La lecture du dernier livre de Raphaël
Confiant a confirmé le rapprochement de l’écrivain
(que je ne peux m’empêcher de faire), avec un autre
grand de la littérature (que Raphaël n’aime pas
du tout!) je veux parler de V.S Naipaul le prix Nobel 2001. Une
expérience aussi dense des choses, un même savoir-faire
en matière de littérature. Une lucidité et
un regard sur l’actuel et le passé de l’humanité
par le crible de leur antillanité. Même si l’écrivain
trinidadien a laissé son île tropicale pour les bocages
anglais. Et surtout, même si une ou deux générations
séparent les hommes, ils ont tous deux la capacité
de faire de tout sujet concernant cette planète, une merveille
littéraire. Ce sont des faiseurs de livres. Et ce n’est
pas peu de choses, dans un monde où la concurrence est si
vive. Jugez-en par vous même, en cette année Gauguin
j’ai dénombré plus de cent ouvrages en vente
au sujet du peintre.
Et ne voilà-t-il pas que notre Confiant national se pique
de produire lui aussi «son» Gauguin et, d’en faire
une œuvre qui comptera s’agissant du peintre proprement
dit, de son oeuvre tout en alimentant le propre cheminement de l’auteur,
sa problématique personnelle d’écrivain. (Sa
bio- et bibliographie)
Cette année, a été célébré
avec faste le centenaire de la mort de Paul Gauguin. Le périple
insulaire du peintre (Martinique, Tahiti, Hiva Oa), son oeuvre et
ses écrits ont été l’objet de conférences
organisées un peut partout dans le monde, notamment au cinquième
salon du livre insulaire à Ouessant durant le mois d’
août. Raphaël Confiant dont la réputation a dépassé
depuis longtemps nos frontières, a présidé
le jury de cette manifestation. Président qui avait lui-même
obtenu le prix du livre insulaire 2000, pour «Le Galion»,
album de photo de l’habitation du même nom, dont Raphaël
a écrit les textes.
Ce «lieu» du monde, le salon du livre insulaire de
Ouessant, parvient, semble-t-il à mettre en application les
préceptes du maître à penser Edouard Glissant
qui nous dit:
«Cette parole éclatée, qu'est-ce qu'elle
veut dire? Qu'il ne suffit pas de «comprendre» une
culture pour la respecter vraiment. Pour cela, il faut accepter
que cette culture vous oppose quelque chose d'irréductible
et que vous intégriez cet irréductible dans votre
relation à cette culture.
Et le jour où les humanités auront commencé
à comprendre cela, je crois que la poétique de la
Relation commencera vraiment d'être mise en oeuvre. »
Un œuvre de culture.
C’est ce que fait excellemment Raphaël Confiant, en
invoquant sous prétexte romancé, le court passage
de Paul Gauguin à la Martinique. A noter que les qualités
de l’écrivain aidant, il y a beaucoup de choses à
dire à ce sujet. Reprenons l’épilogue de l’ouvrage
qui éclaire l’œuvre et les raisons de l’avoir
faite.
«Paul Gauguin part pour la Martinique… Il en
a rapporté une suite d’éblouissantes toiles,
où il a conquis, enfin, toute sa personnalité, et
qui marquent un progrès énorme, un acheminement
rapide vers l’art espéré… Il y a , dans
ces sous-bois, aux végétations, aux flores monstrueuses,
aux formidables coulées de soleil, une abondance sacrée
d’Eden. Et le dessin s’est assoupli, amplifié:
il ne dit plus que les choses essentielles, la pensée.
»
C’est un extrait d’un article d’Otave Mirabeau
de l’Echo de Paris, en 1891.
A partir de ce point de vue, l’auteur va tisser son œuvre,
fondée sur la création picturale d’un génie
de la peinture et de la sculpture, qui s’est retrouvé
sous les tropiques, comme jeté avec violence dans un contexte
socioculturel qui le met en effervescence créative. C’est
une Martinique au sortir de l’esclavage, qui connaît
les castes et les classes et la stratification ethnique post-esclavagiste.
De ce cocktail détonnant, Raphaël Confiant réalise
une œuvre littéraire poignante et émouvante.
L’histoire se déroule aux Amériques, ce qui
permet à l’auteur de parler des peuples, des races
et des langues qui forment cette partie du monde.
Le tout sur la trame coloniale et ce qu’elle colporte comme
idéologie, horreurs du passé, génocide, viols
et massacres. Sans oublier la traite négrière et l’esclavage.
Tout cela, cependant est « mis en littérature »,
point de pamphlet ou de discours politique mis maladroitement dans
la bouche des différents personnages.
Gauguin tout attaché à la recherche de son graal
pictural, par petites touches découvre la palette complexe
de cette société qui a si peu changé finalement
jusqu’à nos jours. Le tout emporté par l'idée
coloniale.
