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Un tracteur qui brûle ou

le boomerang de l'histoire

Raphaël Confiant

9 mars 2009

Tracteur

Un sage africain disait qu’un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle. Je me suis, pour ma part, demandé, sans pouvoir apporter de réponse, à qui pouvait bien renvoyer un tracteur qui brûle. Car c’est la triste image qui restera des émeutes du vendredi 6 mars 2009, dans l’après-midi, sur la Rocade, au pied du Morne Trénelle. Ce défilé de tracteurs et de camions, parfois conduits par des Békés, qui prétendit pénétrer dans Fort-de-France afin, disaient les organisateurs de la manifestation, de remettre une lettre au préfet de la Martinique. Lettre de protestation contre le blocage de l’île pendant un mois et contre le non-chargement de la banane. Défilé qui fut donc brusquement interrompu par l’irruption de jeunes (et de moins jeunes) de ce quartier populaire qui assaillirent les planteurs à coups de pierres et de parpaings, manquant de lyncher, n’eut été la courageuse intervention de quelques membres du Collectif du 5 février, deux-trois Békés complètement inconscients.

L’image d’un tracteur qui brûle m’est insupportable.

Un tracteur est un instrument de travail. Un précieux instrument de travail. Le symbole, dans les pays communistes du siècle dernier, du progrès, de la récolte abondante, de l’avancée du peuple travailleur vers un avenir meilleur. L’image du tracteur était dans les tableaux, le nom du tracteur dans les chansons, l’évocation du tracteur dans les romans. Cela s’appelait, à l’époque, l’art engagé. Les artistes chantaient la sueur, le dur labeur, la classe ouvrière. Mais soyons honnêtes ! Dans le monde capitaliste aussi, on a su célébrer ce formidable outil agricole: témoins ces images de moissonneuses-batteuses alignées en bataillons et avançant d’un pas martial dans les plaines de la Beauce (France) ou les immensités du Middle-West (Etats-Unis).
Mais apparemment, pour ceux qui en ont incendié un sur la Rocade l’autre vendredi, un tracteur ne représente rien du tout. On le brûle comme on brûle une poubelle, un vulgaire 4/4 climatisé, un magasin de chaussures ou de téléphones portables.

On peut analyser ce phénomène sous deux angles différents: celui de l’histoire (et donc du passé) d’un côté et celui du présent de l’autre.

Le boomerang de l’histoire

Du point de vue historique, ce qu’on subi les Békés sur la Rocade peut être considéré comme une juste revanche de l’Histoire, une sorte de boomerang. En effet, qui sont les actuels habitants de Trénelle sinon les fils et les petits-fils des travailleurs des plantations, des distilleries et des sucreries de l’intérieur du pays jetés dans l’En-Ville, à partir des années 50, par l’effondrement de la «société d’habitation» ou du système de plantation, si l’on préfère? Exode rural massif dont les racines sont, en fait, beaucoup plus anciennes puisqu’elles remontent à l’abolition de l’esclavage en 1848. Libéré de ses chaînes, le nègre antillais, contrairement à son alter ego étasunien auquel fut octroyé «22 acres and a mule» (22 acres de terre et un mulet), se retrouva Gros Jean comme devant. Ou bien il retournait travailler comme ouvrier agricole sous-payé sur la même «habitation» où il avait été esclave ou bien il émigrait. Vers les bourgs et l’En-Ville.

Beaucoup tentèrent de rester dans les campagnes, de cultiver des terrains domaniaux ou laissés à l’abandon, l’Etat français, à l’instigation des Békés, fit alors passer une loi qui qualifiait cela de «vagabondage»! Les contrevenants étaient jetés en prison. Autrement dit Etat français et Békés interdirent aux descendants d’esclaves de travailler la terre en leur nom propre, à leur propre profit. Et après cela, d’aucuns eurent le culot de dire «Neg pa enmen travay tè» (Les Nègres n’aiment pas le travail de la terre). A partir des différentes crises sucrières de la fin du XIXe siècle, les campagnes martiniquaises commencèrent peu à peu à se vider, le phénomène s’accélérant brutalement au milieu du siècle suivant, frappant entre temps les mulâtres puisque la loi du contingentement du rhum de 1935 avait signé l’arrêt de mort des petites distilleries possédées par ceux-ci. Je sais de quoi je parle: mon arrière-grand-père et mon grand-père maternels furent petits distillateurs au fin fond d’une campagne du Lorrain (Macédoine) et leur petite distillerie ferma en 1954.

