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De la pensée martiniquaise (3è partie)

Raphaël Confiant

Immigrée clandestine haïtienne dans sa cuisine précaire. Photo F. Palli

A fin de notre deuxième article nous nous proposions d'examiner ce que nous entendions par «pensée», terme suffisamment vague, en effet, pour englober toutes sortes d'éléments relevant davantage de la subjectivité de chacun que de l'analyse non pas objective, mais au moins dépassionnée. Toutefois, avant d'en venir à ce point capital, des lecteurs nous ont demandé des précisions sur un certain nombre de questions soulevées dans nos articles précédents. Ou de questions non évoquées comme celles de Dieu ou de la religion. Ou encore ce que recouvre le qualificatif de «non-pensée Boloko Haram». Nous avons choisi de répondre à ces deux interrogations parmi la douzaine qui nous a été soumise car il eut été trop long de chercher à y répondre toutes.

DIEU/LA RELIGION

Il est frappant, pour un croyant, de constater qu'aucun des différents mouvements de pensée qui se sont développés en Martinique ne fait explicitement référence à Dieu ni à une quelconque religion établie. Ni la Négritude ni l'Antillanité/Tout-Monde ni l'Américanité ni le Marronisme moderne ni la Créolité ni Lakouzémi etc...Nous disons bien «religion établie» car dans le marronisme moderne et Lakouzémi, par exemple, on trouve des références explicites à une forme de religiosité amérindienne et africaine, mais cela relève plus de l'aspiration poétique puisque dans notre île à part quelques pétroglyphes, difficilement interprétables, on ne peut pas vraiment dire que les Kalinagos (/Caraïbes) nous ont légué un corpus de croyances religieuses bien établi. Il en va de même pour les religions négro-africaines qui ont dégénéré en sorcellerie (quimbois) ce qui se produit chaque fois qu'une structure sociale est dominée ou opprimée. La Martinique était trop exiguë pour que le vaudou/la santeria puisse y survivre comme cela a été le cas dans des pays plus vastes comme Haïti ou Cuba.

Le christianisme y a donc occupé quasiment tout l'espace durant deux siècles et demi jusqu'à ce que l'hindouisme vienne, après l'abolition de l'esclavage, se frayer une voie plus ou moins étroite et permette un siècle plus tard de voir émerger un mouvement d'idées que nous avons oublié dans notre article précédent (mea culpa!): l'indianité. C'est peut-être le seul qui, en Martinique, soit fortement empreint de religiosité. Malheureusement, il n'a pas été vraiment théorisé, mais le renouveau culturel indo-martiniquais est indéniable et on a vu apparaître des romanciers de talent comme Camille Moutoussamy (cf. son magnifique Princesse Sitâ, 2010). Sinon s'agissant de tous les autres mouvements, non seulement ils n'entretiennent aucun rapport avec le christianisme dominant, mais ils le critiquent de manière virulente à cause de son implication dans l'entreprise esclavagiste et son rôle dans le décervelage des Noirs. On connait les apostrophes féroces d'un Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme ou les analyses tout aussi décapantes d'un Edouard Glissant dans Le Discours antillais (1981) à l'endroit de la religion chrétienne.

La pensée martiniquaise est donc très largement athée.

Or, notre population est très croyante, la baisse d'influence du catholicisme étant «compensée» par la croissance exponentielle de l'adventisme, de l'Evangélisme, des Témoins de Jéhovah et autres branches du protestantisme. Les églises se vident mais les temples se remplissent. D'autres religions viennent se greffer peu à peu, certaines de manière confidentielle, sur le tissu social martiniquais : l'hindouisme brahmanique, le Mahi-Kali, le boudhisme et l'islam. Bref, le  peuple martiniquais ne partage pas du tout l'athéisme quasi-généralisé de ses éminents penseurs. On en a eu un exemple tout à fait spectaculaire lors de l'enterrement d'Aimé Césaire à Fort-de-France le 20 avril 2008. Un corbillard transportant le corps du défunt poète a fait le tour des quartiers populaires de la ville, y faisant des haltes, suivi par une foule qui grossissait au fur et à mesure. Lorsque le cortège funèbre est passé devant la cathédrale, l'archevêque et un certain nombre d'ecclésiastiques attendaient sur le parvis, espérant sans doute que même brièvement le cercueil y serait emmené, mais il ne s'est pas arrêté. Sans doute cela faisait-il partie des dernières volontés du fondateur de la Négritude qui, pour une fois cohérent avec sa pensée, ne pouvait admettre que sa dépouille soit bénie avec le même goupillon qui avait servi à baptiser ses lointains ancêtres à savoir les esclaves arrachés à la terre d'Afrique.

