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J’appelle littérature nationale cette urgence pour chacun à se nommer au monde,
c’est-à-dire cette nécessité de ne pas disparaître de la scène du monde
et de courir au contraire à son élargissement.
Edouard Glissant, Le Discours antillais
Après la lutte il n’y a pas seulement disparition
du colonialisme mais aussi disparition du colonisé.
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre
Résumé:
Servies par un style enlevé et aux formules souvent percutantes, les propositions et analyses développées dans le Manifeste pour une littérature-monde en français ne manquent ni de force ni d’allure. Si la dimension idéologique et politique (au sens large) de la dénonciation d’une certaine francophonie comme résidu historique du « pacte colonial » ne peut qu’entraîner l’adhésion, on peut, par contre, être plus dubitatif sur la pertinence de la remise en cause d’un «milieu littéraire» dont les contours ne sont pas clairement définis. De même, que dire des implications du refus du «pacte national» pour les littératures du Sud ? Enfin, comment apprécier la revendication – affirmées à plusieurs reprises dans le texte – du «retour à la fiction»? Ne faut-il pas y voir en réalité une forme de régression esthétique (et politique) sous couvert de «réenchantement du monde», pour paraphraser le titre d’un célèbre ouvrage du sociologue Michel Maffesoli? Nous nous proposons d’illustrer cette position critique à partir des analyses d’Edouard Glissant (l’un des signataires du Manifeste) et de l’étude de quelques traits caractéristiques des «poétiques métisses» qui inspirent Mohammed Dib (L’Infante maure, 1994; L’Arbre à dires, 1998) et Raphaël Confiant (Bassin des ouragans, 1994; La Savane des pétrifications, 1995)
Mots-clé: Confiant – Dib – Fable – Francophonie ‑ Littérature-monde – Métissages – Nation ‑ Post-colonial
A l’évidence, la publication, en mars 2007, du Manifeste pour une «littérature-monde» en français était conçue comme l’aboutissement médiatique d’une démarche intellectuelle collective caractérisée par une volonté fortement affirmée de rupture avec les traditions littéraires "franco-françaises" et par la promotion d’une nouvelle conception des rapports «centre-périphérie» à l’intérieur de l’espace «francophone». Dans l’esprit de ses signataires, il s’agissait de prendre acte – dans un contexte éditorial particulièrement favorable aux écrivains et écritures de l’«outre-France» ‑ de ce que les signataires n’hésitaient pas à considérer comme la «naissance d’une "littérature-monde" en français».
Avec un recul de deux courtes années, il apparaît que ce texte, d’un lyrisme volontiers polémique, voire provocateur, représente assurément un beau morceau d’anthologie. Rédigé dans un style souvent métaphorique et qui ne répugne pas à l’usage des formules-choc1, force est de reconnaître que l’argumentaire ne manque pas d’allure ni de pertinence. Comment, en effet, rester insensible aux attraits d’une «révolution copernicienne» dans le «milieu littéraire»? Comment résister à l’exhortation pressante adressée au lecteur pour le convier à «retrouver les voies du monde»? Comment ne pas adhérer à la perspective «révolutionnaire» qui nous annonce la fin du «pacte colonial» et la disparition imminente d’une certaine francophonie ‑ «lumière d’étoile morte»? Comment enfin ne pas vibrer à l’évocation – cosmique, voire quasi-mystique! ‑ des beautés futures «d’une constellation [...] où la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire, n’aura pour frontières que celles de l’esprit»?
Pourtant, une fois passée la première impression, une fois dissipés les effets euphorisants du «souffle» et des «énergies vitales» qui inspirent et nourrissent l’inspiration/l’imagination de la quarantaine d’auteurs «francophones» signataires de ce Manifeste pour une «littérature-monde» en français, c’est un fort sentiment de malaise qui domine. Par-delà l’effervescence des figures de rhétorique (propre, il est vrai, à ce type d’écrit), même en ignorant délibérément les aimables approximations, les audacieux raccourcis et autres ellipses acrobatiques d’une "plate-forme revendicative"2 aux accents volontiers prophétiques, c’est décidément l’heure du «soupçon» ... et des interrogations pour le lecteur – particulièrement celui du grand Sud de la modernité. Soudain, surgit une question cruciale: et si ce texte ne le concernait pas? Et si, pour dire les choses autrement, par un paradoxe qu’il faudrait éclaircir au plus vite, le nouvel espace sidéral que les concepteurs du concept de «"littérature-monde" en français» prétendent ouvrir aux grandes aventures de l’esprit se réduisait au final à la superficie d’un hexagone familier et aux frontières symboliques à peine reconfigurées? Et si la «révolution copernicienne», avec ses ruptures annoncées, se limitait en fait à un banal «recyclage» de quelques poncifs largement répandus depuis des décennies par une certaine critique parisienne «germano-pratienne»3 et régulièrement réactualisés à l’occasion de tel ou tel évènement sur la scène politique et/ou médiatique "franco-française"? Et si ‑ pour user d’une formule sans doute excessive, voire injuste -, nonobstant les débats et polémiques qu’il a pu susciter dans les semaines et les mois qui ont suivi sa publication, ce Manifeste n’était rien d’autre qu’un non-évènement ou, pire, un «pseudo-évènement»4 à usage strictement interne?
En vérité, un tel questionnement, par son caractère excessif, devrait logiquement déboucher sur une fin de non recevoir. Mais faut-il se contenter de cette posture? Ne court-on pas le risque, ce faisant, de passer à côté d’une nécessaire réflexion sur la portée d’un tel texte? Il nous semble que c’est justement dans le décalage évident entre le contenu implicite et la revendication symbolique du Manifeste, autant que dans le synchronisme entre le discours idéologique qu’il mobilise et le contexte socio-historique et économique dans lequel il paraît (sans parler de la publicité dont il a bénéficié), que réside son intérêt et que se justifie, selon nous, qu’on lui prête la plus grande attention. C’est bien le lien problématique entre le poétique et le politique, tout au moins à travers la définition qui nous est proposée de la «"littérature-monde" en français», qui devra nous occuper ici.
Nous commencerons donc par proposer une lecture synthétique du Manifeste en en dégageant les grands axes argumentatifs. Nous nous attacherons ensuite à replacer dans une perspective critique «ce retour aux puissances d’incandescence de la littérature» que revendiquent les signataires. Il s’agira de décrypter cette formule métaphorique dans laquelle on peut sans doute reconnaître une évocation incantatoire – à défaut de propositions ‑ pour une hypothétique esthétique de la «littérature-monde». Nous terminerons par une analyse de l’un des paradigmes centraux de ce programme, en l’occurrence le fameux «retour à la fiction» pour en montrer le caractère tout à la fois factice et dangereux.
