’étonne dès lors pas que cet incipit mis dans la bouche de Télumée s’insère plus loin dans son autobiographie, notamment quand elle se souvient des paroles de sa grand-mère, de qui elle a hérité le don de «paroleuse» et de «séancière». Que la narratrice reformule les dires de la Reine, le début du conte de Wvabor Hautes Jambes l'atteste. Voici comment l'aïeule commence son cours:

la façon dont le cœur de l'homme est monté dans sa poitrine, c'est la façon dont il regarde la vie. Si votre cœur est bien monté, vous voyez la vie comme on doit la voir, avec la même humeur qu'un brave en équilibre sur une boule et qui va tomber, mais il durera le plus longtemps possible, voilà (TM, 76-7).

La petite-fille reprend, tout en les transformant, les paroles grand-maternelles, et qui ne sont autres qu’une reprise de la sagesse de Juvénal: «mens sana in corpore sano», âme saine dans un corps sain. On détourne l’application de ses paroles pour souligner qu’un corps en bonne santé est la condition première pour avoir un esprit sain. Mais le corps du proverbe antique a été remplacé par le cœur, siège des sentiments: le sujet noir antillais doit s’assurer que, en dépit de toutes les exactions et humiliations, son cœur lui appartient et l’aide à résister contre la «vie de déveine» car «l’enclos du malheur, sa porte n’est jamais fermée» (TM, 235).

Dans la structure des emboîtements des récits maternels que dévoile le roman, le récit premier (de Télumée) rend constamment hommage au récit second, celui des paroles grand-maternelles, narratrice seconde qui, à peser l’importance des messages, pourrait bien, malgré sa «douce mort», réclamer le statut de narratrice première, inspiratrice mais également dépositaire d’anciennes vérités, de phrases polies par le temps, devenues lisses comme le petit caillou dans le lit d’une rivière.

Dans ce célèbre incipit, l'interchangeabilité de discours entre femmes et plus particulièrement de discours proverbiaux s’affirme et s’accrédite comme un vecteur de l'identité féminine: Télumée doit son être et son dire aux paroles de l'aïeule. En d’autres termes, ce sera en respectant les aphorismes et maximes que Télumée parvient à ce qu'elle est: une Antillaise debout, une "femme libre de ses deux seins", "un morceau de monde, un pays tout entier, un panache de négresse, la barque, la voile et le vent", les plus beaux compliments qu'on puisse débiter à une Antillaise. Non seulement l'identité féminine est tributaire du rapport mère-fille, mais la "parole des femmes" est la "matrice" pour les faits aussi bien que les fictions de la fille et ces paroles à leur tour sont le legs d’ancêtres qui, bien que malmenés et opprimés, ont ficelé une philosophie de vie qui oscille entre deux pôles, celui de la résignation et celui de la résistance, selon le cas avenant10. Ainsi, la religion imposée, la justice divine et le message de la paix éternelle après la mort sont réinterprétés pour révolter contre toutes les criantes injustices et la certitude que tôt ou tard, le Blanc recevra une punition équitable: «le porc meurt et celui qui tue le porc meurt aussi, c’est une question de moment» (TM, 35), et «le blâme de Dieu est sur toute créature et en fin de compte pour lui, bonté ou méchanceté c’est tout comme… il te tue» (TM, 180).

La venue à l'écriture, la conscience d'écrivaine afro-américaine sont le legs de la créativité et de la spiritualité des (grands-) mères11, comme le confirme dans une interview la «bajane» (Barbadienne exilée à Brooklyn) Paule Marshall («Poets in the Kitchen»). Chez Schwarz-Bart, le discours indirect et interrogatif vient rappeler la source de son emprunt, ce «vivier» de paroles de femmes repêchés et réactualisés:

Me l'avait-elle assez répété, Reine Sans Nom, que toutes les rivières descendent et se noient dans la mer, me l'avait-elle assez répété?... (TM, 81)

Ailleurs, elle supprime le verbe déclaratif et les marques graphiques, incorporant le discours de sa grand-mère dans le sien propre. De la sorte, l'oral se rapproche de l'écrit; récit de paroles et récit d'événements fusionnent12.

