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Chronique du temps présent

Réflexions d’après désastre…

Raphaël Confiant

26. Février 2010

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Toussaint Louverture par François Cauvin.

Toussaint Louverture

L’effroyable catastrophe qu’a subi Haïti a fait couler des tonnes d’encre et enregistrer des kilomètres de pellicule, le tout oscillant entre le quasi-voyeurisme (CNN) et la compassion, sincère ou intéressée. Des jours durant, il n’y en a eu que pour la patrie de Toussaint-Louverture dans quasiment tous les médias du monde et puis, le soufflé est retombé. Comme d’habitude. La reconstruction d’un pays sinistré est infiniment moins intéressante du point de vue médiatique que les images d’immeubles effondrés et de cadavres gisant sur les trottoirs. C’était déjà le cas pour d’autres catastrophes, notamment le tsunami en Indonésie. On peut s’en plaindre mais comment faire autrement? Quant tout va bien ou à peu près bien, il n’y a rien à dire. Vous entendez souvent parler de la Norvège, vous? Personnellement, je ne connais même pas le nom de son premier ministre.

Par contre, au-delà du nécessaire et inévitable tapage médiatique, il y a quelque chose que peut faire la presse-papier dans la lutte qu’elle mène pour résister à l’Internet, c’est d’analyser les catastrophes au-delà de l’événementiel, du spectaculaire ou du scoop. Un article de journal ne peut pas rivaliser avec articulet d’Internet écrit en trois minutes ou une vidéo filmée par un amateur montrant l’extraction d’un rescapé des décombres d’un bâtiment. À se battre sur ce terrain-là, la presse-papier est déjà morte. Ce qu’elle peut faire – et qu’elle devra de plus en plus faire si elle veut survivre –, c’est d’inscrire l’événement dans la longue durée d’une part et l’analyser avec d’autres outils que la simple description journalistique de l’autre. S’agissant du drame haïtien, on a pu lire ici et là que Port-au-Prince avait déjà été victime d’un tremblement de terre il y a 200 ans. Cette remarque a été faite sans que personne n’insiste vraiment dessus et sans qu’aucun journal n’aille aux sources historiques et nous relate par le menu ce  séisme. On aurait pourtant bien aimé savoir combien de victimes et quels dégâts ce séisme avait fait et surtout comprendre pourquoi le pays a conservé Port-au-Prince comme lieu d’implantation de sa capitale.

CLICHES

Cela aurait pu être aussi l’occasion de donner à réfléchir sur la question de l’État haïtien et de sortir des clichés éculés sur la «dictature». Jared Diamond, biologiste de l’évolution à l’Université de Californie, consacre un chapitre à Haïti et à Saint-Domingue, qu’il compare, dans son célèbre ouvrage «Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition et de leur survie», paru en 2005. On y apprend que les dictateurs Trujillo, puis Balaguer, furent de grands protecteurs de l’environnement et surtout de la forêt dominicaine! Dès 1930, le premier créa des parcs nationaux dans lesquels il était interdit d’abattre les arbres. Le second alla encore plus loin dans les années 60:

«Balaguer proscrit toute coupe à caractère commercial dans le pays et ferma les scieries. Cette action provoqua le déploiement de ces activités désormais illégales dans les zones les plus reculées des forêts et les scieries clandestines marchaient de nuit. Balaguer réagit en retirant au Ministère de l’Agriculture la responsabilité de la protection des forêts pour la confier à l’armée et en déclarant les coupes de bois, crimes contre la sûreté de l’État.»

Employer donc la même expression d’«état dictatorial» pour désigner les régimes des Duvalier Père et fils d’un côté et de Trujillo et Balaguer  de l’autre est peut-être erroné. Pourquoi? Tout simplement parce que l’État haïtien n’a jamais eu les moyens ou n’a jamais été capable d’empêcher la coupe d’un seul arbre sur son territoire. Il y a eu maintes campagnes de reforestation qui ont toutes échoué, faute d’appareil policier ou militaire pour empêcher les paysans du coin où l’on replantait les arbres de les couper avant l’heure pour en faire du charbon de bois. En République Dominicaine, non seulement les contrevenants étaient traqués de jour comme de nuit et sévèrement réprimés, mais Balaguer interdit même la chasse durant 10 ans sur tout le territoire de la république (vaste comme la Belgique tout de même!). Aucun état haïtien, «démocratique» ou «autocratique» n’aurait pu imposer semblable mesure. L’autorité de l’Etat haïtien s’est toujours arrêtée aux portes de la capitale et quelques grandes villes.  D’ailleurs, une grande partie des 200.000 morts du séisme de janvier dernier n’avaient même pas de papiers d’identité! L’État-civil haïtien n’a jamais fonctionné que pour une petite minorité d’habitants. Donc le problème d’Haïti n’a pas été seulement le trop plein d’état, l’omniprésence de l’état, la dictature etc… mais aussi, assez paradoxalement, l’absence d’état. Haïti était, jusqu’au séisme, le pays du monde qui dépensait le moins pour ses services publics. On n’a pas suffisamment lu ce genre de choses dans la presse après la catastrophe, trop pressée qu’elle était de tout mettre sur le dos d’un pays habitué à la «dictature».