Si donc Fort-de-France est devenue cette ville démesurée (à l’échelle de la Martinique), si elle a été littéralement investie par des dizaines de milliers de gens venues des campagnes–et Trénelle est emblématique à cet égard–, c’est à cause de la scélératesse des Békés, de l’exploitation éhontée qu’ils faisaient de leurs ouvriers agricoles et de leur incapacité à moderniser l’outil de production. Si eux, les Békés, ont réussi à retomber sur leurs pattes en se refaisant une santé dans la banane subventionnée, les concessions automobiles, les supermarchés et les magasins de bricolage, les fils et petits-fils des expulsés des campagnes, pour leur part, ont continué à voir de la misère dans l’En-Ville. Il faudra qu’un jour des historiens écrivent l’épopée des quartiers populaires qui ont constitué Fort-de-France, à commencer par ce morne abrupt qu’est Trénelle, le courage, l’énergie, qu’il a fallu pour déboiser, fouiller la terre pour dégager un espace plus ou moins constructible, charroyer à dos d’homme toutes espèces de matériaux hétéroclites pour se construire des maisonnettes de bric et de broc guère différentes des cases d’habitation. Et surtout accepter de vivre dans des endroits sans eau courante, sans électricité et sans voirie. C’est Aimé Césaire et lui seul qui soulagea peu à peu la misère de ces expulsés des campagnes. Cela sans aucune aide ni de l’Etat français ni des «expulseurs» békés.

Donc quand on voit des Békés venir aujourd’hui à la télévision, quasiment les larmes aux yeux, se plaindre d’avoir été caillassés et pourchassés par les gens de Trénelle, on se demande s’ils souffrent d’amnésie collective ou s’ils sont tout simplement ignorants de l’histoire de la Martinique.

Ce n’est que le (juste) boomerang de l’Histoire, messieurs!

Le dilemme du présent

Reste que les explications historiques, c’est bien joli, mais pour diriger (ou prétendre diriger) un pays, on ne peut pas s’en contenter. Ceux qui auront à diriger la Martinique autonome de demain, puis la Martinique indépendante d’après-demain, seront bel et bien confrontés à cet énorme problème d’une ville-capitale, à laquelle il faut ajouter son appendice, Schoelcher, dont elle n’est séparée par aucune frontière, qui ne produit strictement rien. Un ensemble parasitaire de 130'000 habitants, soit plus du quart de la population du pays, qui ne survit que grâce aux transferts financiers de l’Etat français, soit de manière directe soit de manière indirecte (impôts locaux, payés par les fonctionnaires notamment). Une aberration dans la Caraïbe où dans aucune île, on n’observe un tel phénomène, même pas en Guadeloupe qui pourtant a subi, et continue de subir, le même système colonial que la Martinique. Cette dernière ressemble à une sorte de pays hydrocéphale, c’est-à-dire un corps maigrichon portant une énorme tête vide.

Pays ingérable donc…
Car si on met de côté l’histoire, la scélératesse des Békés et bla-bla-bla, si on examine froidement ce qui s’est passé l’autre vendredi sur la Rocade, ce n’est jamais que le triste affrontement de la Martinique qui ne produit rien et qui vit des transferts financiers français et de la Martinique qui produit (même si elle pollue, même si elle bénéficie elle aussi de subventions franco-européennes etc.). C’est l’affrontement du Rmiste, du djobeur, du chômeur avec l’agriculteur, qu’il soit conducteur de camion et de tracteur, petit planteur nègre ou gros planteur béké. L’affrontement de la Ville parasite et de la Campagne qui produit. On peut comprendre qu’un tracteur ne symbolise rien pour un Rmiste et qu’il y foute le feu sans le moindre état d’âme, reste que dans une perspective (prochaine ou probable) de prise en charge par les Martiniquais de leur propre pays, cela pose un énorme problème qu’il faudra résoudre aussi sans…états d’âme.

