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À propos du mot «Négraille»…
Les Saint-Aubert, Raphaël Confiant • Écriture • ISBN 978-2359050769 • 2012 • 21 €. |
Regardant assez peu la télévision, non par mépris mais faute de temps, il me revient fréquemment par des amis que le patron d’une télé privée martiniquaise n’a de cesse depuis des années d’essayer de me faire passer pour «anti-nègre». Chaque fois que paraît un de mes livres, ce monsieur, auquel je fais envoyer gratuitement mes publications comme à toute la presse, pique un bout de phrase dans mes textes, la lit à haute voix d’un air indigné et cherche à faire partager aux autres journalistes présents sur le plateau l’idée que «Confiant n’aime pas les nègres» (sic).
Sa dernière sortie s’est produite la semaine dernière à l’occasion de la parution de mon dernier roman, «Les Saint-Aubert» ouvrage de plus de 400 pages dans lequel mon contempteur a prélevé le mot «négraille» et, une fois de plus, s’est indigné de mon «racisme» (sic). Rien sur l’histoire racontée, pas un seul mot sur les personnages, aucune allusion au style de l’ouvrage ou à sa structuration. Cela s’appelle, hélas de la critique littéraire, en terre martiniquaise en ce début du XXIe siècle. Avant d’aller plus avant, je précise que ce livre est le premier tome d’une saga, qui en comportera cinq, et se déroule, comme indiqué en page de couverture, entre 1900 et 1920. N’importe quel ignare sait qu’à cette époque-là, «black» n’était pas «beautiful», qu’aux Antilles, les descendants d’esclaves étaient férocement exploités sur les «habitations» comme l’a montré Joseph Zobel dans «La rue Cases-Nègres» et qu’aux Etats-Unis, on pratiquait le lynchage des nègres à tour de bras. Situation qui plus tard dans le siècle (années 50-60) avait si peu évolué que Frantz Fanon dut rédiger son fameux «Peau noire, masques blancs». N’importe quel élève de 6è sait que donner une image embellie des nègres entre 1900 et 1920 relèverait de l’anachronisme pur et simple. Apparemment pas le grand manitou télévisuel qui m’a pris pour cible…
Puisqu’il a un avis sur tout et sait tout (me dit-on), je me permets respectueusement de lui faire savoir que je n’ai pas inventé le mot «négraille» et qu’il figure quasiment dans toute la littérature antillaise. Bien avant donc «Les Saint-Aubert» paru en ce mois de novembre 2012! Des exemples:
- Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1939):
«Ni l’impératrice Joséphine des Français rêvant très haut au-dessus de la négraille»
«La négraille aux senteurs d’oignons frits retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté
Et elle est debout la négraille
La négraille assise
Inattendument debout
Debout dans la cale…»
- Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952):
«Il s’agit de ne pas sombrer de nouveau dans la négraille, et toute Antillaise s’efforcera, dans ses flirts ou ses liaisons, de choisir le moins noir.»
- Léon-Gontrand Damas, Black-label (1956):
“La racaille
La canaille
La valetaille
La négraille»
- Maryse Condé, Hérémakhonon (1976):
«Ni du gwoka lors des fêtes de communes, quand la négraille exprime sa joie de vivre. Elle a la joie dure la négraille, comme la vie.»
- Roger Parsemain, Litanie pour un canal, (1987):
«Houles sans forme de la négraille empilée à fond de cale et mousseline des belles de Nantes ou de Bordeaux»
- Patrick Chamoiseau, Chemins d’école (1994):
«La nuit de la négraille créole semblait avoir traversé les temps et s’être amassée aux portes de l’En-Ville.»
- Gisèle Pineau, Mes Quatre femmes (2007):
«On était trop nombreux. Les bossales venus d’Afrique et la négraille née ici, ça faisait du monde.»
- Ernest Pépin, Lettre à Aimé Césaire (2011):
«La négraille veille
Le peuple veille
L’humain veille
Tombeau laminaire
Nous habitons cette conscience splendide»
Etc…etc…etc…
Ces auteurs sont-ils également «anti-nègre » parce qu’ils emploient le mot «négraille»? L’inventeur de la Négritude, Aimé Césaire, le serait-il? Il y a quelque chose d’à la fois pathétique et risible dans l’accusation répétée que porte à mon endroit le monsieur-sait-tout de ladite télé privée. Pathétique parce qu’il aurait voulu que j’emploie plutôt le mot «nègre», ignorant, le pôvre, que ce mot a été durant des siècles éminemment péjoratif et cela jusqu’à tout récemment. Ignorant aussi que ce mot a été inventé par les colonisateurs européens car aucun peuple, ni africain ni autre, ne s’est jamais désigné par la couleur de sa peau. Il y a les Wolof, les Peuhls, les Mandingues, les Bantous ou les Zoulous comme il y a les Mayas, les Quechuas ou les Cherokees. Pas les Nègres/Noirs ou les Rouges! Risible parce que cela démontre chez mon contempteur une ignorance crasse de la littérature antillaise. Et au premier chef, de l’œuvre d’Aimé Césaire!
Je précise enfin que s’il me reproche de ne pas venir sur sa télé, cela ne signifie aucunement que j’ai une détestation particulière pour celle-ci. Ni que je sois, comme il l’a déclaré haut et fort, «de la graine de dictateur». La raison en est tout autre. Une étude (publiée d’ailleurs sur ce site, Montray Kréyol) montrait que je fais partie des 100 intellectuels «français» les moins invités à la télévision toutes chaînes confondues. En réalité, c’est moi qui décline les multiples invitations qui me sont adressées parce que j’estime qu’un écrivain n’a pas à s’envitriner à la télévision. En tant qu’homme de l’écrit, il doit privilégier, les journaux, les revues et les sites-web.
C’est tout !...