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Elégie pour une langue En hommage à Daniel Boukman
Texte présenté lors du |
Je t’entends, ma langue, chaque nuit, qui arpente mes rêves. Tu parles dans la bouche des miens qui s’en sont allés. Il y a le grand-père, hiératique sur le pas de sa porte, qui guette l’au-fond du chemin de pierre où de temps à autre passent des muletiers. Il y a la servante, câpresse si belle que son seul tourner-virer est un enchantement et à la case-à-rhum, les tafiateurs fessent leurs dominos en la couvant de regards en-bas z’yeux. Dans leur bouche roule un créole âcre et fier qui résonne dans ma calebasse de tête et m’abasourdit. Il y a ma mère surtout qui, entre deux admonestations bien françaises, me rassure d’un énigmatique «Ti bolonm, hon!».
Tu étais tout-partout, ma langue. Tu descendais avec un balan vertigineux des pieds de cocos où des mouscouillons cherchaient l’eau intouchée. Tu montais à l’assaut des flancs de morne lorsqu’au beau mitan de l’avril sans fin, des hordes de coutelasseurs s’époumonaient en bel-air puissants pour se bailler du cœur. Tu gigotais sous les masques-mokozonbi, les mariannes-la-peau-figue, les carolines, les diablesses du mercredi des cendres, charroyant une qualité de joie non pareille. Tu scandais les mots qu’interprétaient les prêtres-coulis juchés sur le tranchant féroce du coutelas dans l’attente que tige le sang des animaux voués au sacrifice. Tu étais le causer d’après-midi, à l’ombre d’un pan de mur, le secret partagé, la confidence dévoilée, la colère ou le chagrin si-tellement rentrés qu’ils ne peuvent s’exprimer qu’à voix feutrée.
Tu étais tout-partout, ma langue, ma belle langue à la saveur plus rare que le letchi, ce fruit fantasque qui ne s’offre que tous les six ans (murmurent ceux qui connaissent car ce que l’on ignore est plus grand que soi). Ma langue qu’on ne m’a jamais dit mienne, que l’on ne m’a jamais appris à aimer ni même à respecter. Ma langue orpheline de naissance, rejetée dès les premiers temps par ceux-là même qui avaient contribué à la faire advenir. Jargon de nègres éructèrent les Békés au tournant du XVIIe siècle quand le sucre se mit à les enrichir au-delà du raisonnable. Patois d’esclaves ronchonnèrent mulâtres et gens de couleur libre lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle ils s’imaginèrent voir enfin la lumière. Dialecte du fin fond des campagnes et des bois maugréèrent, au sortir de l’abomination esclavagiste, les nègres parvenus. Et après eux Indiens, Chinois, Syriens, tout ce beau monde qui trouva accueil dans le créole, grâce au créole, qui ce faisant, devint pareil à nous autres, même-pareils, et qui, à mesure-à mesure se mit, à son tour, à le délaisser.
Ma langue, belle orpheline au goût de mangue-Julie. Je ne t’entends plus dans mes nuits d’aujourd’hui. Pourtant, ce n’est pas à dire que je ne guette pas tes rafales de mots, ce n’est pas à dire que le saccadé des contes, dans les veillées où la mort n’est pas triste, ne me fasse plus tressaillir, mais il s’agit désormais d’une rumeur lointaine. Parfois, bien pire: un simple bruit de fond. Alors, je me réveille en sursaut, de rage, d’amertume, de désarroi. Je te hèle ma langue perdue:
«Kréyol, koté ou yé? Man bizwen’w, ou tann!»
Mais je n’obtiens nulle réponse. Ma vieille langue a sombré dans le mutisme. Dans un paix-là inquiétant. Pourtant, par ma fenêtre, la nuit n’a pas changé: des bêtes-à-feu sertissent toujours le manteau noir de la nuit, des comètes affolées zigzaguent aux confins du ciel et dans l’air un peu tiède, j’entends les conciliabules des zombies, des chevaux-à-trois-pattes, des Ti Sapotille, des soukougnans et des anté-christ. Non, la nuit n’a pas changé, mais elle aussi semble interloquée de ton absence.
Où es-tu désormais, ma langue?
Sais-tu qu’au jour venu, chaque jour, oui, chaque jour, je porte le poids de ton absence. Je feins d’avancer, serein, je fais mine de parler, tranquille, je fais semblant d’écouter, nofwap, mais tout cela n’est que pure feintise. S’ils savaient? Si autour de moi, on pouvait mesurer toute l’étendue de ce fracas intime. Car il s’agit de cela et de rien d’autre. A cause de ton absence, je me suis écroulé de l’intérieur. Ma carcasse a l’air de se tenir debout, mais elle est devenue plus vide qu’un coco sec. Pourtant, j’avais cru en toi! J’avais saisi au vol tes émois fantastiques, ta hargne héritée du temps du fouet et ta doucereuseté aussi quand, au faîte du carême, les jours se faisaient immobiles. Je t’avais plié alors à la froide logique de l’écriture. J’avais lutté, bataillé, contre ton irrédentisme, ton refus farouche d’être allongée, inerte, sur une page blanche. Des années durant, je me suis gourmé avec toi, entre joie débornée et déception inexprimable. D’autres que moi, dans le secret de leur désarroi, empruntèrent le même chemin. Et c’est alors qu’on vit surgir poètes du cri créole («Chien varé mwen! Chien foré mwen!), fabulistes inspirés par La Fontaine, dramaturges et nouvellistes, parfois aussi de trop rares romanciers. Tu investis dès lors les murs de tes revendications politiques et syndicales. Tu pénétras à la hussarde à l’école, à l’université, à la télévision, sur l’Internet. Toi la mal aimée, toi qu’on qualifiait de mal éduquée, de mal élevée, oui, toi, ma belle langue entrée en crépuscule.