"Remontée de la sève orale à travers les pores du roman13", le proverbe "flirte" avec le cliché, avec ce qui ne veut rien et tout dire à la fois. Pour transparent qu'il paraisse, le titre appelle quand même une glose sous peine de rester insignifiant, observe fort justement Roger Toumson dans une revue de qualité locale, co-dirigée et dont le numéro 2 est tout entier consacré à ce best-seller14. Télumée brouillera les paliers significatifs par une écriture qui s'harmonise avec la duplicité identitaire, et qui reflète la ruse de la narratrice pour sortir du corset dichotomique. Elle fait marronner le sens, le transporte à travers des modes d'échanges peu communs. Quand sa mère Victoire est sujette aux reproches de sa mère, Reine Sans Nom, pour avoir «répudié» sa propre chair en envoyant Télumée vivre à Fond-Zombi, la Reine profère: «il arrive même au flamboyant d’arracher les boyaux de son ventre pour le remplir de paille» (TM, 89). Il faut sacrifier la maternité si on veut connaître un peu de féminité bienheureuse.
Quant au temps verbal du proverbe, il néglige la dimension de l'avant/l'après et de ce fait, le proverbe est propice à l'entrée en lecture d'une histoire antillaise: "la parole ne se déroule pas sur un axe multidimensionnel ni même bidirectionnel, mais unidirectionnel, sans profondeur historique ou mythique, dans un bain statique sans épaisseur. L'énonciation épouse intimement l'énoncé15". Lorsque la narratrice se résigne pour un moment, acceptant d’être malmenée par les pluies et les vents de la vie, elle se console: «la vie est une mer sans escale, sans phare aucun» (TM, 247), une phrase qui est immuable au niveau de l’axe temporel. On a beau faire, il en restera toujours ainsi, semble philosopher la femme éprouvée.

2. Exemples

«Le pays dépend bien souvent du cœur de l’homme»

Après avoir relevé leurs fonctions, élucidons quelques proverbes en particulier. D’abord, celui qui fait office d'incipit suggère que la "grandeur du pays" est facteur de la "grandeur du cœur" des habitants qui le peuplent. Il dépendrait de la générosité et de la bonté du peuple que le petit territoire devienne un univers immense. Le rapport inextricable entre paysage/identité, entre la dimension de la terre et la mentalité tant individuelle que collective, s'articule distinctement. Le regard que l'on pose sur la terre qu'on habite décèle qui on est: aimé ou haï, le paysage est miroir d'un être soit bienheureux et content, soit mécontent et aliéné.
Télumée entame le récit de sa vie par un énoncé proverbial pour, d'emblée, s'inscrire en faux contre l'opinion communément répandue. Elle récuse les idées toutes faites des villageois:

Je n'ai jamais souffert de l'exiguïté de mon pays, sans pour autant prétendre que j'aie un grand cœur. Si on me donnait le pouvoir, c'est ici même, en Guadeloupe, que je choisirais de renaître, souffrir et mourir. (TM, 11)

En toute modestie, Télumée affirme avoir souffert, mais pas pour la raison la plus souvent proposée par les Guadeloupéens, à savoir de vivre dans un "pays" que le lecteur découvre être une très petite île. Le potentiel exprime la ferme conviction d'être née et d'avoir vécu à sa place exacte. Elle traverserait la même expérience de souffrance dans la même "lèche de terre sans importance" (TJ, 9). Elle dénonce fermement l'explication du malheur par la petitesse du pays et avance au contraire que quelque chose de positif peut en résulter. Aux Antillais qui prétendent que l'espace est "limité au point de rogner sur l'être [...], la terre soufferte est délaissée. Ce n'est pas encore la terre aimée" (Discours antillais, 276), Télumée rétorque que l'espace est vivable. Son récit de vie à la fois banal et extraordinaire en livrera la preuve.

Immédiatement, la narratrice s'attaque donc à une racine du mal-être antillais: la frustration territoriale. Entassés dans un "ghetto insulaire", les Antillais se sentent "isolé[s], perdu[s]" au point d'avoir l'impression "de ne pas exister sur la scène mondiale16." L'emploi même du terme "pays" masque l'insularité par un détour linguistique dont Glissant nous livre quelques frappants exemples. On parle d'hiver et d'été, alors que la réalité climatologique aux Antilles présente la particularité de n'avoir pas de saisons "à la française", seuls hivernage et carême étant distingués (DA, 121-2). Glissant emploie "pays" pour désigner la Martinique et refouler du coup la situation périphérique et le complexe d’insularité17.