Notre démonstration s’appuiera sur les œuvres de deux auteurs «francophones» que tout semble opposer. En effet, quoi de plus différent, en apparence, que les écritures et les trajectoires biographiques de Mohammed Dib et Raphaël Confiant? L’un algérien, l’autre antillais. L’un poète, l’autre essentiellement romancier. L’un de la génération de Césaire, l’autre de celle de Tahar Djaout. Mais c’est précisément dans la mesure où, par-delà leurs spécificités, ces deux auteurs nous semblent partager une même démarche esthétique et éthique, ‑ voire politique -, à l’opposé des stéréotypes et des leurres de la «littérature-monde» qu’ils peuvent illustrer une certaine évolution des littératures «métisses» de l’ex-Tiers-Monde.
Eléments d’une lecture critique
A une première lecture, le Manifeste pour une «littérature-monde» en français présente un aspect assez touffu et son style volontiers lyrique peut donner l’impression d’une relative incohérence. On passe ainsi d’une charge contre une certaine pratique de la littérature «sans objet qu’elle-même» à l’évocation de la chute du mur de Berlin ou encore de l’apologie des «jeunes trublions» anglais, initiateurs «d’une littérature nouvelle» à un rappel sur le concept de «créolisation». Pourtant, une analyse plus attentive permet de dégager deux grands thèmes de réflexion correspondant à deux grands axes argumentatifs:
1. Le premier axe renvoie à la dimension politique de la définition de la «littérature-monde». C’est de loin le plus argumenté.
Il s’agit tout d’abord de remettre en cause l’institution «francophone». Aux yeux des signataires du Manifeste, cette dernière apparaît comme un «centre» hypertrophié et hégémoniste. La diatribe ‑ particulièrement virulente – porte en particulier sur l’attitude de la critique et de l’intelligentsia française d’une certaine période (sans que l’on puisse a priori identifier le collectif «maîtres-penseurs» ou spécifier l’indéfini «milieu littéraire») accusées d’avoir régenté la production littéraire à partir d’une «centralité» désormais caduque.
Sur ce point, il convient d’observer pour commencer qu’il semble pour le moins illusoire de prétendre porter le fer dans la plaie ... en oubliant l’hégémonie des circuits financiers et commerciaux ou en éludant le poids colossal des grands empires médiatiques qui structurent et dirigent véritablement le marché de l’édition et de la distribution à l’échelle mondiale. Qu’on le veuille ou pas, ce sont essentiellement les grands groupes ‑ comme Lagardère-Editis ‑ qui déterminent, directement et indirectement, une part croissante de ce qui se publie (et donc se lit) de part le monde5. A l’heure de la suprématie sans partage de l’Economique et de la mondialisation des flux (compétences, capitaux, biens et services), il faut être plus que naïf pour penser, par exemple, que l’attribution en 2006 de quelques-uns parmi les plus prestigieux prix littéraires à des «écrivains d’outre-France» s’explique uniquement par la «fin de la francophonie».
Par ailleurs, qui sont donc ces «commentateurs» et «exégètes» coupables de rien moins que d’avoir placé «le monde, le sujet, le sens, l’histoire, le "référent" [...] "entre parenthèses"» et qui servent ici, en quelque sorte, de repoussoirs? Quelques rapides recoupements suffisent pour préciser les choses. Les allusions à «l’ère du soupçon» et à une supposée dictature de la «linguistique» sont on ne peut plus transparentes. Ce sont bien les initiateurs du «Nouveau Roman», leurs disciples et épigones qui sont directement visés6. De Sarraute à Barthes en passant ‑ on l’imagine du moins volontiers ‑ par Robbe-Grillet et les contributeurs de la revue Tel Quel, tout un courant de la pensée critique et de la création littéraire françaises est ainsi mis en accusation au motif qu’il s’est complu dans une sorte d’intellectualisme/esthétisme de mauvais aloi, aggravé par un alignement idéologique sur les positions officielles des hérauts de l’Empire7.
Cette accusation procède d’un raccourci dangereux qui néglige, voire omet manifestement, le contexte historique dans lequel apparaît et se développe ce qu’il est convenu d’appeler le «roman objectal»: fin de la seconde guerre mondiale; guerre d’Algérie; mai 68; fin de la guerre du Viêt-Nam. A cet égard, il est bon de rappeler ici que Les Gommes (Robbe-Grillet) et Le Degré zéro de l’écriture (Barthes) paraissent un an avant Diên Biên Phu et le déclenchement de l’insurrection armée dans les maquis algériens. Quant à La Route des Flandres (Simon) , ce roman est publié en 1960, l’année même de la publication du célèbre Manifeste des 121 (signé, entre autres écrivains, par Simon, Robbe-Grillet, Sarraute et Glissant). Enfin, le Roland Barthes par Roland Barthes est édité en 1975, quelques mois après le grand voyage que l’auteur effectue en Chine avec quelques-uns des collaborateurs de Tel Quel, l’année de la chute de Saigon, de l’indépendance des anciennes colonies portugaises et de la première conférence Nord-Sud. Sur ce point, on serait bien en peine de prouver que les «maîtres-penseurs» qui sont visés dans le Manifeste pour une «littérature-monde» se sont réfugiés dans leur «centre»-tour d’ivoire, éloignés des rumeurs et des convulsions du «monde» ...
Mais au fait, de quel «monde» parle-t-on ici? S’il s’agit de celui de la colonisation, on vient de voir ce qu’il en est d’une éventuelle complicité des écrivains français concernés avec l’ordre politique dominant8. S’il s’agit de celui de la phase post-coloniale, les signataires du Manifeste revendiquent certes l’inscription dans l’histoire de leur «littérature-monde» au titre d’héritière de «l’effervescence des mouvements antitotalitaires, à l’Ouest comme à l’Est» et donc de «l’effondrement des grandes idéologies». Cependant, on ne peut qu’être réservé sur sa capacité effective à s’affranchir des nouvelles logiques de domination économiques et culturelles.
De fait, on voit ici remonter à la surface du discours un vieux topos de la pensée post-soixante-huit, dans la lignée des travaux de Lyotard (1979). Mais si le post-modernisme a prédit «la fin des grands récits», on peut se demander dans quelle mesure les évènements de ces deux dernières décennies ne viennent pas contredire cette théorie. Ainsi, la puissance et l’amplitude des imaginaires épiques (guerriers) mobilisés par la croisade de George Bush contre «l’axe du Mal» ou le jihad de Ben Laden contre «les Croisés impies» ne signent-elles pas justement le grand retour des idéologies (totalitaires) sous la forme d’une nouvelle «fable post-coloniale»?
