L’Un et l’Autre

Marcel Zang

Trieste
Trieste. Photo F.P.

Au commencement il y a rupture. Rupture d’un corps. Corps qui s’arrache d’un corps. Visage qui s’arrache d’un visage. Et, finalement, de part et d’autre d’un miroir, et du même côté de ce miroir, ne reste plus qu’une queue et un trou qui se regardent.

Mais voilà, une rupture ne saurait être un commencement. Une rupture est toujours précédée de quelque chose, de quelque chose d’autre, d’autres commencements, commencements qu’on peut remonter jusqu’au premier commencement, jusqu’à l’ultime commencement. Comment commence-t-il?

Par un corps qui se jette à l’eau? Par deux visages? Voici donc deux visages. Un homme et une femme. Visages encastrés. Visages soudés. Visages unis. Croit-on. Mais à y regarder de près, on voit bien qu’il s’en échappe quelque chose – quoi? – qui, à son tour, ira se lover dans un trou quelconque. Et de ce trou jaillira un autre serpent, et ainsi, de cuvette en cuvette, de trou en trou, et ainsi. Il y aura toujours une queue pour entrer dans un trou, et sortir par un trou pour rentrer dans un trou. Fermé. Circulaire. Tout est fermé. Tout est ouvert. C’est un ensemble dans lequel baignent une queue et un trou, mille queues et mille trous, et où rien ne commence, où rien ne se termine: une queue appelle forcément un trou, et vice-versa. Alors commencer… Et où commencer? Par le Verbe? Par le souffle? Par le signe? Par la salive? Par la glaise? Foutaises! Dieu n’a pas créé le monde. Pour créer il faut être manchot: aveugle, muet, boiteux. En manque d’une respiration. Seul l’homme a pu créer Dieu – qui n’a besoin de rien, encore moins de l’homme. Mais il faut bien commencer. Et ne plus se retourner – il n’y a qu’ainsi qu’on peut y arriver. Donc voici un commencement: un bruit, un regard, un geste, un mot… Et puis qu’éclate le bruit, s’élève le regard, s’amorce le geste, s’inscrive le mot, il y a aussitôt mouvement, transformation, rencontre. Et c’est ainsi qu’un mot déplace un autre; un objet un autre; un corps un autre… Jamais deux en un, mais toujours un plus un plus un. Ainsi, dire. Le dire de parler. Ouvrir la bouche et parler. Ouvrir, déjà trop tard, un serpent s’y est engouffré. Quant à parler… Ce serpent qui en sort, rien qu’une langue. Rose étron. Rose qui pousse, pénètre mais ne touche ni ne bouche un serpent s’est allé – à son tour – remplir son office. Et c’est ainsi qu’un mot déplace un autre, et jamais n’atteint son but. Vouloir dire c’est se condamner à maudire, au mieux à célébrer son impuissance à dire, au pire à déformer, reformer, dissimuler, réciter – salive de bois. Tout mouvement pousse et déplace et transforme. Comme tout mouvement porte un serpent en son désir. Voilà pourquoi tout désir est désir de changement. Transformation. Et réaliser son désir c’est modifier son objet. C’est déplacer une autre queue. Recréation. Qui jamais n’a entendu ou senti le chuintement d’une queue qui s’encastre dans un trou? Ce râle n’est que le sifflement d’un serpent dérangé dans son repos ; ce serpent est tout simplement à la recherche d’un autre trou à enfiler. Il en est ainsi de toute rencontre – où l’un vise au changement de l’autre, et l’autre de l’un qui est l’autre. Toujours. Tout objet chasse un autre qui chasse un autre, et ainsi. Et tout objet contient des trous. Et pas de trou sans queue. Aucune profondeur là-dedans. Rien que bosses et creux. En avant, arche, repos. Fixe, repos. Alors à toucher – croyant toucher – on ne fait que déplacer, branler, remodeler. Et c’est ainsi que toute perfection, tout absolu, devient hors de portée – tout désir ne cherchant qu’à modifier son objet. Un mouvement ne se contente pas de pénétrer, il transforme, déforme, et cherche au-delà, à côté, en tout cas ailleurs. On ne choisit pas. On ouvre la bouche; une langue se dresse et troue l’air. Le trou est comblé? Penses-tu! n’a fait que se déplacer, écarté, modifié. Tout objet chasse un autre mais n’atteint. Un trou qui se bouche ici s’ouvre ailleurs; une queue qui