Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Réalisme et modernité dans l'univers des écrivains
caribéens et panaméricains

Colloque du GRECFAC 
(Macabou du 12 au 14 novembre 08)

Le spectacle de KREYOLAD

Nicole ISCH
10. novembre 2008

Depuis 2004 Judes Duranty dit Jid, bibliothécaire, écrivain et musicien martiniquais,  note en langue créole les bonheurs et les drames de la société martiniquaise grâce à des formes brèves hebdomadaires appelées "Kréyolad"; il examine pas à pas la force intrinsèque d'une Martinique mouvante, son aspiration foncière à se positionner dans un siècle qui n'a jamais été une banale importation hexagonale. Comment  l’auteur se positionne-t-il face à l'usage littéraire du créole dans un contexte réaliste et moderne?

Nous tâcherons plus précisément de répondre à la question suivante Dans quelle mesure le créole accompagne-t-il le progrès social, s’inscrit-il dans une perspective de promotion du peuple martiniquais?

Introduction

Identification et caractéristiques

Les textes

Parues dans un hebdomadaire antillais de 2004 à 2008, près de  300 transcriptions de faits d’actualité en une page de  créole forment notre objet d’étude. Ce sont des textes qui formellement se rapprochent du conte où la voix narrative est présente et où le narrataire est lui-même interpellé. Récits pleins d’humour qui privilégient un regard distancié sur des situations de la vie courante, ils enrichissent le corpus en langue créole. La fonction référentielle est omniprésente, où le lecteur se trouve en face de personnages et de lieux vécus comme réels et vivants.

Le diseur

Le chemin de la réconciliation avec l’acte solitaire de lecture, surtout en langue créole, passe par des moments de partage: les Kréyolad peuvent être exprimés à haute voix; le diseur peut faire entendre sa voix, qui repose sur l’intelligence du texte. Quand le diseur trouve le ton, le rythme, la respiration, il élève l’auditoire à la hauteur du recueil.

La périodicité

L’expérience des Kréyolad est menée au rythme d’une production par semaine; c’est une entreprise populaire de lente imprégnation qui s’accommoderait mal d’une programmation irrégulière. Pour faire aimer l’écrit, surtout en langue créole, il convient d’installer des habitudes, de générer une attitude nouvelle face à la lecture pour redonner force et magie aux mots et aux sonorités. L’attention est ainsi captée durant 5 à 15 minutes de déchiffrement puis d’appréciation.

Le fonctionnement des différents modes de discours

Conversation orale, dialogue écrit, discours direct indirect, indirect libre, raconté, s’entremêlent dans les Kréyolad; mais deux modes de discours prédominent. Dans la représentation générale, on considère que le narrateur peut adopter deux modes d’évocation de la parole d’autrui

  • le mode de la représentation, appelé discours direct, où le narrateur donne l’impression de transcrire les paroles d’autrui sans médiation, comme s’il les reproduisait, ou les enregistrait:

Ni an boug ki mandé mwen:

– Es anglé ni dwa vini sèvi kò-yo isi épi déviré an péyi-yo bonjan bonarjan.?

  •  le mode de la relation, le discours indirect, où le narrateur donne l’impression de sélectionner, de réorganiser les paroles du personnage évoqué et se donne le droit de les analyser, de les commenter, voire de les critiquer.

Ainsi après le décès d’Aimé Césaire: «Apré tout kalté makakri kontel, mété’y o pantéron akondi sé an panten ron oben an bwabwa.
Obensinon, ba moniman poté non’y alow ki i pa té janmen mandé sa. Man konnet yonndé ki jik mandé yo débatizé Fodfrans pou kriyé’y «Sézèvil». Yo fè an gran vidé éti yo té ka chanté «Viv Sèzè, Sèzèvil!
» Si le narrateur fait parfois semblant de s’effacer  derrière la parole d’un personnage qu’il restituerait telle quelle, l’on s’aperçoit vite du mensonge du discours direct: cette parole est une construction écrite déterminée par la globalité du récit est relayée par des points de vue qui la nuancent ou la contredisent.

