Le Prix des Amériques insulaires
et de la Guyane 2004

a été attribué à
Raphaël Confiant
pour son roman
LA PANSE DU CHACAL
Extrait
 
 

Odeur douce-amère des tamariniers qui jonchent la terre de fruits que nul ne ramasse plus. Détresse des manguiers tutélaires à l'ombre désertée. Le plat de nos pieds est las d'avancer, raclant la pierraille surchauffée des chemins de traverse, ceux que l'on emprunte pour échapper à l'Anglais dont la langue aux intonations rauques nous fait tressaillir même dans notre sommeil. Et les dieux qui nous font la sourde oreille comme si nous avions commis quelque offense inexpiable. Ô Mariémen, que ne guides-tu nos pas? Et toi, Shiva, dieu aux mille bras, pourquoi refuses-tu désormais de nous enserrer? Nos offrandes dédaignées sont livrées aux chiens couverts de gale et aux vautours. Le vent charrie les guirlandes d'hibiscus que nous avons patiemment enfilées à ta gloire, disperse les palmes des cocotiers, souffle la flamme des lampes à huile, assèche nos gorges, brûle le fond de nos yeux.

« Hé ! Couli, mangeur de chien ! »

L'insulte accora net l'élan de Vinesh qui s'apprêtait à aiguiser son coutelas sur une meule de fortune, bloc de grès aux mille striures placé à l'entrée des ateliers telle une statue au pouvoir auspicieux. Il se croyait encore seul en cette heure matinale et sursauta. Il s'était réveillé avant le devant-jour pour éviter les cohortes de Nègres bruyants qui débarquaient en tombereaux de tous les quartiers de Macouba et de Basse-Pointe et qui, déjà à moitié saouls, brocantaient des propos salaces sur les femmes de l'Habitation Gradis, réputées plus faciles qu'ailleurs, en particulier les Indiennes. Vinesh croyait se souvenir de la première heure, du premier jour, de la première nuit, de la première semaine, du premier mois passés dans ce pays quoiqu'il y fût arrivé bébé. Après, sa mémoire n'était qu'une interminable et ennuyeuse souffrance, la répétition des mêmes gestes — attraper la canne à sucre en son mitan, la sectionner à la base, puis la couper en trois tronçons d'égale longueur — dans un migan de chaleur moite, de fourmis rouges et parfois de ces redoutables et traîtreux serpents-fer-de-lance dissimulés sous la paille. À ses côtés, sur une ligne que traçait le commandeur, des dizaines de bras avançaient sans répit, taillant, coupant, sarclant, ne s'arrêtant un bref instant que pour boire un peu d'eau dans une calebasse. Indiens enfermés dans un impressionnant mutisme sur les parcelles les plus pentues; Nègres dans la plaine qui chantaient au son de leurs tambours pour se bailler du coeur à l'ouvrage.

Il n'osa se retourner. Dans son dos, il sentait le souffle de l'homme qui venait sans doute le défier, il entendait son pas lourd, il devinait la haïssance qui l'habitait, le plaisir scélérat que celui-ci éprouvait déjà à l'idée de se gourmer avec plus faible que lui. Vinesh avait été surpris par la vigueur animale de cette race qu'on lui avait dite avoir été esclave il y avait peu. Grands de taille, musclés, les Nègres ne lui avaient pas été une énigme à cause de leur couleur, souvent moins noire que la sienne, lui, le Dravidien, mais bien à cause de leurs étranges cheveux. Des grains qui ressemblaient à un amas de poivre et que jusque-là il n'avait osé toucher, même quand certains gamins hardis s'approchaient de sa case le dimanche après-midi pour lui vendre des confiseries créoles. L'avait grandement étonné aussi leur fierté qui confinait à la hautaineté bien qu'ils fussent si pauvres que la plupart allaient nu-pieds et vêtus de hardes déchirées. Ils vous regardaient toujours avec une lueur d'ironie, ne s'inclinant que devant celui qu'ils nommaient Papa Béké, le propriétaire blanc de la plantation, créature irréelle qui traversait les champs de temps à autre sur une jument au poitrail imposant. On voyait l'animal paître en fin d'après-midi, seul, libre de ses mouvements, dans une savane d'herbe-Guinée spécialement aménagée pour lui sans que quiconque eût l'idée de le voler. La Dorée recevait la même respectation que son maître et les Nègres lui disaient bonjour ou bonsoir comme s'il s'était agi d'un être humain, eux qui affi­ chaient le plus grand mépris envers toutes les autres créatures animales, en particulier les chiens auxquels les opposait un différend séculaire dont le motif échappait aux Indiens.