On retrouve les éléments de la littérature
de Raphaël Confiant dans cette œuvre: la plantation, les
bourgs et les villes (Saint-Pierre, ville mystérieuse …)
On dit l’auteur fasciné par la mer, comme beaucoup
d’écrivains insulaires. Elle est présente à
des moments forts, quand par exemple un guérisseur sauve
Gauguin et s’éloigne en s’engouffrant dans des
vagues qui semblent le ramener vers la Dominique…
La destinée des Caraïbes si tragiquement féroce,
de silence après une mort collective et bravement volontaire.
Laissant place à une société, dite par les
conteurs, qui restent la mémoire de ses contradictions. De
sa quête de liberté. Des esclaves enviant les mulâtres
affranchis, des békés considérant le Blanc-France
avec quelque chose d’étrange dans l’arrière-pensée.
Peinture et littérature.
Quel est le lien que l’on peut faire entre peinture et littérature?
Que justifie, que Raphaël Confiant ait eu la témérité
de s’engager dans une telle voie ? Mais écoutons ce
que Gauguin pense, de cette problématique:
« Les émotions du peintre ou sculpteur, du
musicien, sont d'un tout autre ordre que celles de l'art littéraire,
dépendant de la vue, de l'ouïe, de sa nature instinctive
tout entière, de ses luttes avec la matière. Devant
son chevalet, le peintre n'est esclave ni du passé, ni
du présent: ni de la nature, ni de son voisin.Lui encore
lui, toujours lui.».
L’auteur d’ailleurs fait Gauguin expliquer son cheminement:
«J’ai la prétention de croire que la manière
de peindre que j’ai inventée à la Martinique
n’a pas son équivalence et que même les impressionnistes
qui finalement ont réussi à imposer leurs touches
de lumière vibrionnante à ces messieurs du Salon,
y découvriront un chemin neuf. Mais le plus souvent un
fort découragement me gagne.»
Le livre, en effet, est un collage de textes de «niveau»
différent. Avec des retours sur le passé de Gauguin
que l’auteur évoque dans une songerie fréquente
énoncée par le peintre lui-même. Des extraits
de correspondances et des écrits de Gauguin. Car le peintre
a laissé de nombreux écrits, correspondances avec
des amis restés sur le continent européen qui lui
conservent une grande amitié, qui se traduit d’ailleurs
souvent par une aide matérielle, tel Emile Schuffenecker
qui a été pour Gauguin «l’amitié
de sa vie- comme on dit «l’amour de ma vie».
Les «dialogues d’outre-temps» permettent à
Raphaël Confiant de faire s’affronter sur le terrain
de la peinture proprement dite, de l’art tout simplement,
des grands peintres qui critiquent et parlent des œuvres de
chacun. C’est dans ces parties de l’ouvrage que l’auteur
exprime ses réflexions sur un art qui n’est pas le
sien mais qui, à l’évidence fait partie de ses
passions. Telle cette description d’un tableau du maître,
«Chemins sous les palmiers», une toîle de 90x60
( en peinture la dimension du tableau est un élément
important) dont parle ainsi l’auteur:
«Il y a des rêves qui s’élancent
droit dans le ciel de juin zébré de nuages effilochés
portés par ces colonnes de tendresse que sont les troncs
des palmiers rectilignes, les plus nombreux. Et la négresse,
aux cheveux amarrés dans un madras rouge, de s’accroupir,
mains sur les genoux, yeux perdus dans la contemplation du chemin
de terre au long duquel ces arbres montent une garde tutélaire.
Chemin qui garde en mémoire chaque marque de pas, celui
nonchalant des lessivières qui vont, un lourd panier de
linge en équilibre parfait sur l’en-haut du crâne
et leurs gestes - ô l’obsidienne de leurs bras! –
sont ceux de vestales antiques, leurs croupes, si larges qu’elles
semblent portées par quelque roulis terrestre, sont une
invite à l’épanchement immédiat des
sens. Les frondaisons, tout autour, sont des tapotements de divinités
païennes aux doigts teintés d’orangé
pâle et de vert sombre. »
C’est comme on le voit une formulation très suggestive
du pictural: on «sent» les couleurs, les nuances et
voluptés des lumières sautent aux yeux du lecteur!
Une histoire passionnante.
S’agissant de la trame romancée proprement dite, c’est
du Confiant de la meilleure veine. Gauguin se retrouve projeté
dans ce monde tout à fait différent du sien, flanqué
de son ami Laval qui depuis Pont-Aven le suit, supportant un séjour
dramatique au Panama pour finalement se retrouver en Martinique,
à l’Anse Turin dans une case mise à disposition
par un béké préoccupé par le sort de
ces «Blanc-France», ne voulant pas que le discrédit
soit jeté « sur la race », par ces sans domicile
fixe, artistes et bohêmes.
«J’aime pas voir les Blancs en dérade!
leur avait-il déclaré. Ça fait bien trop
plaisir à ces prétentieux de mulâtres.»
Gauguin est en rupture de ban avec les impressionnistes et cherche
sa propre voie, quittant le monde froid et impersonnel qui est le
sien ou celui de son épouse danoise( «Cette Europe,
ce monde fini où l’homme est devenu un loup pour l’homme
») pour rechercher le secret des couleurs et de la lumière.