Ces deux modes de discours rapporté s’offrent au «lisant» pour reprendre un terme de Vincent Jouve: le narrateur propose au «lisant» un va-et-vient  entre la parole objective et la parole modalisée par la subjectivité. D’une parole sociale brute, l’on passe à une parole argumentée et commentée, ce qui n’est pas sans intérêt pour le classement générique. C’est pourquoi le repérage de ces principales caractéristiques appelle une exploration de  l’énonciation: Qui parle? A qui? De qui et de quoi?

Qui parle?

Les interventions de l’auteur

Man ka mandé-mwen, es tout lo vakabonajri-tala paka estrésé chadron-an.
Anlo moun a kriyé’y oursen, é i pa djè enmen sa pies toubannman.

Lé frèr Jané pa trapé chadron, mé yo genyen konba lépé-yo a kay sé chinwa-a (228)

  • Des formules récurrentes indiquent une mise à distance par rapport à l’anecdote rapportée; bien que la plupart des récits soient menés à la troisième personne, l’auteur connaît les tenants et les aboutissants; visiblement omniscient il sait et exprime les paroles, intentions et actions des personnages; mais le je intervient souvent directement, même s’il semble  aussi se détacher du récit par les formules:
     
    «asiparé»
    «Yo di mwen sa»
    «Mwen tann di»
  • Le choix des termes indique une connotation morale, satirique, induit un jugement qui oriente les textes et en fait ressortir le message.
     
  • La formule finale: «Man la ka tranblé» exprime l’opinion générale et personnelle après le tremblement de terre de 2008.
     
  • La question rhétorique est lourde de sens et d’ironie:

«Es yo ké pété bonm oben bonm ké pété an tout péyi-a?»

  • Le proverbe est tronqué dans une suspension qui crée la connivence avec le lecteur:
     
    «si pa té ni soutirè…» «zot jas sav.» (194, 228)
     
  • la parodie est employée dans un gros éclat de rire:
     
    «o didon, rien n’a changé dans ce pèyi bordel! Moun toujou ka fè tjenbwa aléliron. Figuré zot ki man wè an dé koko zié mwen an boug épi an sitrouy 60 kilo. Odidon mé sé for sa!» (223)
     
  • Les connotations sont légions, soit qu’elles expriment l’assentiment.
     
    «Erezdibonè», «Asiparé papétèt» ou le rejet, voire le mépris et la réprobation «Es i sé Bondié?» (195)
     
  • La prise  de position peut être directe et l’opinion affirmée:
     
    «Antouléka sa man sav sé ki man pa ni an boug ka fé pôtrè maon; ni an boug ka fè kotjen; ajijéwé an boug sirè, malen.» (199)
     
    «Antouléka pa ti vakans man ni lintension pasé atè Matnik; Pésonnpa menm Madlèn pa bizwen di mwen «pati vakans Matnik!» (222)
     
  • On trouve de nombreuses occurrences d’exhortation et de prises à partie des citoyens concernés:
     
    «Manmay, fo zot véyatif pandan vakans ta-la!» (224)
     
  • Dans l’opposition l’intention satirique et caustique est manifeste, pointant du doigt les contradictions de la société martiniquaise.
     
