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Espace Nègre L'aube des quatre vents La Carbétienne
Photo F. Palli. |
Le jour se levait doucement sur l'habitation La Montagne, aidé en cela par les coqs qui se répondaient d'un potager à un autre, d'une branche à une autre. Affamé et furieux car prisonnier de la grosse chaîne rattachée au vieil arbre à pain, le chien de Suréna aboyait depuis l'aube. Une bourrasque chargée de pluie laquelle descendait des cimes, glaça tout le quartier. La porte de la case de Ninon située en plein courant d'air, s'ouvrit brutalement. L’intimité des lieux se retrouva envahie d'un seul coup par l''humidité de l'aube et la fraîcheur de l’heure. Ninon s'assied alors sur sa couche en prenant soin de ramener sur elle la toile de guanneau qui lui servait de couverture. Suréna passa le seuil, posa une grappe de jeunes noix de coco et lança d'une voix étouffée.
-Oh, lé guyanè ki nov? L’appel dans une heure! Sans attendre de réponse il continua: Ninon ma fi, bonjou! Puis il reprit son chemin non sans avoir repoussé la porte. Dans la pénombre, assise encore sur un sommier grinçant, Ninon posa son chapelet, cessa ses psalmodies et fit un signe de la main en direction du matinal visiteur qui avait déjà disparu.
Elle se leva pour aller secouer Soley, dissimulé sous une toile de jute:
- Soléy! Lévé ich mwen, i ja lè *(réveille toi, c'est l'heure).
Sur sa paillasse rembourrée de chiendent, le jeune homme se tourna mollement, et, tentant de conserver le plus longtemps que possible son sommeil, se recouvrit la tête, mais sa mère insista:
-Soléy! C'est l'heure!
Pour toute réponse, il se contenta d'un grognement tandis qu’elle reprit de plus belle:
- Quand je te dis que tu dois te coucher tôt, pendant la saison de la coupe, tu ne m'écoutes pas! Tu te fâches même... le travail est rude à la forge, tu ne te ménages pas pour autant, le soir, c'est le même chanté!
-À peine si tu daignes passer ici pour prendre quelque nourriture, que déjà tu repars avec les nègres de Bois-Lézard... Et cette femme, celle que tu suis partout et dont tous parlent.
Mêmes les pieds bois, de l’habitation, ont des reproches à lui faire… Un jour je ...
-Ca suffit, M'man! Coupa le jeune homme. Laisse-moi me réveiller, bon sang!
Puis, sans prendre la peine de lui adresser un regard, Soléy se redressa brusquement et d'un geste rageur se saisit de ce qui lui servait de chemise pour disparaître à grandes enjambées dans le devant du jour. La porte à nouveau béante, Ninon frissonna, sur son lit. L'air glacial du dehors venait d'envahir une fois de plus la case. Ninon était endurcie à la mauvaise humeur matinale de Soléy, mais à la seule pensée que son fils puisse courir le moindre danger la terrorisait.
-Ah mon Dieu Seigneur, qu’allons-nous devenir? Puis-je lui reprocher de ne point ressembler à mon père, à son père? Pourquoi sommes-nous ici? Oh mon Jim, où es-tu et vous mes chers parents, où êtes-vous... Et toi mon Afrique, pourquoi m'as tu abandonné? Des images s'imposaient à elle, l’inondant de souvenirs tristes. Derrière la porte, un jeune cochon-planche, qu'elle soignait, reniflait d'impatience tandis qu'une poule multicolore, en quête de quelque nourriture, entra gaillardement par la fente d’une cloison pour se faufiler dans la pièce. Ninon lui lança vigoureusement pour la chasser:
-Dehors la poule! Allez, chou! Elle continua:
-Ah, tu es bien de ce pays, hardie, effrontée comme tout ceux d'ici. Allez, dehors, te dis-je!