Télumée énumère ensuite quelques facteurs qui mécontentent les habitants, à l'impact desquels nul n'échappe. Le dernier de la série surprend tant il détonne de la chaîne sémantique:

Pourtant, il n'y a guère, mes ancêtres furent esclaves en cette île de volcans, à cyclones et moustiques, à mauvaise mentalité. (TM, 11)

Précipitamment et gravement, la narratrice révèle ce qui est une honte pour beaucoup d'Antillais. Dans une phrase de facture classique (le compte des syllabes tourne plus ou moins autour de l'alexandrin), elle dévoile la descendance esclave, douloureux début qui s’énonce de manière plus prosaïque chez d’autres auteurs antillais. Dans Je suis Martiniquaise, nous lisons dans les pages initiales: "Moi, dont les ancêtres avaient été des esclaves"18. Divulguant le plus vite possible, pour mieux en dissimuler la charge, l'incurable blessure, la narratrice informe du coup qu’elle-même vit à l'époque post-esclavagiste. Bien que la narratrice en soit séparée de trois générations, cette période reste gravée dans la mémoire individuelle et collective antillaise un passé récent ("Il n'y a guère"). En effet, il est dit que la bisaïeule Minerve a été délivrée de ses chaînes (en 1848, l'esclavage est abolie définitivement aux Antilles françaises); l'époque de servitude est donc bel et bien révolue mais les séquelles semblent ineffaçables.

D'entrée de jeu, les problèmes irrésolus de la Guadeloupe sont évoqués sans ambages, en particulier cette "mauvaise mentalité"19 qui envenime les relations socio-raciales et qui serait un triste héritage de l'esclavage: "c'est une île tremblante d'injustices anciennes et continuées, de colères tues et éclatantes, dans [un] charroi et [un] désarroi qui sont le legs -apparemment imprescriptible - de l'ordre colonial [...]20". Il serait intéressant d'approfondir ce thème auto-accusateur que les écrivains de la modernité sont résolus à ne plus voiler. J'en veux pour preuve un des derniers romans de Condé où le thème de l'asocialité ponctue régulièrement les discours des veilleurs: dans la "calebasse que ballottait de mauvaise humeur l'océan", dans cette "île à ragots, livrée aux cyclones et aux ravages de la méchanceté du cœur des Nègres", tout le monde se plaint que "sur le cœur des Nègres, la lumière de la bonté ne brille jamais21."

On comprend alors que le paysage serve d’écran identitaire, que chaque pinceau apporté à un tableau insulaire qui, pourtant, nous pose l’île et son espace, l’île et son vécu, comme points de départ de la trame, efface la représentation exotique, stéréotypée et l'imagerie doudouïste propres à la littérature coloniale. L'île édénique et paradisiaque chérie par les découvreurs et les chroniqueurs22 avant de l'être par les colons et touristes, se dérobe au lecteur contemporain dans un «touffu» proverbial qui nous initie à une insularité carcérale, maudite que la narratrice va pourtant conjurer. Télumée s’engage en effet à un foudroyant défi: celui d'exorciser la méchanceté au moyen du rêve, lequel, du coup, mène le lecteur du plan philosophique au plan fantastique. Tout le récit sera une vaste rêverie, dans laquelle elle fera fi de la détresse des autres. Contrairement à l'opinion sartrienne23, selon laquelle le Noir se complairait dans la souffrance, Télumée proclame:

Mais je ne suis pas venue pour soupeser toute la tristesse du monde. À cela, je préfère rêver, encore et encore, debout au milieu de mon jardin, comme le font toutes les vieilles de mon âge, jusqu'à ce que la mort me prenne dans mon rêve, avec toute ma joie... (TM, 11)

Quel est ce "rêve"? S'agit-il du comportement d'évitement du réel, de la volonté de fuir un réel décevant, de se réfugier dans une tour d'ivoire imaginaire? Grâce au rêve, elle conjurera en quelque sorte la douleur; elle chassera la misère. Ses ancêtres asservis ne firent pas autre chose. Ployés sous le joug, abrutis par le travail abêtissant, "ils se retranchaient dans un monde mythique dont ils étaient les héros, un monde de fuite du réel où leur liberté goguenarde devenait provocation, revanche", lisons-nous dans Au Seuil d’un nouveau cri (Bertène Juminer 1963:13) 24."