    «Toupandanmoun té ka wouklé pas lajan pa té djè fô, atè Matnik, moun fè révéyon a katsan éro.»
    «Misié osi pa djè enmen zafè woot-tay-la; I lé sé li koumandè, i pa anvi moun koumandé’y.»
    «An final di kont sé révé man té ka révé pas ou pa janmen wé dé mal krab adan an menm tou.» (170)
     
  • La prise de position se fait conseil à la jeunesse dans un  kréyolad slamé:
     
    «Pito ou vini an tjwè
    Epi an koko fè
    Chèché an lot bagay pou fè.
    Alé achté an bout tè
    Gadé pabo Senpiè
    Oben pa koté Chèlchè»

Ces différentes interventions, qui s’intègrent au récit en émettant des suggestions ou des intentions précises, attirent l’attention du lecteur et orientent sa lecture; elles ne sont pas anodines, mettent en scène des comportements qui, par leur implication sociale et morale, ont une fonction didactique de prévention et d’enseignement:

C’est le cas de la KREYOLAD (215), Intitulé «Mi bel dat»:

Sé boug MIR-la … ni 22 jou yo ka maché. Yo ja pasé 22 komin ek yo poko rivé Préchè. An chak komin té ni an brital mòn pou janbé. Sé mésié pa pran 22 minit pou té valé sa. Mé an pati fonksionè pa té anpil, apenn 22 moun adan an manif.
Dan pliziè lisé, adan an patjé kolèj épi an chay lékol latit, ni 22 mèt ek pofésè ki rété bò kay-yo. Ni yonn ki kité dé fwa 22 kopi pou korijé. Ni an lot ki té ni 22 jou i té bò kay-li. Sé jou-tala i désidé viré lékol-la. Mé, 22 met épi métres di’y:

– Pa fè sa pies toubannman!

…Adan mwa-tala, i ké ni pou nou chonjé an sel dat, sé 22 mé… 22 mé sé dat pou pa bliyé, sirtou dan 22 jou. Pas ni 160 lanné nèg pété chenn.
Es pa rété dòt chenn pou pété ?
…Man pa sav si tala ki rété a ni 22 may, mé asiré si nou lé wè an bel jou (menmsi sa pou diré 22 zan ankò), fok pa moli an may.

Le rôle du narrateur est donc de mettre en relief  tout ce qui peut contribuer à favoriser la compréhension et l’amélioration du microcosme martiniquais. Par l’exposition de l’anecdote il démonte et analyse les mécanismes de l’actualité, par ses interventions il inscrit le créole dans la modernité, en en faisant un outil de progrès pour le peuple. Ces mécanismes, dont l’origine peut être physiologique, psychologique, importée ou atavique, renvoient à des comportements et les explicitent, aidant ainsi le lecteur à comprendre notre vécu, avant que n’intervienne la formule finale, qui reprend et résume les données de l’histoire en les réorientant; le narrateur devient un guide dans la lecture de l’actualité, il semble ici se faire le médiateur d’un message auquel il adhère.

A qui ?

L’art de dire

Établir le contact avec un public divers, plus ou moins averti, amadouer et élargir progressivement le cercle des lecteurs est pour le scripteur des Kréyolad une préoccupation de tous les instants. Pour amener le public à lui, le diseur introduit toujours son récit. Cela peut se faire en racontant une anecdote du quotidien ou la vie locale, en rapportant un épisode ou une réaction du diseur lui-même, en attirant l’attention sur un lieu, une époque, un objet, un comportement…Le principe est toujours le même: mettre en attente des mots qui, repris en écho dans le cours de la Kréyolad, susciteront l’intérêt du lecteur-auditeur et le mettront en condition d’écoute. Quant au lien à établir avec l’histoire, il se fait souvent à l’aide de tours ou d’expressions: «». Ainsi le statut de l’émetteur est étroitement relié à celui des récepteurs, par la connivence et les références partagées.

L’art de dire est semblable à l’art de conter; ces textes, qui se prêtent à l’oralisation, guident l’interprète par leur ponctuation, leur rythme, leur lecture annotée sous-jacente. La théâtralisation de ces textes passe par la diction et la gestuelle indiquées en filigrane.

De qui et de quoi ?