Enfin, les signataires du Manifeste ne tarissent pas d’éloges à l’égard de l’«outre-France» et de ses littératures dans lesquelles ils voient un «monde nouveau» qui liquidera définitivement les séquelles de l’ancien «pacte colonial» tout en libérant l’écriture de «son pacte exclusif avec la nation». Les signataires n’hésitent pas à assigner à leur concept de «littérature-monde» une extension explicitement «transnationale». On aimerait certes partager leur enthousiasme, mais sur cette question, force est de reconnaître que non seulement le «monde» du 3ème millénaire est loin d’avoir réglé le passif colonial mais que les tentations sont encore très fortes qui visent à redonner aux ambitions néo-coloniales une nouvelle vigueur et une neuve virginité (comme l’attestent les conséquences actuelles des doctrines néo-libérales dans de nombreuses parties de la planète). De plus, ‑ et en partie pour les mêmes raisons -, on ne saurait ignorer que, pour leur grande part, les sociétés de l’ex-Tiers-monde sont encore loin d’être prêtes à passer aussi facilement la "phase nationale" par pertes et profits ...
- Le deuxième axe du Manifeste met en cause la dimension proprement esthétique des rapports de domination du «centre»francophone sur le reste de la planète littéraire. Si l’on en croit les signataires, à partir d’un certain moment (?), l’aventure du roman occidental (pris comme parangon de la production littéraire) se dévoie dans les préciosités stériles d’un «jeu de combinaisons sans fin». Ces modèles «sclérosés» d’une écriture «sans autre objet qu’elle-même» auraient fini par s’imposer et se seraient répandus (par le canal «francophone») à l’ensemble des écrivains de la génération des Trente Glorieuses – mis à part aux Antilles et au Québec. Là encore, la charge vise plus ou moins explicitement «les Nouveaux Romanciers» et leurs textes inspirés autant par certains aspects philosophiques fondamentaux des doctrines existentialistes (phénoménologie) que par les théories structuralistes (anthropologie, sémiologie) ou les recherches formalistes de l’avant-garde artistique (cinéma, peinture).
A vrai dire, chez la plupart des écrivains incriminés, ce serait faire preuve de mauvaise foi que de séparer la visée esthétique et l’option politique. En effet, c’est précisément parce qu’ils pensent leur activité d’intellectuels et d’artistes dans un rapport de rupture avec les canons de la culture «bourgeoise», c’est parce qu’ils refusent le «théâtre de l’illusion» et qu’ils prennent acte de la «réification» du réel dans le contexte capitaliste, qu’ils en viennent à mettre au point – chacun à sa manière – ce qui ne tardera pas à être considéré comme une «écriture objectale». De ce point de vue, en opérant un renversement radical de perspectives sur des questions aussi essentielles que le statut du «référent», de l’«auteur» ou de la «fiction», les Robbe-Grillet, Simon, Butor, Sarraute ne bouleversaient pas simplement un certain ordre traditionnel du genre romanesque mais se plaçaient délibérément dans une posture de subversion vis-à-vis des «milieux» et autres «centres» idéologiques et politiques9. D’une certaine manière, si les signataires du Manifeste pour une «littérature-monde» prétendent inscrire leur action et leur production dans le cadre historique et idéologique du «post-colonial», alors il n’est pas exagéré d’affirmer que la génération précédente, contemporaine de tant de guerres (coloniales et autres), de tant de ruptures cruciales, s’y était déjà et largement positionnée.
Mais qu’en est-il à présent des contre-propositions des tenants de la «littérature-monde» en matière de poétique? Comment faut-il interpréter cette formule du travel writer anglais Bruce Chatwin citée in extenso (et apparemment présentée comme une sorte "credo") dans le Manifeste: «J’applique au réel les techniques de narration du roman, pour restituer la dimension romanesque du réel»? Quelle est sa substance, son contenu effectif, et peut-on espérer y trouver quelques indications sur une théorie littéraire «post-francophone»?
2. Pour une poétique de la «littérature-monde»?
Dans un souci d’objectivité et de pédagogie, nous avons commencé par nous astreindre à une lecture minutieuse du Manifeste en y relevant systématiquement toutes les occurrences relatives au lexique de la critique littéraire. Nous avons ensuite regroupé nos "trouvailles" en trois rubriques correspondant à ce que nous avons cru reconnaître comme étant les principaux sujets de contestation: la langue, le genre et les thèmes.
S’agissant des éléments de poétique par lesquels la «"littérature-monde" en français» se singulariserait et romprait ainsi avec une tradition qui a sévi «pendant des décennies», on ne peut que relever la minceur du propos et l’inconsistance des propositions validées par les signataires. Nous avons déjà fait mention du caractère quelque peu gênant, voire irritant du lyrisme parfois débridé qui envahit le texte et qui semble souvent suppléer à l’absence d’arguments pertinents. Il en est ainsi de ces nombreuses (et pressantes) incitations à «se frotter au monde pour en capter le souffle, les énergies vitales», à «retrouver les voies du monde», à «donner voix et visage à l’inconnu du monde» et à «s’empare[r] sans complexe des ingrédients de la fiction pour ouvrir de nouvelles voies romanesques». Il en va de même pour cette célébration enthousiaste des pouvoirs «de la poésie et de l’imaginaire» et – surtout – du grand «retour à la fiction» à travers la redécouverte des catégories fondamentales de tout «récit»: «le monde, le sujet, le sens, l’histoire, le "référent"». Nonobstant ce manque de consistance théorique, nous essaierons néanmoins de dégager les points saillants de ce véritable plaidoyer pro domo.
