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Pour l’Enseignement de l’Esclavage
de Félix-Hilaire FORTUNÉ

Un petit Mulâtre, petit-fils du Maître

ANTILLA, l'hebdo de la Martinique - 3 janvier 2007

Enfant Flore

C’était l’anniversaire du fils cadet du Maître. Le seul garçon de la famille. Il en profita, pour demander à son père l’affranchissement du petit mulâtre né de ses œuvres avec une belle négresse dont la silhouette, l’allure et le regard lui avaient enflammé le cœur.

En grandissant, Isidore, le très beau garçon, dont «une moitié de la personnalité voudrait supprimer l’autre», vivait dangereusement dans sa grande famille blanche entre la gêne des uns, les sarcasmes des autres, la fierté des esclaves. Sous la surveillance ou la protection de «da», il criait sa joie de courir entre les jambes de son bienheureux père ou de se précipiter innocemment dans la jupe de la sœur, laquelle le repoussait violemment ou le rabrouait d’un geste de mépris accompagné d’insultes et d’injures. Quand le père du petit s’absentait, la «tante» l’enfermait dans une chambre pour éviter qu’il n’aille se mêler aux jeux ou goûter aux gourmandises des enfants des autres colons du voisinage, invités au Domaine. Il ne fallait pas que la marmaille des environs ait trop de contacts avec ce bâtard, «dont la couleur du sang, sous l’épiderme, ne trompe pas». Un déshonneur pour la famille.

Dans cet environnement délicat et l’âge aidant, Isidore trop puissant comme rejeton de Maître, mais trop vulnérable comme produit d’esclave, commençait à se sentir étranger partout, mal à l’aise dans sa double peau et mal équilibré dans ses idées et ses exigences contraires.

On en était là, les colons partagés sur la réalité des faits ou crispés, accrochés sur la «supériorité» de nature de la «sangle azur — le sang bleu –», quand, brusquement, la tante irascible, changea du tout au tout. Un matin on la vit, sans raison apparente, prendre le petit «ni noir, ni blanc», par la main, lui apprendre à monter à cheval, lui enseigner l’alphabet et la musique du clavecin. Une petite révolution de Palais. Puis, Isidore, devenu adolescent, la «tante» s’offrit le luxe de conduire elle-même son «petit café au lait»,au collège de Saint-Pierre.

Une heureuse évolution, qui apporta un peu de calme et de bonheur inespéré dans ce foyer désuni. C’est que Grand-père avait fait comprendre à la tante que les retombées négatives de la situation commençaient à se faire sentir sur les affaires. Il fallait en prendre son parti.

La chute d’audience de la famille dans l’opinion, avait entraîné en effet, la rareté des visites, la fermeture de quelques portes d’importance qui, auparavant, leur étaient largement ouvertes. Et surtout, la renommée de cette honorable Maison disparaissait peu à peu, et, avec elle, les relations de prestige ou la splendeur d’antan.

Le statut de personne libre fut alors donné par le Maître à son petit-fils devant notaire et la Caisse du Trésor Royal, perçut la taxe d’affranchissement. Des années plus tard, après son retour de France où il fit brillamment ses humanités, Isidore reçut de son grand-père, en pleine propriété, une des dépendances de l’Habitation. Grand-père inaugurait ainsi, à la Martinique, l’ère des grands mulâtres, propriétaires terriens, planteurs de cannes à sucre, distillateurs de tafia, producteurs de café, éleveurs. Ils deviendront au fil du temps, tantôt piliers prête-noms de la puissance parfois vacillante des Blancs, tantôt leurs plus farouches opposants, pour avoir leur place, une place de plus en plus importante au soleil de l’île. Les langues s’en donnèrent à cœur joie dans les salons et garden-party sur la famille bicolore du Maître, lorsqu’elles n’exprimèrent pas regrets et désapprobations.

En tout cas, à fleur de lit ou de grabat, mixage ou métissage, la naissance d’une classe moyenne, pluri ou multiraciale pointait dans la nuit de l’esclavage. Mais allait-elle pouvoir tenir ses promesses?

Félix-Hilaire FORTUNÉ