D’aucuns crièrent victoire. Ils se mirent à chanter des triomphes à ton endroit, te célébrèrent plusieurs fois l’an, te décrétèrent âme du peuple, poteau-mitan de notre identité et nous te crûmes sauvée. J’ai moi aussi, partagé, un temps, cette illusion magnifique. J’ai espéré qu’un jour, dans ma tête, de nuit comme de jour, tu occuperais la place de l’autre langue, non point que tu la chasserais ni ne l’effacerais, mais que tu lui assignerais la place qui lui revient de droit. Celle d’une langue invitée, d’une langue adoptée. Hélas! Toi qui savais si bien exprimer l’univers de l’Habitation, les cannes qui flèchent en décembre, la roulaison insoucieuse des brusques avalasses de février, le roulis des machines dans la pénombre de la petite distillerie de mon grand-père, au quartier Macédoine, dans la commune du Lorrain, sur la côte Nord-Atlantique de la Martinique, toi qui a réussi le formidable exploit d’émigrer vers l’En-Ville et t’ensoucher dans ses quartiers plébéiens, accompagnant les «ahan!» des infatigables djobeurs, les «Oooh!» des dockers, les rigoladeries des marchandes de légumes, les sollicitations des commerçants levantins et tant d’autres activités du jour le jour, tu n’as pas su, tu n’as pas pu investir le monde des pensées abstraites. Devant philosophie, tu as «kayé», ce qui veut dire «mettre genou à terre». Devant sociologie, anthropologie, psychologie, économie, mathématiques etc…itou. Ou plutôt, ceux qui, insoucieux et insouciants, criminels de toutes façons, s’imaginaient pouvoir t’utiliser en ces domaines sans te préparer, sans t’habiller, sans te forger une armure lexicale, sans t’ériger des remparts rhétoriques, nous donnaient à entendre un grouillis charabiesque, un pidgin carnavalesque auxquels, impudiques à souhait, ils continuaient à donner ton nom.
Non, ce que j’entends aujourd’hui sur les radios, parfois à la télévision, sur les lèvres des politiciens ou des syndicalistes, ce n’est pas toi. Ce n’est pas, ce ne sera jamais du créole. Jour après jour, ils creusent ta tombe, ma belle langue de lune chabine. Nuit après nuit, ils t’évanouissent dans la clameur de leurs bamboches de «jet set». Mais sont-ils vraiment les responsables de ce crime linguistique? Non, ils ne le sont point. Les responsables ne sont autres que les écrivains, les enseignants, les universitaires, les intellectuels littéraires, les journalistes etc., en bref tout ceux qui ont la charge historique de faire évoluer la langue, de la construire pour qu’elle soit en mesure d’exprimer les réalités abstraites. Ceux-là t’ont abdiqué! Zélateurs de l’autre langue, ils se rient même de tes faiblesses et espèrent au plus profond d’eux-mêmes que le spectre que désormais tu représentes aujourd’hui cessera définitivement de hanter leur horizon.
Car il ne s’agit pas d’un crime en fait, mais d’un suicide. Qui s’apparente à celui de l’esclave, qu’évoque Césaire dans le «Cahier», qui réussit le tour de force d’avaler sa propre langue afin de s’étouffer. Nous n’avons pas d’excuse! Nous n’avons aucune excuse: nous avons tué notre langue.
Alors, j’élève cette élégie funèbre en ton nom, ma langue, ma belle vieille langue, ma canne créole épluchée jadis à grandes dents, je l’élève dans l’autre langue, pour que précisément toute illusion soit bannie: seul un sursaut collectif et immédiat peut te sauver. Seule une mobilisation sans précédent, une volonté déterminée pourrait t’arracher à ta déliquescence annoncée. Ce qui veut dire en clair : assez de gestes symboliques! assez de belles paroles qui n’engagent à rien! assez de déclarations de respect ou d’amour à l’emporte-pièce! Du travail! Oui, du travail! Retroussons nos manches et ceignons-nous les reins pour relever notre langue créole!
Et pour finir, qu’on se le dise: «élégie» n’est point «épitaphe»…
Et c’est pourquoi je fais ici deux propositions concrètes, presque terre-à-terre:
- à court terme, c’est-à-dire dès 2009, créer au sein de chacun des Conseils régionaux de Guadeloupe, Guyane et Martinique un «Office de la langue créole» comme il en existe déjà un à l’île de la Réunion;.
- à moyen terme, après deux ans de discussions, la mise en place d’une «Académie de la langue créole» dont les membres seraient nommés par les gouvernements d’Haïti, de Sainte-Lucie et de la Dominique ainsi que les conseils régionaux de Guadeloupe, Guyane et Martinique et qui siégerait, d’une année sur l’autre, dans chacun de nos différents pays.
Faute de quoi, nous autres écrivains créolophones, je veux parler de Monchoachi, de Roger Valy, de Frankétienne, de Max Rippon, de Térez Léotin, de Daniel Boukman, d’Hector Poullet, de Georges-Henri Léotin, de M’Bitako, de Jean-Marc Rosier, de Serge Restog, de Judes Duranty et tant d’autres, faute de quoi nos textes demeureront à jamais des palimpsestes que nul ne cherchera jamais à déchiffrer.