se plante là ressort de l’autre côté. Pas de début, pas de fin. Autre contour. Contourner à nouveau. Con. Toujours. Et pourtant on y est; on croit qu’on y est vraiment, bien planté, con empli, nez bouché. Des prunes! Et ricochet. Et ricochet est insaisissable, infini, dans un espace clos. Un trou n’est pas un trou mais mille trous ; une queue n’est pas une queue mais mille queues. Eclaté en mille. A personne, à rien. Pas de libération possible. On ne se décharge de rien. Du tout. On se décharge – pour charger ailleurs. Une queue qui se résorbe se fait trou. Et un trou est une queue au repos. Déplacement. On ne fait que livrer. Se livrer – ailleurs. Mais faut se leurrer. Faut. C’est un cercle. C’est un tout. Cercle clos. Un trop-tard-de-cercle. Cercle d’Archimède. Et quand sur divan défèque cet homme allongé, une odeur monte, monte, et s’insère dans l’oreille. S’en doute pas encore, mais c’est son oreille. Et ainsi. Alors faut recommencer. Toujours. Pas de commencement possible. Pas de fin. On ne se délivre pas. On s’ouvre, on se ferme. On s’ouvre pour se fermer, on se ferme pour s’ouvrir – ailleurs. Une chose en entraîne une autre, et une autre une autre, et ainsi. Toujours. Pas de début, pas de fin. Pas d’échappatoire. Rien qu’un cercle. Et qui tournoie, tournoie. Rond, spiralé. Comme une folie. Où jamais mêmes causes ne produisent les mêmes effets. Où jamais les causes ne sont les mêmes. On croit que c’est fini. Jamais fini. Folie. Et Folie dit: tiens! et tiens! et là! et où étais-tu quand J’ai créé le monde? Et qu’y a-t-il derrière Moi ?Et qu’y a-t-il après Moi et au delà de l’infini? Qu’y a-t-il avant le commencement? Hein, réponds si t’es si malin! Oui … avant le commencement, qu’y a-t-il? Réponds!… Pas de commencement. Pas de vide. Ici où ailleurs… Ailleurs c’est ici. Avant c’est maintenant. Après c’est passé. Tout est passé qui passe et passera qui est passé. Et l’un bouffe, l’un pisse. L’un cogne, l’un pleure. Mais c’est le même. C‘est le tout. Le même qui désigne sa crotte du doigt, et se tord le nez, et dit: l’animal. L’â-ni-mâl. Et pense: c’est un autre. Effectivement c’est un autre. C’est l’Autre. Lui-même. Histoire de circulation. Histoire d’espace. Dedans/dehors. Jamais deux en un. L’un contient l’autre. L’autre l’un. Soi. Toujours. Etranger. Etranger à soi-même. Et qui s’écrie: mais que fait donc cette queue dans mon trou, et que fait donc ce trou dans ma queue. Ah, l’animal. Oubliant que toute queue appelle un trou et tout trou une queue. Que tout mouvement, tout acte, tout désir, exige le changement, la rencontre, la violence. Le changement de l’autre. A plus forte raison toute union, toute haine, tout amour. Malentendu toujours recommencé. Méprise. Celui ou celle qu’on aime ou qu’on déteste n’est jamais vraiment celui ou celle qu’on aime ou qu’on déteste: l’autre, l’autre devenu l’autre-par-soi. Soi. Obligé. Chacun est étranger à l’amour ou à la haine qu’on lui porte – condamné à se tromper sans cesse d’amour et de haine, de la même façon qu’une chose, qu’un objet, quel qu’il soit, est modifié par le regard ou le doigt qui s’y pose. Rencontre impossible. Ainsi va le mouvement, le désir: une queue plongée dans un liquide. Ainsi se forment les couples – où plus le désir, l’amour et la haine sont présents, plus l’autre en est écarté, étranger, étranger à lui-même, se cherchant, cherchant l’objet de l’autre, s’y perdant. Mais l’objet du désir est ailleurs, là où on ne l’attend pas. Toujours. Et on cherche son double. Ce double n’existe pas. Mais l’autre. Et dès lors qu’il est désigné, désiré, nommé, cet autre cesse d’être celui-là même pour se muer en un autre. Queue ou trou. L’un ou l’autre. Qu’importe. L’un contient l’autre. L’autre contient l’un. Etrangers l’un à l’autre. Faces contre vitre.

Marcel Zang

 

  
Entretien avec Marcel Zang à propos de son ouvrage "l'Exilé" suivi de "Bouge de là" (Ed. Actes Sud-Papiers, sept 2002, 111p) par Cécile Dolisane- Ebossè.
 

  

Par-delà le blanc et le noir.
 
 
L'intégration.