Les personnages dont on parle peuvent être humains, animaux, non animés et partants vecteurs essentiels d’un message didactique et d’un enseignement à la citoyenneté. Ces trois champs lexicaux émaillent toutes les Kréyolad avec plus ou moins de densité: les personnages humains, les bêtes, les plantes. On assiste avec eux à un véritable spectacle social qui s’égrène de la politique à la course à la consommation, en passant par la pêche et l’éducation. Le désir, la possession, le genre, la jalousie, le paraître et la bêtise sont pointés du doigt.

Les personnages humains

Personnages

Actions et contextes

Époque

Chabin
Serjo
Katrin

Election des députés
Politique

Juin 2007

170

Boug
Yvon
Mémé Moris
Bazil
An jenn ti bray
Moun
Tipol
Papa Ti Pol
An gran nonm 76 ans

Course de yole
Anniversaire d’Aimé Césaire

Juin 2007

171
172
174

Réné

 

 

228

 Le bestiaire et les végétaux

Malgré son intention de créer un genre nouveau, l’écrivain, avec une distance humoristique, ne dédaigne pas les usages traditionnels qui ont été faits des animaux; brosser une caricature distrayante de l’homme comme l’ont fait avec bonheur Esope ou La Fontaine dans leurs Fables, ou J. Renard dans Histoires naturelles, est ici revisité.

Les Kréyolad utilisent des proverbes, des chansons, de la poésie, du slam, des allégories; l’imaginaire animal, qui reste au second plan, vient soutenir la conversation avec le lecteur mais fait de l’œuvre un véritable spectacle théâtral.

En entrant dans le monde de l’auteur, il est permis de recenser les principales espèces qu’il y a convoquées, pour voir l’utilisation littéraire qui en est faite et tenter d’éclairer son univers imaginaire. Sympathisons donc avec les fonctions animales qui nous sont montrées en action dans les textes.

Les hommes semblent doués de la mobilité des vertus propres aux animaux; ils semblent se métamorphoser; c’est une véritable mutation animale.

L’arche de Noé qu’est le monde des Kréyolad recense quantité de bêtes assemblées dans la métaphore associative pour une utilisation littéraire. C’est l’un des aspects de l’univers imaginaire de Duranty; la métaphore et la comparaison animale mettent en abîme un univers peuplé de types humains et de profils psychologiques.

L’air est peuplé de papillons, d’oiseaux,

«Si ou atatché samariten ou atatché an nich flanman» (193)

d’insectes, de mouches, comme dans l’expression:

«Tounen mouch rouj, dont la vélocité va de pair avec la colère et l’agressivité.
Pa menm an mouch yo ka aksepté ka volé; sirtou épi zafè lo mouch-la ki té ni apré din-la.
» (194)

Les animaux marins sont aussi représentés:

«Dé mal krab pa ka rété an menm tou.»

Les habitants de la terre sont représentés par des chiens; le chien a une mention spéciale, doué d’une personnalité complexe et d’une densité psychologique:

«Misié té tris kon chien ki ni lapenn» (170)
«Chien yo pa kay lachas» (170)
«Vréman nou ka vini chien pou toulbon. Chien ka viv anpami moun akondi sé moun. Antouléka, ta mwen an rété déwo, sé pa li ka koumandé mwen.» (188)

On trouve des singes, des serpents…

Le chadron est mentionné pour sa rareté:

«Mi an tèt chadron
Chadron vét
» (228)

Les conflits d’intérêt que fait naître l’oursin entre les pêcheurs soucieux de préserver la ressource et le lobby des hôteliers qui n’a de cesse de faire pression sur les autorités sont une mine pour la satire:

«René mandé pou pa wouvè lapèch chadron-an. Dapré misié fok té ké atann jik pa koté désanm.»

Le phénomène du téléphone portable donne lieu à de truculentes comparaisons ou évocations animales:

«Powtab ka vini ensipowtab, ni tout model son ka fè’w ri, kon an vwa ti-bébé ka mò ri; obensinon an bef ki ka kriyé an mwé. Man jik tann an vwa kochon anlè an portab, sé pou di zot.» (234)

La consommation d’herbes hallucinogènes est l’occasion de montrer les contradictions au sein de la famille et la déshérence des jeunes d’aujoud’hui:

«yo di parol sé van mé tala si ou planté anlè an roch i ka lévé kon an léti planté adan kaka bef.»