Le premier s’articule autour de la problématique de la langue. Le Manifeste vante en effet les mérites d’une «créolisation» linguistique entreprise par «les écrivains antillais, haïtiens, africains», et visant ni plus ni moins qu’à une «autonomisation de la langue», à mille lieux, selon les rédacteurs, du «slogan de United Colors of Benetton». Question: comment un écrivain peut-il «autonomiser» sa pratique et son rapport à un outil dont l’une des caractéristiques essentielles réside dans son historicité10? En réalité, il s’agit là, certes, d’une belle pétition de principe mais dont on a du mal à concevoir le contenu concret. Et comment ne pas penser que – les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets – le danger d’exotisme qui menaçait déjà les écrits des héritiers putatifs de Saint-John Perse et de Césaire11 a toutes les chances de planer à nouveau sur les promoteurs de la «littérature-monde»? A commencer par les écrivains antillais, comme le suggérait Edouard Glissant lui-même dans le Discours antillais lorsqu’il opposait «poétique libre, ou naturelle» et «poétique forcée, ou contrainte»:
«Il y a poétique forcée là où une nécessité d’expression confronte un impossible à exprimer. Il arrive que cette confrontation se noue dans une opposition entre le contenu exprimable et la langue suggérée ou imposée. C’est le cas dans les petites Antilles francophones où la langue maternelle, le créole, et la langue officielle, le français, entretiennent chez l’Antillais un même insoupçonné tourment» (Glissant, 1981:236)
Sur cette question, on trouve chez Raphaël Confiant12 de très fréquentes références à la complexité des rapports de domination entre créole et français et, conséquemment, au caractère factice des utopies linguistiques dans le contexte de la globalisation marchande. Un exemple, entre autres, dans Bassin des ouragans. A l’occasion d’une savoureuse évocation du personnage de Sonson Tête-Concombre, le narrateur nous apprend que ce dernier
«[...] se faisait une vraie fierté d’être l’un des derniers Mohicans, avant Mandibèlè, à ne jargouiner que le créole et s’enrichissait en juillet-août, lorsque quelque linguiste yankee, envoyé par la John Hopkins University ou la Carnegy Mellon University ou n’importe quelle université de merde des Etats-Unis, le comblait de dollars afin qu’il acceptât de bavarder des heures entières devant un magnétophone de poche.» (Confiant, 1994:42)
Il est donc clair que l’on ne peut évacuer la mémoire des conflits et des souffrances inscrite dans la langue de l’écriture. Dans le même ordre d’idée, on ne peut manquer de se remémorer la très belle séquence du Siècle des Lumières, de Alejo Carpentier, dans laquelle le narrateur nous décrit l’arrivée de la flotte française en vue de la Guadeloupe, quelques mois après la prise de la Bastille:
«Victor Hughes se fit remettre par les typographes plusieurs centaines d’affiches imprimées pendant la traversée, en gros caractères noirs, où était reproduit le texte du décret du 16 pluviôse proclamant l’abolition de l’esclavage et l’égalité des droits octroyés à tous les habitants de l’île sans distinction de race ni d’état. Puis il traversa le tillac d’un pas ferme et s’approchant de la guillotine fit voltiger la housse goudronnée qui la recouvrait, la faisant apparaître pour la première fois aux rayons du soleil, avec son couperet bien affilé.»13 (Carpentier, 1977:180)
Le narrateur de Carpentier illustre ainsi magnifiquement le lien originel indéfectible entre expression linguistique, représentations idéologiques et domination (violence) politique dans le contexte colonial. Nous pourrions reproduire ici quantité d’extraits de textes maghrébins ou québécois qui ne cessent de retravailler ce paradigme, y compris dans ses conséquences en termes de positionnements identitaires14. A cet égard, encore de nos jours, dans nombre de pays anciennement colonisés, il est irréaliste de penser que le «décrochage» peut se faire aussi simplement entre la langue d’écriture et le sentiment d’appartenance à la Nation.
Ceci étant dit, il serait également faux de prétendre que l’écrivain du Sud (puisque c’est surtout de lui qu’il s’agit ici) est prisonnier du «tourment» linguistique et qu’il est définitivement «aliéné» par l’usage qu’il fait de la langue de l’ancien maître. Les processus esthétiques liés à la création littéraire sont bien plus complexes et il est devenu banal de rappeler que l’artiste crée son propre idiome à l’intérieur de/en réaction à/en association avec toutes les autres langues qu’il est amené à connaître (au sens premier et biblique). A cet égard, le témoignage de Mohammed Dib nous semble important. Dans L’Arbre à dires, il s’explique ainsi sur son attachement au français:
«J’ai grandi dans cette langue. Ma vie s’y est accomplie. Si bien que, quand je parle, écris, je n’ai pas conscience que je le fais en français, je n’ai conscience que du fait que je suis en train de parler, d’écrire. [...] Il y a dans le français une transparence obscure qui me convient, dans laquelle à tort ou à raison je le reconnais.» (Dib, 1998:192-193)
Comme on peut le constater après ces différentes mises au point, les perspectives d’une hypothétique «autonomisation de la langue» pour ce qui concerne les productions de la «littérature-monde», paraissent tout à la fois vaines et dérisoires.
Le second volet de l’argumentaire «esthétique» du Manifeste concerne la problématique des genres. Ici une évidence s’impose: dans la nouvelle «littérature-monde» émergeante le genre qui domine est sans conteste le roman. Ce qui ne va pas sans poser problème car on se demande alors où replacer d’autres types de productions comme la poésie ou le théâtre. Par ailleurs, et à l’intérieur du genre romanesque, reprendre – même sur le mode du «pastiche» ‑ le découpage (plus que contestable) entre «roman populaire» (?), «roman policier», «roman d’aventure» (?) ne peut que renforcer le lecteur dans la conviction que l’«effervescence» critique et esthétique dont il est ici sans cesse question relève plus de l’agitation superficielle que d’une véritable volonté de rupture avec «des modèles français sclérosés».
Par ailleurs, et pour s’en tenir au domaine littéraire «franco-français», des auteurs comme Jean Giono, Patrick Modiano, Georges Perec ou Romain Gary – sans parler de Le Clézio – ont fait la preuve en leur temps d’extraordinaires capacités d’innovation poétique et de remise en cause souvent radicale des frontières génériques. Ils ont été aussi de fabuleux conteurs, enchantant littéralement des publics très nombreux et divers, précisément grâce à «des romans bruyants, colorés, métissés», pour reprendre la formulation du Manifeste. De fait, la question de la transgression des genres fait partie de ces vieilles lunes dont nous savons depuis déjà longtemps qu’elles viennent régulièrement éclairer (ou voiler!) le ciel immense de la littérature! En cette matière, du moins, les tenants de la «littérature-monde» n’ont certes rien inventé.
Mais où réside alors l’originalité éventuelle des principes esthétiques du Manifeste? Peut-être dans le troisième point de ces rudiments de poétique de la dite «littérature-monde» que nous tentons de mettre à jour. Il a trait à la thématique. Compte tenu de son importance, nous lui consacrerons la dernière partie de la présente contribution.
Fable post-coloniale et poétique métisse
Nous avons déjà eu l’occasion de citer plus haut la phrase la plus significative du Manifeste, en tout cas pour ce qui concerne sa partie programmatique. C’est, on s’en souvient, le grand retour du «monde» dans l’écriture romanesque, avec, pour corollaire, la redécouverte du «sujet», du «sens», de l’«histoire», du «référent» en un mot. Pour les besoins de l’analyse, nous regrouperons ces diverses instances ou attributs en trois rubriques thématiques: le paysage («le monde»), l’identité («le sujet»), la mémoire («l’histoire»). Nous souhaiterions montrer ici comment, à l’encontre de ce que soutiennent les signataires du Manifeste, ces trois paradigmes ne peuvent se concevoir qu’à travers leur inscription littéraire, leur mise en scène (nécessairement poétique) dans les contradictions et les tensions de l’Histoire des hommes et des peuples. A ce niveau, le supposé retour à la «fiction», pour autant qu’il corresponde à une réalité littéraire15, passe forcément ‑ surtout pour les écritures du Sud ‑ par un retour hautement problématisé sur les processus de violence et d’hégémonie du capitalisme occidentale et de ses séquelles (totalitaires, coloniales et autres). S’il peut être admis que «l’idée de francophonie se donne [...] comme le dernier avatar de la francophonie», la vision d’une «littérature-monde» conçue comme un espace virtuel de
«dialogue dans un vaste ensemble polyphonique, sans souci d’on ne sait quel combat pour ou contre la prééminence de telle ou telle langue ou d’un quelconque "impérialisme culturel"»
nous paraît relever d’un étrange aveuglement. Tant sur le plan poétique que politique. C’est véritablement tomber, selon nous, dans le piège de la «fable post-coloniale» (en tant que produit «formaté» et idéologie dominante). Nous reprendrons donc chacun de ces axes thématiques à partir des analyses ou des romans de Glissant, Dib et Confiant. Il s’agira d’illustrer la manière dont trois écrivains de l’«outre-France» (y compris l’un des principaux signataires du Manifeste) abordent ces mêmes thèmes en recourant à des esthétiques métisses qui se confrontent, à différents niveaux, aux problématiques de la violence et du statut problématique du «sujet» post-colonial.