2.1. «La liane relie la liane»

Le complexe généalogique frappe nombre des protagonistes et personnages dans la littérature antillaise. C’est le cas aussi de nos femmes-narratrices schwarz-bartiennes. Ainsi, dans le premier roman, Mariotte est vraiment curieuse d’en savoir plus quant à son géniteur. Vieille femme qui se meurt, elle s’efforce encore de percer le mystère autour de la paternité. Elle rêve secrètement que ce soit Raymoninque, or, contrairement à ce "valeureux Nèg' Brave" (PDP, 96) qui jure qu'il n'est pas "un poisson qui se laissera hacher" (PDP, 117), Mariotte constate avec honte qu'elle n'a pas hérité son courage. Elle se sent "un petit poisson noir à la nageoire brisée, perdu dans le coin du bocal terrestre, dans l'ombre de Paris" (PDP, 81). Elle a beau se réchauffer au souvenir de ce nègre courageux et indomptable, elle est tracassée de ne pas savoir "si oui ou non [elle] sortai[t] de ses graines" (PDP, 115).

Question non résolue, la filiation l'est aussi pour le "père" qui, un jour, lui fait part de ses doutes:

Le sang du Bon Dieu coule comme la rivière Capote: il saute une pierre, enfile un pré, entre on ne sait comment dans les veines d'une petite fille. Adieu, petit monde. Je ne sais pas si tu es de mon sang: mais si tu es heureuse ici bas, remercie-moi, et si la vie se déchire pour toi, pardonne au pauvre Raymoninque. (PDP, 114)

Ce passage brode sur plusieurs proverbes "Le sang est plus épais que l'eau"; "On est toujours certain que sa mère est sa mère, on ne peut en dire autant du père" ou encore "Le père des enfants, c'est le secret de la mère". Les proverbes touchent trois domaines imbriqués, ceux du corporel, du sexuel et du généalogique, tous irrémédiablement affectés par le système de la Plantation. Dans Le discours antillais, Glissant relève de nombreux proverbes créoles touchant le tabou sexuel: l’homme noir, en quelque sorte émasculé par le maître blanc, se rachète et se rattrape en adoptant une conduite machiste, accréditée des mères antillaises (Cok moin derô, mare poul zot: Mon coq est dehors, attachez vos poules), et volontiers violente (avant i cho i tchuit: à peine chaud, c’est cuit, DA 295). L’acte sexuel est un acte vite fait, dompteur, violent. De l’autre, la maternité dans les habitations laisse à désirer tant les esclaves se sont passé de bouche à oreille cette vérité anti-nataliste: mangé tè, pa fè ich pou lesclavaj (DA, 297)

L’univers et l’ambiance que nous décrivent André et Simone Schwarz-Bart dans leur premier roman génial est précisément l’espace interstitiel de l’origine et de l’impossibilité d’assumer une identité harmonieuse où les critères de race, classe et sexe se soudent harmonieusement. C’est pourquoi la vieille Mariotte, au tard de sa vie d’errances et de frustrations, continue de fantasmer sur une ascendance héroïque qui devrait compenser du vide familial et du secret parental:

Et, bien qu'en ce temps-là, je ne l'[Raymoninque] aimasse pas comme j'aimais Milo, ça m'avait fait une impression bizarre, de compter secrètement Raymoninque parmi mes présumés pères. Un peu la même impression que le jour où Man Louise [...] m'eût raconté toutes ces histoires concernant la femme Solitude de Guadeloupe laquelle était sa mère, et par là même, me disais-je, non sans une délicieuse angoisse m'avait peut-être légué une goutte minuscule de son sang. (PDP, 114) (C'est moi qui souligne)

C'est avec délectation qu'elle retient Raymoninque parmi les candidats-parents, aussi peu fondée que soit cette supposition, puisque ce "père" "n'a pas poussé, à [s]on intention, quelque clameur qui [lui] eût rendu la confiance... rassurée sur [s]on compte et sur le sien... encouragée à persévérer dans la voie étroite qui était la [leur]... " (PDP, 119) En dépit du doute, la vieille femme se rêve une ascendance noble et un père tendre et attentionné. Pauvre "graine bâtarde" méprisée de sa mère et grand-mère, câpresse sauvageonne, elle se reconnaît volontiers dans ce "nègre brave" qui dénonçait "cette échelle du mépris qui se dressait au-dessus de l'île": le Blanc maudissant l'Octavon, lequel maudit le Quarteron, lequel maudit....etc25" (PDP, 127). Au père réel, figure médiocre à peine évoquée, s'oppose le père fantasmatique: les proverbes encodent l’effacement du père réel au profit d'un gonflement du père imaginaire26.