Une fois que les transferts financiers, allocations, 40% et autres subventions franco-européens ne couleront plus à flot, il faudra bien s’attaquer au problème de l’hydrocéphalie de la Martinique. Et là, je ne vois, pour ma part, que des lois communistes pour tenter de le résoudre:

  • loi contre le parasitisme de la Cuba communiste: la ley sobre el estado peligroso (la loi sur l’état dangereux), dans son article 72, poursuit ceux qu’elle nomme les «parasites sociaux», les «délinquants» et autres «criminels», en fait ceux qui refusent de travailler.
     
  • loi visant au transfert à la campagne des populations inutiles dans les villes du Cambodge communiste: sans sombrer dans le polpotisme, il est clair qu’une Martinique non dépendante d’un Papa Blanc ne pourra pas vivre avec plus du quart de sa population dans la capitale d’autant que cette capitale ne produit rien du tout. Cette Martinique ne pourra pas supporter non plus que sa région la plus fertile, le Nord-Atlantique, continue à se désertifier. Il faudra donc prendre des mesures de transfert de certaines populations urbaines vers ladite région.
     
  • loi instaurant une sorte de passeport pour empêcher l’exode rural et l’installation anarchique dans les villes de la Chine communiste: un habitant des campagnes chinoises ne peut pas décider de quitter sa campagne pour s’installer en ville comme un habitant de Macouba peut décider d’aller vivre à Fort-de-France. En Chine, il faut un «pass», une autorisation de résidence en ville, et tous les jours des dizaines de milliers de «mingong» ou travailleurs migrants sont refoulés sans ménagements vers les campagnes.
     
  • loi instaurant l’enfant unique de la Chine communiste: la Martinique a déjà une densité de 240 habitants au Km2, l’une des plus fortes du monde, et son territoire n’est, hélas, pas extensible, ce qui veut dire qu’au-delà de 400.000 habitants notre pays devient ingérable à tous points de vue (économique, écologique, social etc.), sauf à compter sur l’aide extérieure ou, pour appeler un chat un chat, la charité internationale. Il faudra trouver un moyen de stopper la natalité et d’enrayer ce cinéma de milliers de femmes qui font quatre ou cinq enfants, qui vivent d’allocations («Je travaille pour la Caf!» ironisent certaines), qui passent leur journées à regarder des feuilletons du genre «Amour, gloire et connerie», qui paradent (y compris dans les manifs!) avec des colliers-forçat et des lunettes de soleil dernier cri et qui, pour certaines, pestent contre les immigrés saint-luciens et haïtiens qui viennent «voler le travail des Martiniquais». Dans une Martinique responsable de son destin, 1 enfant par femme ou par couple, ce sera bien suffisant.

On comprend que certains de nos «grands» révolutionnaires, mesurant sans doute l’ampleur et la sévérité des mesures qu’il faudra prendre dans une Martinique devenue responsable d’elle-même, préfèrent évacuer la question du statut et se complaire dans la seule défense des droits des travailleurs au sein du confortable cocon «domien» et franco-européen. Car ils savent pertinemment que ce qu’ils réclament à hauts cris aujourd’hui, jamais ils ne pourraient l’obtenir dans une Martinique autonome et encore moins indépendante. Ils savent bien que dans aucun pays indépendant de la Caraïbe–que ce soit la très communiste Cuba au nord ou la très capitaliste Barbade au sud–on ne verrait une grève générale bloquer le pays pendant plus d’un mois. Pourtant, dans ces îles, quel qu’en soit le régime politique, il existe bel et bien de la «pwofitasion» et autant, sinon plus qu’en Martinique! Frantz Fanon, dans «L’An V de la Révolution algérienne», avait d’ailleurs pointé du doigt le fait que dans une colonie, la lutte des classes peut gêner, voire entraver, la lutte de libération nationale. Ce qu’il écrivait à propos d’une vraie colonie, d’une colonie classique comme l’était l’Algérie est dix fois plus vrai dans une colonie aberrante, une colonie de consommation comme la Martinique.

Répétons-le: une Martinique autonome demain et indépendante après-demain ne pourra résoudre la question de l’hydrocéphalie de notre pays que par l’instauration de lois communistes. Celles évoquées plus haut.

J’attends donc que certains aient le culot de me traiter de réactionnaire petit-bourgeois pro-capitaliste!

Raphaël Confiant


Viré monté