Commençons par le paysage. Ici, comment ne pas se remémorer les premières pages du Discours antillais, et cette séquence intitulée précisément «À partir du paysage» dans laquelle le narrateur de Glissant nous offre une description panoptique saisissante de son île, pour conclure:
«Il y a ainsi des temps qui s’échelonnent sous nos apparences, des Hauts à la mer, du Nord au Sud, de la forêt aux sables. Le marronnage et le refus, l’ancrage et l’endurance, l’Ailleurs et le rêve.
(Notre paysage est son propre monument: la trace qu’il signifie est repérable par-dessous. C’est tout histoire.)» (Glissant, 1981:21)
De fait, quel que soit le type de relations que l’écrivain et ses personnages entretiennent avec les sites où ils résident ou qu’ils parcourent – dans une disposition d’esprit et de cœur chère à Michel Le Bris et à ses «étonnants voyageurs» -, ils ne peuvent ignorer que le «décor» porte toujours témoignage (dans sa structuration topologique, dans sa densité sémiologique) de la difficile et interrompue naissance de l’homme à sa propre histoire. Paysages «naturels» (la campagne berrichonne, les maquis provençaux, les lointains exotiques) ou urbains (le Paris de Balzac ou d’Aragon, Tlemcen de Mohammed Dib, Constantine et Bône de Kateb Yacine): partout les traces emmêlées, sédimentées, compactées ou diluées jusqu’à l’extrême des fureurs et des chimères de l’humaine condition.
S’agissant des paysages urbains, les écritures du Sud (ou assimilées) en font effectivement les lieux privilégiés des «brassages» et des «mélanges» culturels16. Rien de plus normal puisqu’il s’agit d’immenses concrétions fantasmatiques et socio-historiques produites par l’accumulation et la combinaison ininterrompues des vagues de migrants. Reste pourtant à évaluer leur position dans cet environnement. Tout à la fois périphérique, marginale, nomade, traversière. Le Manifeste fait ici référence à un sentiment d’«entre-deux-mondes», d’«entre-deux-chaises» qui serait le propre d’«une génération d’écrivains issus de l’émigration». On peut douter de la pertinence anthropologique de ce constat. En tout état de cause, la petite Lylli Belle, l’héroïne de Mohammed Dib a, quant à elle, des idées très arrêtées sur cette question:
«Ce qu’il ne faut surtout pas que je fasse: tomber entre deux lieux. Dans l’un, oui, dans l’autre, oui; entre, non. Je veux que l’un m’appelle à partir de l’autre et que j’y coure et, aussitôt après, coure ailleurs.
Parce que je crois qu’on naît partout étranger. Mais si on cherche ses lieux et qu’on les trouve, la terre alors devient votre terre. Elle ne sera pas cet horrible entre-monde auquel je me garde bien de penser. Je suis retournée à l’idée que ça puisse être. Il n’y a rien que je déteste autant que cette idée, être sans lieu.» (Dib, 1994:170-171)
Sur ce point, les analyses de Michel de Certeau sont remarquablement éclairantes lorsqu’il analyse les différences de perception de l’espace urbain selon la position physique et hiérarchique (socio-culturelle), opposant ainsi la ville (New York) vue d’en haut (celle du Dominant) et vue d’en bas (celle du Dominé17):
«C’est "en bas" au contraire (down), à partir des seuils où cesse la visibilité, que vivent les pratiquants ordinaires de la ville. Forme élémentaire de cette expérience, ils sont des marcheurs, Wandersmänner, dont le corps obéit aux pleins et aux déliés d’un "texte urbain" qu’ils écrivent sans pouvoir le lire. [...] Une ville transhumante, ou métaphorique, s’insinue ainsi dans le texte clair de la ville planifiée et lisible.» (De Certeau, 1990:141-142)
L’espace «textuel» de la ville apparaît ainsi, dans son «tracée» même, comme l’inscription physique et symbolique des «tactiques» et «stratégies» (De Certeau) de ruses et de violences mises en œuvre par des sujets pris dans des contradictions historiques cruciales. Témoin chez Raphaël Confiant la description de Fort-de-France lors de l’épidémie de pétrifications qui s’abat sur la ville:
«Autour de moi, le monde avait déjà pris des allures de fin du monde. Des individus s’étaient figés dans des postures abracadabrantes et tragiques tout à la fois. Un vendeur d’eau de coco, subventionné par l’Office du tourisme brandissait d’une main une noix et de l’autre le coutelas avec lequel il s’apprêtait à lui trancher la tête tandis qu’un gogo de touriste en bermuda et chemise hawaïenne s’était statufié juste au moment où il prenait la photo. [...] Perplexe, j’interrogeai les cieux du regard et m’aperçus que le temps avait suspendu son vol.» (Confiant, 1995:67)
Il est certainement inutile de gloser sur l’originalité de cette représentation d’un espace urbain soudainement en proie à la stupeur, avec ses habitants gagnés par l’étrange rigidité du dormeur ou du cadavre. Nous sommes clairement dans la métaphore de la «réification» du monde colonial et de la situation d’«aliénation» dans laquelle se trouvent placés ses différents acteurs du fait du rapport «exotique» qui s’établit entre eux. Ainsi, le «vendeur d’eau de coco» tout comme le «touriste en bermuda» qui le photographie (et le fige donc à son tour, en quelque sorte, dans l’espace carcéral de la «photo-souvenir») sont prisonniers d’un paysage mort, d’une durée figée «qui a suspendu son vol», d’une éternité hors de l’Histoire ‑ et donc hors de la praxis comme procès de transformation du monde et des êtres.
La transition est toute trouvée avec le second axe thématique évoqué dans le Manifeste: la quête identitaire. Si pour les tenants de la «littérature-monde», il est temps de revenir au «sujet», ce dernier ne peut être défini que dans sa dimension post-coloniale et «à partir de son identité plurielle». En réalité, la question coloniale elle-même est encore loin d’avoir été dépassée et ses effets sont toujours perceptibles après plusieurs décennies à l’échelle planétaire dans les pratiques comme dans les imaginaires. Dans Le Discours antillais, Edouard Glissant établit nettement le lien entre la violence coloniale, le statut du sujet colonial et le projet littéraire antillais lorsqu’il écrit: «Nous devons développer une poétique du "sujet", pour cela même qu’on nous a trop longtemps "objectivés" ou plutôt "objectés".». Dans une perspective manifestement «engagée», Glissant avance que dans le texte antillais, «le Nous devient le lieu du système génératif, et le vrai sujet.» (Glissant, 1981:257-258). Affirmation généreuse mais sujette à caution – comme on l’a bien vu, dans la suite de la grande aventure des écritures du Sud, et ce à travers tant d’œuvres «politiquement correctes» (au sens «militant» du terme) mais esthétiquement ratées ...