À notre sens, toute personne vivant dans un environnement fragile et menacé par les éléments naturels devrait lire cet ouvrage de Jared Diamond et méditer sur le chapitre comparatif entre Haïti et Saint-Domingue. À commencer par nos décideurs toujours prompts depuis quelque temps à entonner le gospel du «développement durable» sans qu’on sache ce qu’ils mettent derrière et s’il ne s’agit pas d’un simple gadget politicien. La Martinique, par exemple – nous y reviendrons dans un prochain article – est quasiment arrivée au stade maximal d’anthropisation, si elle ne l’a pas déjà dépassé. Ce qui signifie que la pression qu’exercent ses 400.000 habitants (l’une des plus fortes densités du monde) sur son environnement est telle que notre pays est comme sur une corde raide. Un nouvel embargo pétrolier, une nouvelle guerre mondiale, une nouvelle crise type 1929 ou, plus simplement, un nouveau Mai 68 en France, peut nous faire sombrer dans le chaos. La grève de février 2009 ne pouvait pas durer plus d’un mois alors qu’en France, la marge de sécurité alimentaire et énergétique est (/censée être) de… trois mois.

L’ÉTAT CREOLE

Mais revenons à Haïti et à la dénonciation tous azimuts qui est faite de ce qu’après le sociologue Georges Barthélémy («Créoles et Bossales en Haïti», éditions Ibis Rouge, 2002) appellent «l’État créole». Ce dernier pointa du doigt le fait qu’au moment où les esclaves de Saint-Domingue coloniale se révoltent, les Noirs sont divisés en deux groupes très différents à la fois démographiquement et culturellement: les Noirs nés en Afrique, dits «Bossales», qui sont 450.000 et les Noirs nés à Saint-Domingue, dits «Créoles», qui sont seulement 50.000. C’est un déséquilibre qui n’existe nulle part ailleurs dans l’Amérique des plantations. Dès le départ, les Bossales luttent pour retrouver un mode de vie africain, voire même pour pouvoir retourner en Afrique, alors que les Créoles aspirent à créer un état sur le modèle européen. Si la lutte (12 ans durant) contre l’armée napoléonienne est menée conjointement par les deux groupes, dès le départ également, les chefs de la révolte sont des Créoles: Toussaint-Louverture, Dessalines, Pétion etc… lesquels, au lendemain de l’indépendance (1er janvier 1804) s’empresseront de réprimer les groupes armés bossales et de faire exécuter leurs chefs. Le problème c’est que le nouvel état va échouer à exercer les pouvoirs régaliens qui sont ceux de tout état qui se respecte. Dessalines ne réussira pas à imposer la continuation du «système d’habitation» et le pays va être émietté en une infinité de jardins sur lesquels vivoteront les descendants des Bossales. Quand donc on lit sur la plume de certains que l’État haïtien est la version colorée de la colonie de Saint-Domingue, c’est faux! Cette dernière était composée d’immenses «habitations» qui firent de l’île la plus riche colonie du monde au XVIIIe siècle. Échouant donc à s’imposer en dehors de Port-au-Prince et des grandes villes, l’État créole va se recroqueviller sur lui-même et ignorer le reste du pays qu’il désignera sous le nom de «pays andéyò», expression créole qui signifie… «pays étranger»! Ajoutons à cela le blocus commercial des puissances européennes et des États-Unis, la «dette» scandaleuse remboursée à la France pendant près d’un siècle (40% du budget de l’état était, chaque année, consacré à la payer!), la déforestation et l’érosion et l’on comprendra mieux les racines du mal haïtien.

Au lieu donc d’accabler «l’État créole», ce qui revient à jeter au panier Toussaint-Louverture, Dessalines, Pétion, le roi Christophe, le général Boyer et bien d’autres (tous Créoles), et sans pour autant dédouaner ledit état, sans nier son incurie et son côté prédateur envers le «péyi andéyò», il nous semble qu’il serait beaucoup plus profitable, au moment où Haïti a une «chance» de se reconstruire, de se refonder même, de réfléchir à la question abordée au début de cet article: celle de l’adéquation entre population et environnement d’une part et celle de du type d’état à construire dans un environnement presque totalement dégradé de l’autre. Car l’après-séisme en Haïti n’a rien à voir avec l’après-tsunami en Indonésie. L’Indonésie n’est pas et n’a jamais été un pays sinistré écologiquement.

Et si on réfléchissait à reconstruire en Haïti un état complètement nouveau? Un état écologique. Tout-écologique. Qui pourrait servi de modèle pour l’avenir au monde entier…

Raphaël Confiant

Ayiti 2009

Ayiti août 2009. Photo Frédéric Gircour.

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