Il en va exactement de même pour notre héros, Ti Jean, dans le roman éponyme Ti Jean L’horizon (Schwarz-Bart, 1979). Né après le décès de Jean l’Horizon, fruit de la dernière marronne, Awa, et d’un rapport incestueux avec son propre père, le «Congre vert» et chef des nègres d’En-Haut, Wademba, ce petit garçon est sujet de moquerie dans le hameau de Fond-Zombi. Comme il lui faut quand même un nom, on lui crie «Ti Jean» et tout le village se met à l’appeler ainsi. Le garçon taciturne partira seul à la recherche de son vrai père, Wademba, ancêtre vénérable.

La rencontre entre enfant et aïeul implique le passage d'un espace réputé civilisé à un espace sauvage, inconnu. Tous les éléments sont là pour donner à cette première visite une apparence irréelle et fantastique: la promenade nocturne s'accomplit sous la lumière irréelle de la pleine lune et le conduit à travers la forêt impénétrable. A sa grande stupeur, Ti Jean découvre, après avoir traversé "un étroit passage [...], une sorte de couloir qui s'infiltrait à travers le massif de ronces que Ti Jean avait cru impénétrables [...]" (TJ, 56), une enclave africaine sur le sol guadeloupéen. Au fond de la forêt, en haut de la montagne se cache une hutte africaine, entourée de "silhouettes immobilisées, qui exhibaient des nudités très anciennes, avec des faces hallucinées d'esprits", "des êtres qui semblaient hésiter entre les deux mondes" (TJ, 56). Arrivant dans le sous-bois, lieu de refuge des esclaves fugitifs, le fils se trouve face à face avec celui que lui avait toujours caché la mère. Le vieux nègre Wademba "paraissait inanimé et Ti Jean crut qu'il venait de s'éteindre" (TJ, 57). Le vieux "magnétiseur des ténèbres" sort de sa réflexion profonde pour contempler béatement l'enfant qu'il appelle "petit buffle" (TJ, 59) et "liane d'igname, car c'est bien la liane qui relie l'igname" (TJ, 57). Par ce nom, Wademba accentue la consanguinité car un proverbe antillais dit "c'est la corde de l'igname qui attache l'igname". Après avoir raconté une merveilleuse histoire sur le nègre Obé, Wademba change de sujet pour interroger le garçon sur les gens d'En-bas, comme s'il s'agissait d'une autre espèce de Noirs (TJ, 61-62). Le garçon approuve cette idée en prétendant qu'il aime "leur feintise" (TJ, 62). Charmé par le discours du vieillard, admirant religieusement (TJ, 58) le ceinturon du marron Obé, Ti Jean quitte après une libation celui qu'il découvre être son vrai père.

2.2. «Yeux blancs crèvent yeux nègres»

Dans Pluie et vent comme dans Un plat de porc, nous trouvons ce fameux proverbe qui résume toute l’attitude du Noir devant le Blanc: il doit coucher le regard, jamais dévisager le Blanc, sous peine de lui manquer de respect. Ces codes comportementaux, extrêmement racistes, disent le rapport disproportionné entre la fierté infaillible de l’un (le maître) au prix de la honte et de l’abaissement de l’autre (l’esclave). Pendant son «louage» à Belle-Feuille à Bois Debout, ce proverbe «yeux blancs crèvent yeux nègres» est présent tel un palimpseste lors de l’entretien d’embauche. Schwarz-Bart brode ici tout un passage sur un proverbe qui dicte la soumission, la modestie, le caractère humble de la servante face à sa future patronne, la terrible Aurélie Desaragne.

Commenté par de nombreux critiques27, ce discours d’embauche illustre l'antagonisme de race et donc aussi de classe, lequel se reflète dans l'antagonisme linguistique: la dichotomie entre langue vernaculaire (créole) et langue standardisée (français) recoupe celle entre servitude/race noire, domination/race blanche. L'esclave s'empêtre dans une toile langagière, comme le suggère déjà le nom même Desaragne. Dans l'échange inaugural entre la jeune femme noire cherchant un emploi et la Créole, de multiples indices d'ordre socio-linguistique et discursif rendent compte des rôles respectifs de l'exploiteuse et de l'exploitée. La future patronne commence par dévisager fort longuement la domestique. "Race oblige", Aurore examine avec condescendance sa future servante qui, elle, baisse le regard, médusée et muette. Télumée se sentira traquée par ses "yeux métalliques, perçants, lointains sous lesquels [elle] n'existai[t] pas" (TM, 91-2)28 dans «la grande maison». Constamment pétrifiée et anéantie par ce regard dont seul le Béké a le privilège, Télumée deviendra une de ces "faces insonores, couleur de papaye et d'ennui, qui s'arrêtaient derrière nos chaises comme des astres morts..." que se rappelle le poète d'Éloges29 .