Or, si l'on examine les mouvements de pensée des pays de l'ex-Tiers-monde, appelé aujourd'hui «Pays du Sud», on s'aperçoit qu'ils s'appuient presque tous sur une religion ou, à tout le moins, une religiosité forte. En Algérie, le Cheick Ben Badis et son association des Oulémas Algériens avait eu, en 1931, cette formule-choc: «L'arabe est ma langue, l'islam est ma religion, l'Algérie est ma patrie». En Amérique latine, de nombreux mouvements, hormis le castrisme, se sont appuyés soit sur le christianisme «révolutionnaire» (la «théologie de la libération» du cardinal brésilien Dom Helder Camara) soit sur une religiosité précolombienne (même si les chercheurs assurent qu'il s'agit de rituels artificiellement reconstitués, notamment au Mexique). Ainsi, en Bolivie, le président Evo Morales rend-t-il régulièrement un culte à la Pacha-Mama (la déesse de la Terre-Mère), que ni la colonisation espagnole ni la Vierge Marie n'ont pu éradiquer. En Afrique noire, des mouvements tels que le kibamguisme (ex-Congo belge dans les années 1920) ont été empreints d'une forte religiosité. Plus près de la Martinique, le rastafarisme jamaïcain a, lui, aussi, en déifiant l'empereur Haïlé Sélassié et en adoptant le christianisme orthodoxe éthiopien, suivi une voix similaire.

La célèbre distinction opérée par Edouard Glissant entre «civilisations ataviques» (Afrique, Europe, Asie, Océanie) et "civilisations créoles» (le Nouveau monde), ne semble pas ici opératoire, car on trouve des mouvements de pensée teintés de religion dans les deux types de civilisation. Les «Blacks Muslims" (années 1970-90), aux Etats-Unis, sont un exemple frappant, dans le Nouveau-Monde, de recours à la religion pour conforter un combat politico-social et culturel. Rien de tel à la Martinique, hormis le très marginal mouvement rasta local. Fanon respectait certes l’islam, il en faisait même une force dans le combat contre le colonialisme, mais pour autant qu’on sache il était athée alors que Malxom X, par exemple, était croyant. La question qui vient immédiatement à l'esprit est donc: pourquoi les penseurs martiniquais et les mouvements de pensée qu'ils ont créé tournent-ils le dos à la (/aux) religons (s)? Est-ce que ce n'est pas cette absence de liaison qui a fait que lesdits mouvements soient restés largement l'apanage d'une élite cultivée? Ainsi au sein du parti politique fondé par Aimé Césaire, le PPM, chacun connait une ou deux citations de son œuvre, citations mille fois rabâchées (comme la célèbre «Mon peuple, quand hors des jours étrangers etc.»....), mais peu de militants possèdent une réelle connaissance de son œuvre. Chez les nationalistes, on évoque souvent la pensée de Fanon ou parfois celle de Glissant, mais hormis chez une poignée d’entre eux, ces connaissances demeures superficielles. Quant au peuple, pour lui, Fanon ou Glissant sont des noms d’établissements scolaires. Ainsi donc, à cette question, je n’ai pas de réponse, mais je soupçonne l’athéisme généralisé des penseurs martiniquais d’avoir partie liée à la faible pénétration de leur pensée dans les masses populaires comme on dit. On y reviendra…

Mais notons cependant que chez ces penseurs, il ne s’agit aucunement d’un athéisme militant comme chez les francs-maçons lesquels, étrangement, utilisent tous les signes extérieurs de la religion (temples, hiérarchie interne, toges, représentations cabalistiques etc…) pour critiquer la…religion. Ni Aimé Césaire ni Frantz Fanon ni René Ménil ni Edouard Glissant ni Vincent Placoly n’étaient d’ailleurs francs-maçons ni aucun des intellectuels martiniquais actuels de quelque envergure. Chose qui aurait dû normalement donner à penser aux «Frères trois points» autrement surnommés «Fils de la Veuve», et surtout les inciter à un peu plus de modestie car leur apport à la pensée martiniquaise est proche, sinon égale, à zéro…

