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Commandeur du sucre

Raphaël Confiant

 

Réédité 21 ans après

 

Extrait

 

 

 

Commandeur du sucre, Raphaël Confiant • Ecriture • 472 pages •
ISBN 9782359051940 • 2015 • 19,95 €.

Commandeur du sucreée verticale du siècle

A la fin du siècle dernier, Raphaël Confiant avait publié une trilogie sur le monde de "l'Habitation" à savoir la plantation de canne à sucre. Le premier tome, "Commandeur du sucre" (éditions ECRITURE) avait paru en 1994. Voici que le même éditeur republie celui-ci 21 ans après, mais cette fois avec une préface de l'auteur que l'on trouvera ci-après...

LA PLANTATION, MATRICE DU MONDE ANTILLAIS

Raphaël Confiant

Partis  dans le Nouveau-Monde à la recherche de l'or (El Dorado), les colons français, tardivement arrivés (XVIIe siècle) par rapport à leur alter ego espagnols et portugais, n'en trouvèrent point dans le seul espace que ces derniers n'avaient pas réussi à conquérir à cause de la résistance farouche des "Indiens" Caraïbes: les Petites Antilles. L'entreprise de colonisation française à travers "La Compagnie des Isles de l'Amérique" fit plusieurs fois faillite au point que Richelieu, puis Colbert, envisagèrent de l'abandonner lorsqu'un petit miracle se produisit. Des Juifs chassés du Brésil (parce que, sur décision papale, les non-chrétiens n'étaient pas autorisés à vivre sur ce continent neuf) arrivèrent à la Martinique et dans les autres îles sous domination française. Dans leurs bagages, ils apportaient une plante, venue d'Asie, la canne à sucre, qui devait contre toute attente faire la fortune de celles-ci, et surtout des techniques de fabrication du sucre inédites. D'aventuriers en quête de métal précieux, les colons français, devenus "Blancs créoles" ou "Békés", se transformèrent alors en grands planteurs qui importèrent des dizaines de milliers d'esclaves d'Afrique noire durant près de trois siècles. Saint-Domingue (aujourd'hui Haïti) devint même au XVIIIe siècle la plus riche colonie du monde, colonie avec laquelle la France faisait 40% de son commerce extérieur. A tel point que lorsque le demi-million d'esclaves que comptait cette colonie se révolta à la faveur de l'abolition de l'esclavage par la Révolution française en 1793, Napoléon Bonaparte, arrivé au pouvoir lorsque celle-ci était sur le déclin, envoya 20.000 soldats pour la reconquérir. Ce corps expéditionnaire était commandé par le général Leclerc, époux de Pauline Bonaparte, sœur du Premier Consul lequel était lui-même marié à Joséphine Tascher de La Pagerie, Blanche créole martiniquaise. Cette reconquête échoua et signa la première défaire, à l'époque moderne, d'une armée européenne face une armée non-européenne et l'indépendance de l'île fut proclamée sous le nom d'Haïti ("Terre de hautes montagnes" en langue taïno, les autochtones amérindiens de l'île décimés par les conquistadors espagnols), cela le 1er janvier 1804.

Les Petites Antilles et notamment la Martinique, à une moindre échelle, ne furent pas en reste. Les Békés y devinrent si puissants que beaucoup préféraient laisser la responsabilité de leurs plantations à des régisseurs, des "géreurs" ou des "commandeurs" pour s'en aller mener la belle vie à la cour du roi, à Paris, où ils étaient surnommés "les Amériquains". Ce fut la fameuse époque des "mè'veilleuses" et des "inc'oyables" au cours de laquelle les courtisans s'essayaient à l'accent créole. Des révoltes similaires à celle de Saint-Domingue y éclatèrent, notamment en Guadeloupe, pour empêcher Napoléon d'y rétablir l'esclavage, mais au contraire de la grande île du Nord, elles furent matées dans le sang. La Martinique constitua un cas à part: peu avant l'annonce de l'abolition, les Békés firent appel à l'Angleterre afin qu'elle occupe l'île, ce dont ne se priva pas la Perfide Albion. Durant toute la Révolution française, la Martinique fut donc sous contrôle anglais et ne connut pas la première abolition (la deuxième et définitive devant intervenir en 1848). C'est sans doute la seule île de la Caraïbe, avec la Barbade, à n'avoir jamais été bouleversée par aucune révolution.

Il est nécessaire de connaître ces quelques éléments historiques pour bien comprendre "Commandeur du sucre". L'action s'y déroule en 1936 sur l'Habitation (nom créole de la plantation) de Bel-Event dans le sud de la Martinique, propriété d'un riche Béké, Duplan de Montaubert. Nous sommes presqu'un siècle après l'abolition, mais peu de choses ont changé dans le fonctionnement de ce qui est considéré comme la matrice même de la société antillaise ou créole. Les rapports de race et de classe sont toujours aussi prégnants qui divisent la société entre Blancs créoles, Mulâtres (rejetons de ces derniers avec les femmes esclaves noires) et les Noirs. Véritable pigmentocratie au sein de laquelle, on trouve également, mais un peu à l'écart, les Blancs-France (ou Métropolitains),  les Indiens de l'Inde et les Chinois, venus comme travailleurs engagés après l'abolition de l'esclavage et les Levantins (Syriens, Libanais etc.) exerçant dans le colportage et le petit commerce.

Les travaux et les jours de la plantation de Bel-Event sont menés par un Mulâtre, Firmin Léandor, troisième dans la hiérarchie de celle-ci après le propriétaire béké ainsi que le "géreur" également béké, mais déclassé. Firmin est le "commandeur", celui qui s'occupe de la plantée des cannes, du recrutement des travailleurs, de la coupe de la canne, du convoyage de la récolte jusqu'aux usines à sucre et aux distilleries (qui fabriquent le rhum) et donc du bon état du chemin de fer et mille autres tâches plus indispensables les unes que les autres. Cette année-là, il s'est fixé un défi: parvenir à produire sept cents "barriques" de sucre au lieu des six-cent habituels et cela en dépit des aléas que connaît toute "habitation" à savoir les intempéries (cyclones, sécheresse etc...), les grèves rituelles des ouvriers agricoles de début de récolte pour obtenir une augmentation des salaires, les maladies de la canne à sucre, les rapports difficiles, voire conflictuels entre les différents groupes socio-ethniques.

Réussira-t-il son pari? Parviendra-t-il à surmonter tous ces obstacles? C'est que le lecteur découvrira au fil des pages de "Commandeur du sucre" qui est une véritable photographie, voire radiographie, du monde colonial antillais lequel s'effondrera au mitan du XXe siècle, après moult crises sucrières (la betterave concurrence désormais la canne à sucre), et le passage des "Isles d'Amérique" de l'état de colonies à celui de départements d'Outremer en 1946. Cependant, comme chacun le sait, les réalités socio-économiques changent ou disparaissent plus vite que les mentalités et ce roman garde donc toute son actualité. En effet, les séquelles de l'esclavage et de la plantation sont encore bien présentes dans la psyché des Martiniquais d'aujourd'hui, empoisonnant les rapports sociaux et provoquant une instabilité identitaire génératrice parfois de troubles psychiques (qu'un écrivain comme Edouard Glissant a pu qualifier de "délire verbal coutumier").

"Commandeur du sucre" permet donc de comprendre la Martinique d'aujourd'hui.

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Première édition

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