Les images végétales assimilent les Kréyolad à un plantaire; les plantes ont le caractère rassurant du végétal: elles envahissent l’espace et poussent l’homme au dépassement de soi. Elles possèdent une force qu’elles communiquent aux humains; c’est moins une action passive d’assimilation de tous les nutriments qu’une fonction de catalyseur.

Genre et objectif

Déjà présents dans l’Antiquité gréco-romaine, les récits de fiction, longs ou brefs, ont longtemps été considérés comme un genre peu élevé dans la hiérarchie littéraire, jusqu’à ce que le XIXème siècle en fasse un mode de transposition privilégié de la réalité et d’analyse de la société. Aujourd’hui la multiplicité des formes brèves montre que le genre est vivant et apprécié du public, comme les nouvelles en 3 lignes de Félix Fénéon parues en 1906: faits d’actualité rapportés dans la presse écrite sous forme de «brèves», courts articles narratifs sans signature, ou «pawol an ba fey» de Rabataly parues dans le quotidien local martiniquais.

C’est dans ce contexte que se place le corpus des Kréyolad de Duranty. L’inspiration est contemporaine, immédiate, les personnages étant issus de la société martiniquaise d’aujourd’hui et les actions et phénomènes venant de la vie courante. Ancrées dans un quotidien qu’elles entendent interpréter sinon refléter, elles contribuent à l’évolution des mentalités envers le créole qui bien qu’officialisé et enseigné, subit encore l’ostracisme et le rejet. L’auteur attire donc l’attention des martiniquais sur leurs pratiques sociales dans le but d'assurer leur survie et leur épanouissement personnel; ce faisant il éduque le lecteur populaire en lui proposant un créole écrit dénué d’hermétisme, à la portée de tous.

Voici ce qu’en dit l’auteur:

«C’est ainsi qu’est né Kréyolad qui est simplement la combinaison des mots  rigolade et  créole. En réalité il s’agit pour moi de poser un regard humoristique sur des situations graves. Posture nouvelle pour moi qui me suis tout de suite trouvé dans la peau d’un rédacteur de billet d’humeur. Parler d’un sujet avec humour est très loin de la niaiserie et de la facilité. Comment exprimer le point de vue du Martiniquais de tous les jours?»

Associées au créole, qui n’est pas la langue des officiels et des intellectuels, mais celle du peuple, les Kréyolad portent la trace d’une appartenance populaire. Elles apparaissent comme une phase de transition entre les propos oraux spontanés, sorte de «makrélaj» au sens antillais, et une forme d’écriture longue, proche de la nouvelle; elles tiennent aussi au discours idéologique: en ce sens elles constituent un genre en formation, qui rejoint les thèmes et les personnages des récits réalistes ou des récits d’enfance, de la fable aussi, dans un souci d’analyser les mœurs, comme dans le début de Kreyolad (195):

«Kisiswa manniè ou mété ko’w, an tou sans, nenpot ki manniè ou mété’w ou
 pé trapé bab.
»

Et le récit commence, l’anecdote est racontée exactement comme le ferait La Fontaine:

«Man té ka roulé alez kon blez, an timanniè trankil lecha, lé man pasé douvan an stasion, gro anboutéyaj.»

  • Parfois, c’est la morale qui clôt l’histoire, apportant une opinion subjective mais pleine de bon sens:
     
    «Asiré nou poko ké manjé bel tèt chadron lanné ta-la, pas i préféré rété vet pou yo pa tjwiy’y.»

Et à propos de l’affaire Marion, qui a défrayé la chronique, le narrateur relate et s’interroge:

«Ni an boug ki mandé mwen:

– Es anglé ni dwa vini sèvi kò-yo isi épi déviré an péyi-yo bonjan bonarjan.