Qu’il croit trouver sous des latitudes tropicales. Laval,
peintre ami qu’il a embarqué dans son aventure depuis
Pont-Aven, suit Gauguin dans ce qui est plus qu’une passion,
une véritable obsession. Mais le génie créatif
c’est Gauguin même si ce dernier survit grâce
aux commandes de portraits de familles békés qui sont
honorées par Laval.
Le monde béké de cette fin de siècle est décrit
dans ses aspects les plus singuliers. L’auteur fait dire –
de façon certainement excessive - par un personnage du livre:
«En trois cents ans de présence dans ce pays,
monsieur Gauguin, savez-vous que l’aristocratie de la Martinique
n’a pas produite un seul philosophe de valeur, pas un grand
écrivain, pas un seul peintre, pas le moindre musicien.
Des misérables, je vous le dis!»
Sans oublier cette rue Case-nègre où séjourne
Gauguin, que l’on devrait appeler rue de la solidarité,
tant la convivialité qui y règne émouvra le
peintre qui a quitté «Les lumières de l’Europe…
celles de la cupidité, de la soif de gloire, du mépris
pour l’art vrai…»
Et c’est ce périple dans le Nord Caraïbe, dans
des promenades sur les flancs de la montagne Pelée, dans
les rues encombrées de Saint Pierre la riche, «…La
plus bizarre, la plus amusante et cependant la plus jolie de toutes
les villes des Antilles françaises…», que
nos hommes vont découvrir la société coloniale
avec ses charmes et ses travers.
L’auteur en bon romancier sait créer des situations
et des atmosphères qui captivent le lecteur. Il en est ainsi
de la rencontre du peintre avec le fantastique, qui fait le lit
de notre culture antillaise. Le chien « fer », étrange
animal qui le conduit vers le plus grand des mystères…
Le voyage astral vers le Congo que lui fait faire son ami, le nègre
marron libre de la montagne!
Floriane-Zette est la servante mise à la disposition du
peintre et qui ira jusqu’au bout de ce qui lui a été
confié par le béké, qui a donné l’hospitalité
à notre héros. C’est elle qui lui permet de
pénétrer le secret de la personnalité féminine
créole. Qui avait une qualité « rare »
chez une femme des îles, elle n’était pas «fouillarde»,
même si elle était «coquette, versatile,
taquine, dépensière et parfois lunatique…
»
Si toutes sortes d’aventures arrivent à notre héros,
Gauguin, le peintre face aux subtilités raciales de la société
coloniale ne s’insurge pas outre mesure. Mais le sort fait
aux indiens, nos coulis voués aux plus grandes souffrances
et aux travaux les plus pénibles touche le peintre. L’auteur
se prête à une description émouvante de leur
périple historique, du sort qui leur est fait. Il sera même
initié au culte vernaculaire, encore pratiqué par
ces travailleurs «sous contrat» qui ont laissé
la terre de leurs ancêtres dans l’espoir - vain pour
la plupart d’entre eux - de revenir au terme de leur engagement
en «Amérique.» Pour cela, d’avoir quitté
la terre de leurs ancêtres, ils sont voués - d’après
leurs croyances religieuses - au sort le plus terrible après
leur mort. Ces pages sont particulièrement dramatiques. Le
message laissé par l’officiant à Gauguin, riche
d’enseignement:
«On me dit que tu es un peintre. Sache que, chez nous,
cet art est inséparable de l’adoration divine. Nos
temples sont des monuments et les palais de nos rois sont décorés
de scènes tirées de nos livres sacrés. La
peinture n’est jamais que la recherche incessante, jamais
aboutie, du dieu créateur de l’univers, celui que
nous désignons sous le nom d’Être immense.
Va! C’est là l’unique sagesse que j’ai
à te confier… »
Le départ du peintre, son retour en Europe pour des raisons
de santé. Des pages d’une très grande pudeur
et d’un romantisme parfait. Mais les pérégrinations
de notre héros, sous les tropiques, ne s’arrêtent
pas là. On sait que Gauguin arrive à Tahiti en 1891.
Après un retour en France, il s'installe définitivement
en Polynésie en 1895. Cet exil volontaire s'impose une fois
de plus comme le moyen de fuir la civilisation, de mener une vie
plus proche de la nature ... «Voilà la sauvagerie
des Maoris: celle-là je l'adopte».
Il meurt aux Marquises le 8 mai 1903. Raphaël poursuivra-t-il
un jour son sujet et fera-t-il revivre cette partie de la vie de
Gaugin, Nous ne le pensons pas, car l’auteur en écrivant
militant ne perd pas de vue ses préoccupations fondamentales.
Elle relèvent de ce que nous colportons tous au tréfonds
de nous et que la thérapie littéraire de Confiant
nous permet d’exhumer, pour nous en débarasser.
Gérard Dorwling-Carter
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