Chez Dib, la relation spéculaire du personnage à son reflet dans le miroir témoigne souvent, on le sait, de la perception diffractée, brouillée en quelque manière, et donc problématique que le sujet métis peut avoir de sa propre personnalité. A titre d’illustration, on peut citer cet extrait de L’Infante maure qui met en scène la jeune héroïne, Lyyli Belle:
«A des heures, c’est comme ça; à des heures, non. Ça change tout le temps et il n’y a que toi pour t’en rendre compte. En cette minute, c’est ça, je suis moi. Mais il ne faut pas s’y fier. [...] On se regarde ainsi dans le miroir, on y découvre quelqu’un et on ne peut pas toujours dire si c’est une tromperie ou quoi. C’est sans doute soi, sans doute quelqu’un d’autre.» (Dib, 1994:28)
Certes, la petite fille n’a pas vécu la guerre d’Algérie et il s’agit plutôt ici d’un questionnement de nature ontologique, voire métaphysique ‑ comme on trouve fréquemment dans l’œuvre de Dib. Néanmoins, on ne peut s’interdire de penser que ce monologue exprime aussi les sentiments du père, et donc ceux d’un ex-colonisé. Dans ces conditions, il semble évident que les tentatives de définition de l’identité (coloniale et post-coloniale) sont vouées à l’échec dans la mesure où la violence de l’histoire a engendré des ruptures et des traumatismes qui retentissent encore dans le psychisme et l’imaginaire du sujet.
A l’évidence, - et à l'inverse des prévisions de Frantz Fanon (1961) -, même après la fin de la phase de domination, dans un contexte de mondialisation où ce passé est allègrement passé par pertes et profits, le questionnement des repères culturels donne lieu chez l’ex-colonisé à ce que Raphaël Confiant désigne sous l’expression humoristique d’«infarctus ontologique». C’est dans La Savane des pétrifications que cette formule nous est ainsi explicitée (à l’occasion, chose intéressante, d’une digression sur la production littéraire du romancier Hubert Badineau):
«En effet, l’infarctus ontologique résulte, aux dires du Sociologue régional, des effets néfastes de la modernité sur la société martiniquaise de l’extrême fin du vingtième siècle et il n’y a rien d’étonnant qu’elle nous soit absolument spécifique. Tandis qu’en Europe et en Amérique du Nord, on décède fréquemment de vulgaires infarctus du myocarde et que dans le Tiers Monde, en Afrique en particulier, on crève de malefaim, de variole, de malaria, de la mouche tsé-tsé, du sida et d’autres saloperies toutes aussi vulgaires, en Martinique, nous souffrons d’une blessure d’âme inguérissable, celle de notre arrachement à notre terre première et à notre réenracinement forcé dans une nouvelle terre [...]»18 (Confiant, 1995:37-38)
Contrairement aux affirmations pour le moins optimistes des signataires du Manifeste, nous ne sommes pas sortis, on l’aura compris, de l’«ère du soupçon»19 ‑ en l’occurrence, celui hérité de l’époque de la domination de l’homme occidental sur le reste du monde. Cette évocation de l’histoire de la violence esclavagiste nous amène tout naturellement au troisième axe thématique que nous avons pu relever dans le Manifeste: la mémoire.
Il s’agit évidemment ici du rapport entre expression(s) littéraire(s) et imaginaire national. Cette problématique touche bien entendu à la question de la construction – toujours douloureuse et périlleuse pour les communautés dominées – de la Nation et de l’Etat-nation dans le cadre de la Relation (Glissant), c’est-à-dire dans le contexte de l’hégémonie multiforme du système impérialiste et du capitalisme mondialisé. Nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer que le postulat d’une rupture du «pacte national» chez les écrivains de la «littérature-monde» nous paraissait pour le moins contestable. En l’occurrence, nous aurions plutôt tendance à penser que le débat sur le statut de la «littérature nationale» tel que l’abordait Edouard Glissant dans les années 1980 demeure d’une grande actualité. En effet, pour l’auteur du Discours antillais,
«Elle doit signifier la nomination des peuples nouveaux, ce qu’on appelle leur enracinement, et ce qui est aujourd’hui leur lutte. C’est sa fonction de sacralisation, épique ou tragique. Elle doit signifier – et si elle ne le fait pas (et seulement si elle ne le fait pas) elle reste régionaliste, c’est-à-dire folklorisante et caduque – le rapport d’un peuple à l’autre dans le Divers, ce qu’il apporte à la totalisation. C’est sa fonction analytique et politique, laquelle ne va pas sans remise en question de soi-même.» (Glissant, 1981:192)
Dans cette optique, on peut avancer sans risque d’erreur que même dans les «littératures-monde» de la diaspora européenne – citées comme modèle par les signataires du Manifeste ‑ on retrouve bien ce type de préoccupations20. C’est donc dans l’approfondissement (esthétique autant que politique) de la dialectique du Même et de l’Autre que s’articulent et se développent les expériences littéraires des écrivains issus des communautés et des cultures «relatées» (au sens de Glissant). Or ce processus ne peut se passer des interrogations et mises en perspective critiques de l’espace national, de ses configurations et des différentes traces qui s’y sont inscrites et combinées au cours du temps.
Il en va ainsi, chez Mohammed Dib, avec la métaphore des atlals qui renvoie manifestement autant à l’ancienne poétique anté-islamique qu’à la lecture problématique de la mémoire (tellurique, ontologique) de l’Algérie. Le désert s’offre alors paradoxalement comme l’espace où s’enracine – mais où s’égare/s’efface également – les marques de l’appartenance à un continuum sémiologique dans lequel s’éprouve et s’élabore le sentiment communautaire. C’est l’expérience extraordinaire et cruciale que vit Lyyli Belle lors de sa rencontre avec le basilic. Après que la petite bête ait disparu, le grand-père exhorte sa petite-fille à retourner sur les lieux de «l’écriture»:
«‑ Retourne là où tu as déposé la bête et lis ce qu’elle a écrit. Des atlals, à n’en pas douter. Va, fillette.
Je cours vers l’endroit où je pense retrouver la fausse écriture du basilic. Elle n’y est plus! Le sable est redevenu la page blanche, nette, qu’il a été et sera à jamais, le vent, ce vent qui ne reprend haleine à aucun moment, l’a soufflée et, si faible qu’il soit, l’a effacée. Trop tard.