2.3. «Les canards et les poules se ressemblent, mais…»

L’Antillaise en service chez des «békés» se doit de peser ses mots et de veiller à satisfaire ses maîtres par des tâches ménagères qui très vite ne sont pas que ménagères. De fait, les deux Désaragne enferment la servante dans une bizarre relation triangulaire; lui demandant affection et amour, ils n'en finissent pas de déséquilibrer Télumée qui croit à tout moment s'évanouir dans le néant (TM, 141). La servante noire devra aussi affronter l'homme blanc, monsieur Désaragne. Le critère du sexe modifiera de façon significative la résistance discursive de la femme noire opprimée qui, au bout d’un certain temps, concède à échanger quelques paroles avec la patronne, à laisser celle-ci s’ouvrir sur des sujets pourtant interdits, tels que «la délicatesse» de la peau de son mari qui ne souffre de cols trop amidonnés. Confrontée à son "égale" blanche comme à l'homme blanc, Télumée saura rester vindicative sous les propos racistes d’Aurélie et faire semblant de ne pas les comprendre, alors qu’avec Monsieur, qui en vient aux mains, elle devra résolument l’éloigner par des paroles proverbiales qui auront l’effet d’un couteau qui lui ramollit le sexe tendu.
Une nuit, comme si c'était convenu entre eux, M. Desaragne surgit dans le pauvre réduit de Télumée, intrusion qui viole son espace privé et qui ravale Télumée au rang de «meuble», se sentant comme étendue sur les misérables objets sur lesquels le Blanc laisse planer son regard insipide, vainquant son dégoût pour vivre son désir. Il lui jette ensuite une belle robe de soie et pose ses mains sous sa jupe. Elle se laisse aller dans les bras de M. Desaragne pour mieux le désarçonner par ses propos désinvoltes et insolents: "j'ai un petit couteau ici et si je n'en avais pas, mes ongles y suffiraient..." (TM, 110-111) Non seulement elle refuse ici ce à quoi le maître pense naturellement avoir droit, mais de plus, elle menace de castration celui qui se comporte comme le coq parmi ses poules. Télumée se défend ferme en menaçant d'ôter au Blanc un moyen de domination particulièrement exécrable: sa puissance phallique. Cependant, M. Desaragne n'interprète pas ses mots comme elle les entend, s'imaginant qu'elle exige seulement un plus gros prix pour le commerce de chair et la trouve d’autant plus vicieuse et appétissante, car il se sent confirmé quant au stéréotype d’une négritude féminine lascive, volontiers provocatrice. Télumée renchaîne alors par un proverbe: "Les canards et les poules se ressemblent, mais les deux espèces ne vont pas ensemble sur l'eau" (TM, 111). Alors qu'elle aurait pu exprimer la même idée à travers un dicton à image végétale («pas confondre Cocos et Zabricots», c-à-d pas confondre des Noirs et des Mulâtres, dans Un plat de porc aux bananes vertes), elle ose le rappeler à l’ordre et lui intimer respect, respect de son propre «interdit». Tenté de traverser la barrière épidermique par un rapport sexuel interracial, l’épouvantable «horreur» que redoute tant Aurélie, l’homme est ici ouvertement rudoyé en l’accusant de transgresser ses propres règles et tabous ségrégationnistes. Notre narratrice choisit à dessein le vocabulaire zoologique pour mieux faire ressortir la connotation sexuelle du proverbe qui fait allusion à l'accouplement «contre-nature» entre deux espèces différentes. «Fléau» contre lequel le Blanc prétend se prémunir, allant jusqu’à «châtrer» tout Noir qui s’acoquine avec une Blanche ou ose lui faire la cour, le mélange des races lui incombe pourtant entièrement. L’interdiction de mariages mixtes, par la non-reconnaissance d'enfants nés de rapports interraciaux, par la destitution de ses droits de tout Blanc, l'exclusion définitive de la caste blanche sont le prix à payer par celui qui transgresse cette règle d’apartheid: dans Pluie et vent, il est question d’un certain Colbert Lanony (TM, 25) qui pour avoir eu «la folie» d’aimer une «négresse», fut à tout jamais banni de la société béké.