«Ou pa tann man palé ba'w, Kouli ? Zowey-ou sal oben ki sa ?» (T'as pas entendu que je t'ai parlé, Couli T'as les oreilles sales ou quoi?) reprit la voix d'un ton moins agressif, presque railleur.

Vinesh, qui tapotait nerveusement sa cuisse du plat de son coutelas, esquissa un léger mouvement de la tête sur le côté, toujours sans se retourner. Il ne se sentait pas la force de se battre ce matin-là car il venait de se remettre d'une grippe qui avait cloué sur leurs paillasses nombre de travailleurs. Grippe de poitrine, avait diagnostiqué le docteur venu spécialement d'En-Ville à la demande de M. Houblin de Maucourt autrement dit Papa Béké, sexagénaire au visage creusé dont le bleu des yeux terrorisait les travailleurs de la plantation Courbaril. Grippe de poitrine, hon ! Maladie inconnue des Indiens, manifestation sans doute de ces diableries auxquelles les Nègres jaloux ne laissaient pas de se livrer pendant les nuits de lune claire, dans les hauts bois, afin d'anéantir ceux qui, à les entendre, avaient débarqué à la Martinique pour aider les Blancs à rétablir sournoisement l'esclavage. Ces Indiens-Coulis qu'ils vouaient aux gémonies, qu'ils attaquaient sans raison les jours de fête et dont ils violaient les femmes en prétendant une fois leur forfait accompli qu'elles n'étaient que des chiennes en chaleur dont les poils de la foufoune étaient aussi coupants que des lames de barbier.

« Sa ou lé?» (Qu'est-ce que vous voulez?) finit par lâcher Vinesh d'une voix hésitante.

L'homme ne répondit rien. Il devait s'être mis en position d'attaque, poings dressés, et n'attendait qu'une chose: que l'Indien se retourne pour se voltiger sur lui. C'était sans doute Hermann, le fier-à-bras du quartier Hauteurs Bourdon, le plus réputé combattant du damier, cette lutte dansée à laquelle s'adonnaient les Nègres bagarreurs après la paye du samedi après-midi et qu'ils n'autorisaient les Indiens à observer que de loin. Vinesh l'avait vu, un mémorable Samedi-Gloria, fracasser un adversaire sur l'écale du dos, aux approchants de la fête chrétienne de Pâques, sous les applaudissements d'une foule déchaînée. À la lueur des flambeaux, le rictus qui...

 

 
  La panse du chacal : Prix des Amériques insulaires et de la Guyane 2004.
   
 
La panse du chacal : un «dictionnaire amoureux d'indianité créole», par Gilbert Francis Ponaman.
 
 
La Panse du Chacal «roman-coolie» de Raphaël Confiant présenté par Jean-Samuel Sahaï.
   
 
Confiant présentait ainsi les indiens vers la fin des années 80.
 
 

L'interview donnée par Raphaël Confiant à Philippe Pratx, ainsi que le texte de présentation de La Panse du Chacal se trouvent sur le site Indes Réunionnaises.
 

  Présentation du roman dans le magazine Lire.
 
  «La canne ne lâche jamais le Nègre d'une semelle. Elle fait corps avec sa douleur séculaire. La canne ne lâche jamais l'Indien. Elle s'insinue au plus profond de ses songes, territoire de la nostalgie...» - lire un extrait de "La Panse..."
 
  150 ans après l'arrivée des premiers indiens, la Guadeloupe commémore.