Contre tout espoir, toute raison, je poursuis mes recherches. Peine perdue. Je savais d’ailleurs au fond de moi que c’en était fait.» (Dib, 1994:159)
Sur un mode comique et parodique, cette fois, Raphaël Confiant interroge lui aussi la mémoire des Antilles à travers les figures «héroïques» de son histoire tourmentée. Lors de l’épisode de pétrifications dont il a déjà été question – et qui constitue l’argument thématique du roman -, Abel, le personnage central, et ses acolytes, découvrent avec effroi que tandis que la Martinique sombre dans la «réification» généralisé, la statue de Belain d’Esnambuc, «premier colon français à s’être emparé de l’île en l’an de grâce 1635», a repris vie et s’est transmuée en «un être de chair et de sang» (Confiant, 1995:69-70). Même métamorphose pour la statue décapitée de Joséphine Bonaparte qui va ainsi rencontrer la belle Anna-Maria de la Huerta. La confrontation est pour le moins violente et la descendante de Christophe Colomb ne manquera pas de rappeler à la fille du seigneur de La Pagerie le caractère illégitime d’une notoriété largement usurpée:
«Si mon ancêtre n’avait pas conquis les Amériques, vous n’auriez été qu’une marie-souillon, oui, une vulgaire fille de ferme dans quelque bourgade perdue de Normandie ou de Charente. Grâce à Colomb, des centaines de milliers de bouseux français se sont inventés des quartiers de noblesse à peu de frais de ce bord-ci de la mer des Ténèbres. Ha-Ha-Ha!» (Confiant, 1995:74)
Dernière scène d’affrontement dans cette Savane des pétrifications ‑ décidément propice aux règlements de comptes politiques! -, celle qui met aux prises la statue de Victor Schoelcher, «le présumé libérateur des esclaves» et Saint-Martineau. Face à la statue vivante qui déplore «l’état de délabrement dans lequel se trouv[e] depuis trois décennies la plus belle des quatre plus vieilles colonies françaises», le compagnon et comparse d’Abel ne peut s’empêcher de réagir très violemment:
«Non mais de quoi j’me mêle? hurla-t-il en saisissant la statue de chair au collet. A la libération des esclaves, qu’est-ce qui nous a été accordé, hein? Que dalle! Tu m’entends, monsieur l’Alsacien, que dalle! Même aux Etats-Unis, chaque esclave reçut vingt-deux hectares et une mule. Ici, en Martinique, l’Etat a indemnisé les anciens propriétaires esclavagistes et pas un ième de terre, n’a été rétrocédé à un descendant d’Africain!» (Confiant, 1995:76-77)
A ce niveau également, il est aisé de constater que chez Confiant comme chez Dib et nombre d’écrivains africains, antillais ou québécois21, le (prétendu) «retour à la fiction» et la célébration de la «créolisation» du monde ne sauraient se concevoir indépendamment de la (re)mise en cause des fondements de l’«impérialisme culturel» et de la domination politique et économique de l’ancienne puissance esclavagiste/coloniale. Que chez ces auteurs ce travail critique emprunte des formes esthétiques extraordinairement énergétiques, complexes et diversifiées – justiciables, selon nous, d’une approche en termes de métissages poétiques ‑ doit plus que jamais nous inciter à lire leurs textes non pas simplement comme des locomotives (au sens étymologique) mais comme des moyens de transports (des métaphores), comme des «machines désirantes», pour reprendre la célèbre formule de Deleuze et Guattari (1973).
Nous voici parvenu au terme de cette rapide – et forcément lacunaire – lecture d’un document dont nous voulons encore une fois souligner l’intérêt et l’importance. Par ses non-dits aussi bien que par ses redites et ses bégaiements, il désigne certainement un point aveugle de la critique littéraire «franco-française» contemporaine. Désireux avant tout de se débarrasser (à peu de frais) d’une «francophonie» désormais encombrante, cédant (involontairement ou pas22) aux sirènes du marketing éditorial et aux sollicitations d’une «critique-monde» sans cesse en recherche de nouveaux produits et de nouveaux marchés, les signataires du Manifeste ont par trop perdu de vue les racines fondamentalement violentes de la «fable post-coloniale». Pris par l’«envie de goûter à la poussière des routes, au frisson du dehors, au regard croisé d’inconnus», ces «étonnants voyageurs» ont traversé les imaginaires, les langues, les paysages, les peuples d’un «monde» dont ils semblent n’avoir perçu que les aspects les plus «somptueux», «bruyants, colorés, métissés», évacuant au passage ses tragédies et ses chaos humains.
Comment croire un seul instant que, par la seule grâce d’un slogan, l’écriture délivrée de son poids spécifique (idéologique, social, politique), enfin transparente à elle-même et au «monde» peut de nouveau le réenchanter? Comment accepter les implications de cette dérive utopique qui interdit à l’écriture de s’interroger sur son horizon poétique et sur ses propres conditions d’énonciation au prétexte que «la jeune génération» (?) a urgemment besoin de «fiction»? Comment ne pas retrouver ici – au risque d’être par trop virulent ‑ une forme d’anti-intellectualisme aux relents vaguement populistes qui vise en définitive à priver l’acte esthétique de sa dimension fondamentalement réflexive (au double plan artistique et politique)? Enfin, comment s’empêcher de penser que cette obsession du grand retour au «monde», aux vertus lénifiantes de la «fiction» ‑ sous la forme de «fable» post-coloniale ‑ n’est qu’un leurre qui ne déplace ni ne destitue aucun «centre», qui ne règle aucunement le (faux) problème des séquelles linguistiques et culturelles du colonialisme et qui ne propose aucune nouvelle approche critique de l’objet littéraire, de ses limites et de ses pouvoirs. Pour terminer sur une citation de ce même Roland Barthes si injustement incriminé par les signataires du Manifeste, sans doute est-il bon de rappeler que
«[...] sauf à renoncer à la Littérature, la solution de cette problématique de l’écriture ne dépend pas des écrivains. Chaque écrivain qui naît ouvre en lui le procès de la littérature; mais s’il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la littérature emploie à le reconquérir; il a beau créer un langage libre, on le lui renvoie fabriqué, car le luxe n’est jamais innocent: et c’est l’impasse de la société même [...].»
Mourad YELLES
Maître de conférences (HDR) en littératures maghrébines, INALCO - Paris
Références bibliographiques:
BARTHES, Roland (1971), Le Degré zéro de l’écriture (1953), Paris, éditions Gonthier, coll. «Médiations»
BAUDRILLARD, Jean (1978) La Société de consommation, ses mythes, ses structures (1970), Paris, Gallimard, coll. «Idées/Gallimard»
CHIKHI, Beïda (1996), Maghreb en textes. Ecriture, histoire, savoirs et symboliques. Essai sur l’épreuve de modernité dans la littérature de langue française, Paris, L’Harmattan.