Ni le/la Noir(e), ni la Blanche ne pouvaient franchir the color line. Par cet aphorisme programmant la ségrégation dans une société coloriste, Télumée accuse le Blanc de violer ses propres règles, piégeant son agresseur en lui renvoyant ses propres propos ségrégationnistes.
Cette scène étrangement esclavagiste, pourtant située dans une Guadeloupe du XXe siècle, nous convainc de la persistance d’une mentalité esclavagiste: aux «yeux» de l’homme blanc, le corps féminin noir charroie des connotations vieilles de plusieurs siècles. Monsieur Desaragne n’y va pas par quatre chemins, lui avouant tout bassement son besoin d'une "petite négresse si noire que bleue", tant la «négritude» garantit dans son esprit une très grande satisfaction sexuelle, la femme noire étant avilie comme une femelle en rut, toujours prête et primitive. Alors que l’homme noir, nous l’avons vu dans le proverbe mentionné ci-dessus, était dépeint comme un piètre amant, une brute qui ne prend pas le temps de séduire et de préparer la femme à l’acte sexuel, monsieur Desaragne non plus se montre disposé à se faire désirer par sa servante noire, au lieu de cela il lui ordonne tout simplement de lui réchauffer le cœur et le corps. Il lui prête donc ce qui ferait cruellement défaut chez la femme créole, Aurore: l'aptitude au plaisir, la sensualité, voire l'impudicité.

Conclusion

Interface entre la prise de parole individuelle et le fond collectif, lieu de métissage entre un discours autobiographique et la parole grand-maternelle, le proverbe sert dans le discours schwarz-bartien à perforer l’écrit par l’oral et à supputer l’existence antillaise. Paroles sédimentées à travers les «temps anciens», sagesses intemporelles d’un groupe démuni et désavoué humanisés, jusque dans leur droit de libre expression, ont su forger : leçon de résistance face à la mauvaise chance, car « un nègre ne meurt jamais», et «soleil couché, malheur pas couché». Pierre angulaire de la mentalité antillaise, les proverbes apportent aussi cette touche d’authentique créolité qui auréole une francophonie décentrée. En dépit des nombreuses «affres», les proverbes tirent de la nature (faune et flore, relief des îles) des leçons de marronnage et de «conjuration». Ils concernent plus particulièrement aussi les nombreux tabous qu’une société de Plantation particulièrement ségrégationniste a solidement ancrés dans la conscience collective antillaise. Touchant les domaines du corps, de la sexualité et de la généalogie, nombre de proverbes traitent des interdits et traduisent les rapports problématiques : au corps, dû fait que ce corps a été rabaissé au rang d’outil et de «valeur marchande», rapport entre les sexes, rapport entre parents (l’incertitude quant aux origines (familiales) et le complexe de bâtardise, le croisement racial).

Notes

1Terme repris à Bernabé et par lequel il entend l'emploi de maximes, de sentences, de proverbes et de dictons ("Contribution à l'étude de la diglossie littéraire", TED, n°2, 1979 : 103-130.

2Merle Collins, Angel, London: The Women's Press, 1987. Bildungsroman à travers trois générations, focalisant sur la maturation émotionnelle et socio-politique de Angel, le roman subvertit par la forte présence du créole de la Grenade le monopole narratif de l'anglais. Certains des proverbes ("You never get more than you can handle", 36, 286) ainsi que les formules liminaires du conte ("Tim Tim", 78) font écho à ceux utilisés par Schwarz-Bart.

3Mineke Schipper, Beyond Boundaries, London: Allison & Busby, 1989, 65-68.

4Patrick Chamoiseau, Gallimard, 1992 : 354.

5"Une barque telle que Toussine, les gens ne désiraient pas l'abandonner à elle-même" (TM, 26); "[Reine sans Nom] fabriquait du vent pour gonfler mes voiles, me permettre de reprendre mon voyage sur l'eau" (TM, 170).

6Voir l'étude de Fanta Toureh, L'imaginaire dans l'oeuvre de Simone Schwarz-Bart. Approche d'une mythologie antillaise, L’Harmattan, 1985, p.111 et sv.

7ibid., 34-35.

8Pierre Van den Heuvel, Parole Mot Silence. Pour une poétique de l'énonciation, Corti, 1958:137.

9ibid, 60.