Puis elle quitta la case dans la brume ouatée, le ciel d'un gris pluvieux, n'augurait pas une journée ensoleillée. L'immensité de la plantation s'étalait dans la brume, telle un océan de verdure tandis que le brouillard se changeait en pluie fine. Protégée sous un pan de toiture en chaume, Ninon se mit à rêver, non à l'Afrique sa terre, mais à glaises rouges de Guyane où ils avaient été placé deux ans plus tôt. Le souvenir de ce pays provoquait en elle bien des nostalgies. Une terre où tout y pousse dans la démesure, comme si dans cette partie du monde, la nature avait grandi trop vite. Un bout d'Amazonie aux arbres gigantesques qui s’allongent jusqu’à apercevoir le ciel, aux rivières plus larges que des bras de mer, aux fleuves longs comme des jours sans pain. Certes, le statut d'esclave n'était pas différent d’ailleurs, l'espace dont les nègres disposaient, était plus proche d'un lieu d'exil que celui d'enfermement des Antilles. Les Quatre Vents, sis à Saint Pierre de la Martinique, deuxième temps de la déportation de Ninon et son fils Soléy, était très fermé, le quartier nègre, avait été crée dans le mitan de la propriété et devait son nom aux souffles puissants qui arrivaient par l'entrebâillement des mornes. À la saison de l'hivernage, une coulée d'air qui descendait des pitons, conservait le quartier dans un manteau humide et froid, tandis que le soleil du zénith, rendait l'espace plus étouffant que l'Enfer.
On redoutait surtout les maladies engendrées par cette ravine marécageuse qui, descendant du moulin à sucre, envahissant l'air de mouches bleues et de moustiques porteuses de maladies... Les cases en torchis et en feuilles de palmiste résistaient tant bien que mal aux soubresauts de la terre volcanique. Un lieu étrange, bien plus étrange que ceux de leur errance, depuis leur départ de la Casamance.
Comme pour chasser ses hantises, Ninon secoua son épaisse tignasse crêpelée, et quitta la pénombre de la case. Tout en la contournant, elle s’approcha d’une canalisation en bambou soutenue par des piquets de bois fourchus, laquelle apportait l’eau courante. La brume la protégeait des regards indiscrets, elle se défit de sa vieille toile qui protégeait son corps déjà usé et misérable. L’eau glacée se répandait sur ses épaules et sur ses reins, ankylosait ses membres.
Fermant les yeux, elle se saisit d’une touffe de genipa, se frotta énergiquement, puis rinça avant se revêtir vivement et rentrer, pour la préparation du café. Un premier tintement de cloche alerta tout le quartier déjà dans l'effervescence matinale. Chaque case débarrassée des miasmes de la nuit, était toilettée à grands cris par une marmaille réfractaire à l’ordre et dont le nettoiement, première activité du jour. Annah la congo, armée de son balai et maugréant depuis l'aube, commençait sa litanie:
- La drive dans laquelle on vous a mis, vous a fait perdre la mémoire ma parole! Elle poursuivait:
-Est-il normal que ce soit moi, une vieille bagay, qui doive prendre en charge la corvée de la Cour? Les réponses fusaient inévitablement:
- Annah chère, dépose-nous tout bonnement! Personne ne partira du quartier en laissant la Cour sale!
- Si je ne fais pas la remarque, il n’est pas une manman ich, qui exigera de sa progéniture un peu de soin pour ce lieu où nous vivons!
Et d’ailleurs si tu réponds, c’est que ma parole est tombée dans ton jardin! Vous les nègres, vous êtrs trop facilement oublieux du malheur et des dangers. Nous sommes sur le compte des gens et la peau de notre bonda ne nous appartient pas! Nous n’avons ni devant, ni derrière et nous ignorons le jour et l’heure! À n’importe quel moment une malkadi peut nous prendre et que nous le voulions ou pas, ici là est notre dernière adresse de vivants! Elle continua son répertoire un long moment puis pour elle-même et dans sa langue rocailleuse, connue d’elle seule. Impassibles aux attaques à peine détournées, les autres femmes, aidées des marmailles, terminaient de donner la nourriture à leurs maigres volatiles. Annah babillait, babillait encore tandis qu’on finissait la récolte que produisait les jardins créoles. Puis, à l’heure où le soleil se liquéfiait en or, où la chaleur devenait le premier ennemi, la deuxième sonnerie de cloche appelait chacun aux devoirs qu’il devait aux maitres.