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Le Tombeau des Caraïbes: méditation sur une absence...

Raphaël Confiant

15. Mars 2013

Tombeau des Caraïbes

Photo F. Palli.

Il surgit, au détour de la route couleur vieil argent, qui relie Saint-Pierre au Prêcheur. Là, où, comme mélancolise le Poète, «les flamboyants pleurent en flocons de sang» (Daniel Thaly). Mais comme en retrait en dépit de sa masse impressionnante de bombe volcanique, nue sur ses flancs, coiffée en son en-haut de halliers et d’herbes-à-piquants. Son à-pic fait qu’il est vain d’y chercher quelque ombrage. C’est qu’il veut sans doute qu’on le regarde dans le mitan des yeux.

Tombeau des Caraïbes, refuge de la parole muette.

Depuis son faite, il y a combien et combien de siècles, chroniques coloniales et contes de vieux nègres, biguines faussement frivoles aussi, rapportent cet impensable: un peuple tout entier s’est jeté dans le vide, guerriers, femmes, vieillards, enfants. Ultimes rescapés de la conquête des «Isles de l’Amérique». C’était les Caraïbes, habitants depuis toujours de l’île de la Martinique qu’ils nommaient en leur langage «Wanakaéra» ce qui signifie «Ile aux iguanes».

En son autour, le visiteur comprend qu’il convient d’honorer le silence que ne parviennent jamais à briser les bulldozers d’une carrière toute proche. Les rares cases éparpillées sous des manguiers anciens, ce qui se remarque à leurs racines échassières, le respectent depuis toujours. Un vieux nègre aux cheveux de coton, sans chemise, tresse une nasse à l’aide de fibres de bambou. Quelques cabris sont ramenés à leur parc par une marmaille rieuse mais point trop. Car si la parole écrite dit «Tombeau des Caraïbes», la parole parlée dans les veillées, elle, préfère «Coffre-la-Mort». Mais tout cela relève du solennel. Dans les brocantages quotidiens, chacun profère simplement «La Roche».

Le Poète, lui, solitaire et habité d’incroyable hardiesse, décrète ce qui suit: «Les Caraïbes n’ont pas disparu, ils ont désapparu» (Edouard Glissant).

Or donc, nous employons l’essentiel de notre vie à conjurer l’absence. Les absences plutôt: celle de notre prime enfance, celle d’êtres aimés d’amour filial ou charnel, celle de fêtes enfuies, celle d’audaces que nos n’aurons plus, celle de paysages qui lentement s’effacent et se recomposent. Cela est le fait de tout homme ou femme à quelque peuple ou pays qu’ils appartiennent. Mais, ici-là, dans ce pays-Martinique, il y a une absence qui nous est propre et que nous partageons avec le restant de l’Archipel: celle du peuple caraïbe qui nous a précédé sur cette terre, nous léguant, ici et là, vestiges de survie. Alors, nous vantons le jardin caraïbe, la vannerie caraïbe, les pétroglyphes de la forêt de Montravail (Sainte-Luce) ou de la mangrove de Trinité, les cupules creusées à même la pierre de l’Anse Figuier où d’expertes mains féminines extrayaient le redoutable poison serré dans les racines du manioc. Quelques grands-grecs rappellent que notre créole regorge de termes caraïbes: «wakawa», «watalibi», «kouliwou» ou «balawou» pour les poissons; «manicou», «matoutou» ou «agouti» pour les animaux; «mombin», «zamana» ou «kachiman» pour les arbres.

Cela est bien vrai, mais ne suffit point pour que nous soyons quittes de la «désapparition» du «Peuple de la Première Lumière» comme les désignaient joliment leurs cousins installés plus à l’ouest de ce continent dit «nouveau»: les Taïnos des Grandes Antilles. Le Tombeau des Caraïbes, le Coffre-la-Mort, la Roche nous invitent à méditer l’absence, non plus seulement des realia (faune et flore) et des artefacts (panier, cruche, «gommier» etc.), mais de ces choses beaucoup moins palpables ou visibles que l’on pourrait nommer des psychèmes.