10Marshall admet dans une interview: "These oral conversations [...] provided me with the raw materials for my novel. I learned from them how to define the contours of a character. [...] These oral conversations drew upon folktales, proverbs, metaphors, and images. [...] It was my mother and West Indian friends who really taught me how to write." (John Williams, "Return of a Native Daughter: An Interview with P. Marshall and M. Condé", SAGE, Vol.III, n° 3, Fall 1986, 53.)

11Houston A. Baker, "There is No More Beautiful Way: Theory and the Poetics of Afro-American Women's Writing", Afro-American Literary Study in the 1990s, éd. par A. Baker, Patricia Redmond, The University of Chicago Press, 1989, 135-163.

12Voir Mieke Bal (Narratologie, Klinksieck, 1977 : 26-27): "La raison pour laquelle ce discours est narrativisé est justement le fait qu'il n'est pas discours; [...] le discours est devenu un événement comme un autre. Il est inséré dans le discours narratif et il ne se distingue, théoriquement, en rien du récit d'événements."

13Bernabé, art. cité, 126.

14Roger Toumson, "Pluie et Vent...: une rêverie encyclopédique", Textes, Etudes et Documents, n°2, 1979 : 26.

15Francis Affergan, Anthropologie à la Martinique, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1983 : 150.

16Jack Corzani, "À propos d'un archipel 'inachevé'. L'Antillanité, rêve et réalité dans la littérature des Antilles françaises", in Actes du congrès mondial des littératures de langue française, Univ. de Padoue, 1984, XV, 207.

17Le "manque de pays" est omniprésent dans l'oeuvre glissantienne, pensons au titre de son dernier receuil de poèmes Pays réel, pays rêvé (Seuil, 1985). Ses personnages cherchent fiévreusement les traces indélébiles de ce pays étendu, quitté de force: "[Pythagore] cherchait dans le livre aux feuilles jaunes épaissies par l'usage la trace de ce pays jadis marqué d'immensité. L'immensité nous a quittés. Nous taraudons le même carré de terre qui s'offre aux eaux de deux mers. Ce pays d'avant nous démarra de nos corps, que nous n'avons pas ensouchés dans le pays-ci" (Glissant, La Case du commandeur, Seuil, 1981 : 32).

18Mayotte Capécia, Je suis Martiniquaise, Corréâ, 1948 : 9.

19Glissant traduit à plusieurs reprises cette asocialité: "absolument rien ne peut obliger un Martiniquais à 's'entendre' avec un autre Martiniquais" (Discours antillais, 167); "pas un ne trouve dans son passé proche ou lointain quelque raison que ce soit de vivre avec son voisin" (La Case du Commandeur, oc, 186).

20Priska Degras, "Mahogany", Présence Africaine, n°146, 1988, 266.

21Maryse Condé, Traversée de la mangrove, Mercure de France, 1989 : 29, 83.

22On se référera à l'excellent travail de Régis Antoine, Les écrivains français et les Antilles. Des premiers Pères Blancs aux Surréalistes Noirs, Maisonneuve et Larose, 1978, 36-46: "Les chroniqueurs et la nature tropicale." (38-46)

23Jean-Paul Sartre, Orphée noir (XXXIV, repris dans Situations III): "bien que ces poèmes soient de bout en bout anti-chrétiens, on pourrait, [...] nommer la négritude une Passion: le noir conscient de soi se représente à ses propres yeux comme l'homme qui a pris sur soi toute la douleur humaine et qui souffre pour tous, même pour le blanc."

24Bertène Juminer, Au seuil d'un nouveau cri, Présence Africaine, 1963 : 13.

25"L'échelle de mépris" rappelle "la pyramide de tyranneaux" de Memmi où le facteur social intrinsèquement lié au facteur racial est le principe discrimatoire: "chacun socialement opprimé par un plus puissant que lui, trouve toujours un moins puissant pour se reposer sur lui, et se faire tyran à son tour." (Portrait du colonisé, Corrêa, 1957, 26).

26Affergan, oc, p.89 et sv.

27Parmi eux, Bernabé dans Textes, Etudes et Documents, art.cité, 122; Monique Bouchard, Harmattan/PUC, 1990 : 75.

28Richard Burton, "Le thème du regard dans la littérature antillaise", art.cité et Ronnie Scharfman, "Mirroring and Mothering in Pluie et Vent and Wide Sargasso Sea", Yale French Studies, n°12, 1981 : 88-106.

29Saint-John Perse, Éloges, Gallimard, 1967, Coll. Poésie.

 

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