L’IDEOLOGIE BOLOKO HARAM

Deuxième question qui m’est posée par les lecteurs, c’est celle concernant l’expression «Boloko Haram». Il s’agit bien sûr d’un démarquage humoristique de l’expression nigériane «Boko Haram» en changeant légèrement le premier élément. «Boloko» en créole signifie «rustre», «béotien», «personne mal dégrossie», «ignare» etc…Cette idéologie est fondée sur une xénophobie délirante à l’égard des autres caribéens (notamment les immigrés haïtiens, mais aussi dominiquais et saint-luciens) et un racisme non moins délirant à l’égard des Békés, des Métros, des Syro-libanais ou encore des Chinois. Chacun se souvient —mais heureusement, cela ne s’est pas passé en Martinique— d’une véritable chasse à l’homme, plus précisément de Dominiquais, dans un quartier populaire d’une certaine ville, et par la suite, de l’élection comme conseiller régional du leader de ce pogrom tropical. Chacun se souvient aussi, toujours au même endroit, des manifestations quotidiennes contre une douzaine de malheureux Chinois, descendus d’un bateau de commerce, qui demandaient l’asile politique et que les autorités françaises avaient parqués dans un centre de rétention. Les «Boloko Haram» demandèrent l’expulsion de ces Chinois au motif qu’ils risqueraient de voler le travail des autochtones!!! 12 Chinois qui prendraient le travail de 35.000 chômeurs. Du grand n’importe quoi! Là où ce n’est pas drôle du tout, c’est quand un passeur autochtone a proposé à ces réfugiés asiatiques, contre la somme de 5.000 dollars chacun, de les faire passer clandestinement à l’île d’Antigua où, affirmait-il, ils seraient bien accueillis. Ces immigrés se sont donc enfuis du centre de rétention, ont embarqués à bord d’un canot conduit par ledit passeur qui, arrivé à un kilomètre des côtes antiguaises, cela en pleine nuit, leur a montré des lumières dans le lointain en leur demandant de se jeter à l’eau et de nager jusqu’à elles car son canot risquerait de se faire repérer par les garde-côtes. Crédules ou pressés d’en finir avec le calvaire qu’ils vivaient, la douzaine de Chinois a obéi, sauf que le passeur ne les avait pas prévenus qu’il y avait de forts courants à cet endroit. Résultat des courses: les affreux Chinetoques voleurs d’emploi des autochtones se sont tous noyés!

Il vaut mieux traiter de la non-pensée «Boloko-Haram» à partir d’anecdotes ou d’exemples concrets comme ceux-là. Chercher à faire une analyse théorique de celle-ci serait lui faire trop d’honneur. Toutefois, le «noirisme» ou «kémitisme», qui en est la matrice idéologique, a des prétentions théoriques alors qu’elle ne fait que déformer la pensée de Césaire ou de Cheick Anta Diop. Noirisme qui est totalement muet sur les exactions entre Hutus et Tutsis au Rwanda, les Niboleks et les Laris au Congo ou entre Kikuyus et Luos au Kenya, pour ne prendre que ces seuls exemples. Totalement muet aussi, comme on l’a vu plus haut, sur le sort ignoble réservé dans nos pays aux immigrés haïtiens, dominiquais et saint-luciens pourtant «noirs comme nous», pour reprendre une expression boloko-haramesque. En fait, à cause de son discours essentialiste, le noirisme se retrouve tout simplement incapable d’expliquer pourquoi des Noirs discriminent ou parfois tuent d’autres Noirs. Ou quand il s’y essaie, c’est toujours pour en rejeter la faute sur les «colonialistes européens» qui ont «divisé les Noirs». Trop facile! Est-ce que ce sont des Blancs qui ont poussé un certain journal à titrer en Une, avec une photo d’une queue de travailleurs immigrés haïtiens debout devant une certaine préfecture pour y récupérer leur carte de séjour: «Deviendrons-nous une banlieue d’Haïti?»?

Et bien sûr, le noirisme est également muet sur les faits d’arme de son idole…Barak Obama!

(à suivre)

boule

 Viré monté