CARPENTIER, Alejo (1977), Le Siècle des Lumières (1962), Paris, Gallimard, coll. «Folio».
CONFIANT, Raphaël (1994), Bassin des ouragans, Paris, éditions des Mille et Une nuits.
CONFIANT, Raphaël (1995), La Savane des pétrifications, Paris, éditions des Mille et Une nuits.
DE CERTEAU, Michel (1990), L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire (1980), Paris, Gallimard, coll. «Folio/Essais».
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix (1973), L’Anti-Œdipe, Paris, éditions de Minuit.
DIB, Mohammed (1994), L’Infante maure, Paris/Alger, Albin Michel/éditions Dahlab.
DIB, Mohammed (1998), L’Arbre à dires, Paris, Albin Michel.
DJEBAR, Assia (1985), L’Amour la fantasia, Paris/Alger, J. Cl. Lattès/ENAL.
FANON, Frantz (1961), Les Damnés de la terre, Paris, François Maspero.
GLISSANT, Edouard (1981), Le Discours antillais, Paris, Le Seuil.
LYOTARD, Jean-François (1979), La Condition postmoderne, Paris, Editions de Minuit.
Notes
- Exemple: «[...] le centre, nous disent les prix d’automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la francophonie. Et naissance d’une littérature-monde en français. Le monde revient. Et c’est la meilleure des nouvelles.»
- "Plate-forme" dont on peut imaginer qu’elle s’est "négociée" entre des individualités aux profils très différents (Tahar Ben Jelloun et Jacques Godbout, Maryse Condé et Boualem Sansal, Nancy Huston et Alain Mabanckou, etc.) sur la base d’un "consensus mou", voire dans une certaine "tension" idéologique ...
- Pour reprendre ici cette épithète dans l’acception ironique que lui attribue volontiers l’écrivain et critique antillais Raphaël Confiant.
- Au sens que donnent à ce terme les analystes de la société de consommation tels Daniel Bourstin, Guy Debord ou Jean Baudrillard. Dans son étude sur La Société de consommation, ses mythes, ses structures (1970), ce dernier évoque un monde «[...] d’évènements, d’histoire, de culture, d’idées produites non à partir d’une expérience mouvante, contradictoire, réelle, mais produits comme artefacts à partir des éléments du code et de la manipulation technique du medium» (1978: 194).
- Sur cette question, cf. Association L’Autre Livre et Charles Onana (coord.), L’Edition menacée. Livre blanc sur l’édition indépendante. Paris, éditions Duboiris, 2005.
- A cet égard, on observera que le Manifeste indique précisément la période-charnière 1976-1977 comme début «d’un retour à la fiction».
- C’est-à-dire cette «France mère des arts, des armes et des lois [qui] continuait de dispenser ses lumières, en bienfaitrice universelle, soucieuse d’apporter la civilisation aux peuples vivant dans les ténèbres.»
- Et que dire des écrivains africains (Dib, Kateb, Oyono, Ousmane), antillais (Césaire, Fanon, Glissant) et de leur engagement politique et esthétique dans la remise en cause de l’ordre colonial?
- Ceux-là mêmes «qui contraignai[en]t les auteurs venus d’ailleurs à se dépouiller de leurs bagages avant de se fondre dans le creuset de la langue et de son histoire nationale.»
- «Comme l’art moderne dans son entier, l’écriture littéraire porte à la fois l’aliénation de l’Histoire et le rêve de l’Histoire: comme Nécessité, elle atteste le déchirement des langages, inséparable du déchirement des classes: comme Liberté, elle est la conscience de ce déchirement et l’effort même qui veut le dépasser.» (Barthes, 1971:76)
- Cf. «quelques piments nouveaux, mots anciens ou créoles, si pittoresques n’est-ce pas, propres à raviver un brouet devenu par trop fade».
- Dont on connaît par ailleurs l’engagement en faveur de la défense de l’identité antillaise et de la langue créole.
- A signaler une scène équivalente à celle de Alejo Carpentier chez Assia Djebar. Il s’agit de l’évocation du personnage (historique) de J. T. Merle, «homme de lettre» qui participe au débarquement de Sidi Ferruch et qui lance aussitôt le «premier journal français sur le terre algérienne» (L’Amour la fantasia:39-45)
- On pense ici à Kateb Yacine, Abdelkébir Khatibi ou Abdelwahab Meddeb.
- Sans parler d’un autre péril aussi grave ‑ sinon plus – consécutif à cette sorte de "fétichisme" de la fiction": la réduction du processus d’écriture à la question anecdotique, à la dimension fabulatoire, au risque d’oublier que, pour l’écrivain du Sud, comme pour ses congénères du Nord, la quête esthétique passe inévitablement par la réflexion sur l’au-delà du signe et sur ce qui se cache derrière tout «référent». La peinture, disait déjà Léonard de Vinci, «e cosa mentale» ...
- A noter tout de même l’allusion aux «heurts» entre «cultures de tous les continents» dans le passage que le Manifeste consacre à la «nouvelle littérature en langue anglaise» incarnée par Kazuo Ishiguro, Ben Okri ou Salman Rushdie.
- Celle-là même que connaît et sillonne le "métis ordinaire", cet «homme traduit», selon la formule de Salman Rushdie reprise dans le Manifeste.
- Cf. également sur le même thème, dans Bassin des ouragans, le passage sur la métaphore de «la dent de Mormandeau» et sur la problématique de la «bâtardise» du Martiniquais (1994:59-63).
- A titre d’illustration, cette citation de Beïda Chikhi à propos de Khatibi, Meddeb et Kateb: «Pour inaugurer leur "ère du soupçon", ces écrivains ont choisi délibérément de faire évoluer une situation linguistique et culturelle conflictuelle vers l’utopie d’un langage bilingue ou plurilingue "amoureux", d’écrire dans plusieurs langues "en jouissance", et d’occuper le signifiant vide qui sépare/unit l’Orient et l’Occident.» (1996:11)
- Comment ignorer, par exemple, qu’un roman comme Le Dernier soupir du Maure (Salman Rushdie) ne cesse précisément de parcourir/redéfinir les frontières imaginaires d’un certain Orient dans ses rapports avec l’Occident (à travers l’évocation du "syndrome andalou"), mais surtout d’une identité nationale indienne ambiguë, voire contradictoire (confrontée aux conflits inter-confessionnels et aux "démons de la modernité" politique).
- On pense ici à Sony Labou Tansi, à Rachid Mimouni mais aussi à Jacques Godbout (celui de Les Têtes à Papineau) ou à Réjean Ducharme (cité par les auteurs du Manifeste pour son «extraordinaire souffle poétique», pour son anti-consumérisme, mais dont la puissance ‑ corrosive ‑ d’évocation et de questionnement sur le thème de la détresse identitaire de la génération de la «Révolution tranquille» est curieusement passée sous silence).
- Il faudrait étudier plus précisément et méthodiquement la part de naïveté lyrique et de crédulité subtile.