Sans doute ces dernières sont-elle beaucoup plus présentes, plus vivaces, quoique non aperçues, que les premiers. Les psychèmes  caraïbes habitent nos gestes les plus anodins, nos peurs comiques, nos habitudes insolites, nos apparences parfois. Geste: garçons unis d’amitié, nous «drivons» main dans la main jusqu’à l’âge de quinze ans et plus sans choquer quiconque. Peur: lorsque l’inoffensif «mabouya» ou gecko ose s’aventurer en plein jour, de derrière un tableau accroché au mur ou d’un buffet, jeunes filles ou femmes faites poussent les hauts cris et s’enfuient. Lointain écho de «l’esprit Maboya», créature maléfique, qui, à la nuit close, terrorisaient l’alentour des carbets et des ajoupas. Habitude : il nous suffit d’entendre le cri de l’oiseau-Cohé, celui qui ne chante qu’une fois et une seule dans toute son existence (et que les étrangers nomment «engoulevent») pour que nous soyons prix d’une terreur irrépressible, sûrs et certains qu’il y aura une «mortalité» dans notre quartier. Apparence: l’enfant qui naît a les yeux quelque peu bridés, les pommettes saillantes et la chevelure plus ou moins lisse alors que ses frères et sœurs sont noirs, câpres, chabins, mulâtres ou Indiens. De stupeur, nous proclamons: «Il ou elle a le type caraïbe!». Et cet enfant sera plus doux et plus sauvage à la fois que les autres. C’est qu’avant de «désapparaître», à la faveur d’unions imposées (avec les colons européens) ou furtives (avec les nègres marrons), les Caraïbes nous ont fait don de quelques chromosomes ineffaçables.

Le Tombeau des Caraïbes est le gardien de ces psychèmes.

Roche jaillie, en des temps immémoriaux, des entrailles de la «Montagne de feu», ainsi que les Caraïbes désignaient la montagne Pelée, elle dispose du troublant pouvoir de les réveiller en nous. À son approche, nous nous sentons charroyés imperceptiblement dans leur univers. L’odeur du tabac brut que l’on fume en larges feuilles séchées. La rougeur mate du roucou qui drape les corps d’une protection sans faille. L’acéré d’une flèche qui va droit au cœur de l’oiseau-gangan, annonciateur, lui, de la pluie et dont la chair, macérée dans la fleur du génipa, est un pur délice. Et ces dansers frénétiques, ponctués d’appels à la conque de lambi, ce «ouicou» que l’on ingurgite par «couis» entiers jusqu’au-delà de la soif et qui procure de bienfaisants vomissements, de ceux dont on se réveille, au devant-jour, apaisés et songeurs.

Il faut alors marcher lentement autour de la Roche, tête renversée en direction du ciel – ce dont n’avaient pas besoin les Caraïbes dont le crâne était comprimé à la naissance pour leur permettre de repérer sans bouger les quatre points cardinaux –, palper la Roche, mais sans caresses inutiles, et, du côté où la mer n’est plus visible, s’étendre à même le sol, sur le flanc, pour écouter. Écouter (c’est un effort!) durant un interminable de temps. Ce que l’on entendra est en-deça du langage humain. Comme une litanie secrète. C’est ce que Poète, grand connaisseur des désarrois, a désigné comme «le chant profond du jamais refermé» (Aimé Césaire).

Car cette blessure primordiale est en nous. Nous la portons dans quelque région inavouée de notre être-au-monde. Nous la refoulons. Si bien qu’un jour, elle peut dérailler notre esprit, nous métamorphoser en fourmi-tactac. Surtout quand elle s’entrechoque avec cet autre indicible qu’est le souvenir, lui aussi profondément enfoui, du voyage à fond de cale du bateau négrier. Ou plus avant, de la plantation de canne à sucre c’est-à-dire du fouet, du carcan, du tonneau clouté dans lequel était enfermé l’esclave rebelle et que les maîtres faisaient rouler, dans des éclats de rires scabreux, de l’en-haut des mornes abrupts. Du banal cachot d’ «Habitation» aussi.

(D’où l’on comprend, final de compte, pourquoi le mot «créole» n’est peut-être que l’anagramme de «colère»).

Mais la Roche, le Cofffre-la-Mort, le Tombeau es Caraïbes, est aussi, dans le même temps, un dissipateur des ténèbres, un adoucisseur des soucis, un élévateur d’âme. Et le Poète édicte:

«Alors, des parfums plus affables, frayant
Aux cimes les plus fastes,
Ebruitaient ce souffle d’un autre âge». (Saint-John Perse)

La borne kilométrique rouge et blanche, hérité du temps de l’antan, enfouie dans l’herbe haute, persiste à proclamer quant à elle, de l’autre côté de la route: «7kms».

Tombeau des Caraïbes, ô géomètre de nos songes !...

Raphaël Confiant

 Viré monté