Man rété boudé kon an doubsis man pa ni solision pas man enmen lakarayib.

– Es sé pou sa moun pou vini fè vakabonajri isi?»

La vitalité de la langue créole parlée est manifeste certes mais l’on connaît les vicissitudes de l’histoire et l’on sait que l’une des chances de survie d’une langue réside certainement dans le code écrit, qui la fixe et la codifie. Ses qualités et son pittoresque lui donnent dès l’abord beaucoup d’avantages, et il serait dommage que la tentative d’une utilisation plus large n’en soit pas faite. Certains mots même sont voués à disparaître.

Conclusion

Peintre des mœurs de son temps, l’auteur nous offre des réflexions esquissées, des notes organisées qui ne valent pas, pour les esprits attachés à la tradition, un bon roman, un bon essai philosophique, une épaisse étude sociologique; mais son originalité, et par là son intérêt, me paraissent décisives, autant dans la forme que dans le fond. Les Caractères de la Bruyère, les Lettres persanes, les Maximes même de La Rochefoucault ont connu des vicissitudes avant l’adhésion générale. Aussi, sur la voie de la modernité et de l’éducation, se lèvent des auteurs antillais qui par leur contribution littéraire et linguistique, apportent un témoignage lucide, pénétrant, humoristique et nécessairement subjectif sur notre époque, sur ce qu’elle a de meilleur,  de perfectible.

Sensible à l’observation de la réalité, préoccupé par l’éducation, Duranty fait du créole une rhétorique savoureuse et efficace, ancrée dans la modernité, en guise de revanche sur le tragique et la mort. L’univers martiniquais, en continuelle expansion, composé d’éléments divers et complexes, échappe à l’entendement. Il n’existe pas d’autre moyen pour comprendre le pays que d’accepter de s’y perdre et d’en rire, de s’ouvrir ainsi à des rencontres inattendues. C’est la méthode adoptée dans Kréyolad, en un parcours urbain et rural, insolite et décliné à travers une chronique créole. Avec, pour principe de navigation une progression de l’anecdote vers le général, de la périphérie vers le centre, du sous-jacent  vers l’officiel, de ce qu’en dit la rue vers une réflexion didactique.

Le créole continue ainsi d’investir des domaines de plus en plus étendus et de s’emparer d’un code écrit encore  trop rare. Quand on sait le parcours chaotique et les progrès de haute lutte des langues régionales, depuis les thèses de Rivarol jusqu’à l’institution du CAPES de créole, n’est-on pas en droit de saluer l’élargissement du corpus écrit?

Pour finir, étudier les Kréyolad à un colloque sur Réalisme et Modernité chez les écrivains de la Caraïbe, c’est les exposer à un grand risque: en effet il fallait éviter l’écueil de leur faire perdre ce qu’ils offrent de non académique et de novateur. En même temps, nous le savons, le texte littéraire ne continue de vivre qu’escorté de ses multiples commentaires. Rien ne le tue plus que le temps, le silence. Les Kréyolad de Duranty sont dans un entre-deux entre l’article et  la nouvelle satirique; mais la légèreté, la brièveté de ces formes que nous avons essayé de situer génériquement avec précision, nous invitent à briser tout cadre formaliste qui les réduirait à leur structure, à leurs techniques.

L’enjeu est manifeste pour les études littéraires et sociolinguistiques; aussi notre contribution se veut-elle une forme de débordement, appelée par l’espace même dans lequel se déploie des textes dont la simplicité apparente procède d’un véritable art. D’où l’auteur tire-t-il son savoir? Dans quelle mesure est-ce le lecteur qui le crédite de ce savoir? De toute évidence, ces textes reçoivent des impressions de toutes sortes, ils s’organisent selon une esthétique de la réception. Et pour cela ils posent la question du sens de l’action et de la vie.

Le 10.11.08 Nicole ISCH

Viré monté