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Le mythe du «chaben» Les sociétés nées du processus de colonisation des Amériques par les Européens à partir de la fin du 15ème siècle sont toutes, sans exception, fondées sur ce que certains ont appelé, d’un néologisme heureux, la «pigmentocratie». Ce terme renvoie à une hiérarchisation sociale qui s’appuie sur les notions de «race» et de «couleur» lesquelles, à leur tour, servent de fondement à ce qu’on a appelé, autre néologisme, des «ethnoclasses», autrement dit des classes sociales dont le principal critère d’appartenance est d’ordre ethnique, racial ou pigmentaire, ces trois termes n’étant pas exactement synonymes comme nous le verrons plus avant. |
L’Archipel des Antilles a été, chacun le sait, le véritable laboratoire de cette pigmentocratie puisque c’est dans cette région du continent américain que les conquérants européens se sont installés en premier et y ont mis en place un système social inédit, celui de la Société de Plantation, qui va modeler, trois siècles durant, les sociétés qui verront le jour sur des îles désormais débarrassées de la présence physique de leurs habitants autochtones, les Taïnos au nord, les Caraïbes au sud.
Cette société de plantation, qu’il n’est pas besoin de définir ici tant les études qui lui ont été consacrées sont nombreuses et variées, a mis au point, à cause justement du métissage, tout un système permettant de conforter le pouvoir économique du groupe dominant, celui des Blancs créoles, en contrôlant, voire en jugulant les velléités de révolte des groupes dominés, à savoir les métis ou hommes de couleur d’une part et les Noirs de l’autre. On mesure d’emblée un point très important pour le débat qui nous occupe : s’il n’y avait pas eu métissage entre Blancs et Noirs — métissage à sens unique faut-il le rappeler puisqu’il concerne toujours, ou presque, le maître blanc et la femme noire esclave — il n’aurait pas été nécessaire de dresser cette barrière entre les deux races que fut le Code Noir de 1985 et le Codigo Negro de…. En effet, tant que la canne à sucre n’était pas arrivée aux Antilles, disons au cours des 50 premières années de la colonisation (1620 à 1660-70), aucun texte n’interdisait le mariage entre Blancs et Noirs.
Il a fallu donc le succès de la commercialisation du sucre de canne en Europe pour que les premiers colons, qui vivotaient dans les îles dépourvues d’or, se transforment en Békés c'est-à-dire en grands propriétaires terriens. Mais lorsque les différents codes noirs sont publiés dans les territoires français et espagnols, le mal, si l’on peut dire est déjà fait: le manque de femmes européennes aux Antilles, à une époque où les voyages entre les deux rives de l’Atlantique étaient longs et périlleux, a poussé les colons à prendre femme, d’abord dans le groupe caraïbe lequel d’éteindra au tournant des années 60 du 17ème siècle, puis dans le groupe des esclaves africains. Le métissage préexiste donc à l’apparition de la société d’habitation et il se continuera sans interruption jusqu’à nos jours par le fait de ceux-là mêmes qui avaient décrété que les Nègres n’étaient pas des êtres humains et qui les plaçaient, en dernière position, sur la liste de leurs biens, après leurs maisons, leur bétail et leurs meubles. Soit donc il s’agit là d’une contradiction inhérente même à toutes les sociétés humaines et aux différents groupes qui les composent soit il s’agit purement et simplement de zoophilie. Nous éviterons de trancher sur ce point.
Toujours est-il que l’illustre Moreau de Saint-Méry dans sa description de l’île de Saint-Domingue jugera bon d’établir la liste des 125 différentiations de couleur qui sépare le groupe blanc du groupe noir, chacune d’entre elles disposant d’une désignation propre: mamelouk, mulâtre, quarteron, octavon et j’en passe. Il s’agissait d’une part de conforter l’idée de la pureté de sang du groupe blanc et de l’autre, de calculer avec la plus extrême précision, suite à des mariages ininterrompus avec des personnes de race blanche, à quel moment un descendant de métis pouvait se considérer comme blanc. Dans le sud des Etats-Unis, notamment en Louisiane, au Mississipi ou en Alabama, hauts lieux de la société de plantation eux aussi, il fallait, paraît-il attendre jusqu’à la 16ème génération.
Ce petit rappel historique posé, il convient d’en arriver à la question qui fait l’objet de la présente communication à savoir le «Chaben» et le mythe qui l’entoure. En premier lieu, il convient selon nous de distinguer, quand on examine la situation raciale antillaise, deux notions apparentées mais différentes : celle de «race» d’un côté et celle de «couleur» de l’autre. J’emploie volontairement le terme de «race» bien que la génétique lui dénie toute valeur scientifique, parce que nous sommes ici entre historiens, anthropologues, linguistes et littéraires et pas entre spécialistes de sciences exactes. Si la race n’a aucune pertinence biologique, elle en a bel et bien une aux plans historique et sociologique. Elle nourrit l’imaginaire des populations antillaises et détermine leurs comportements sociaux qu’on le veuille ou non.
A mon sens donc, il convient, dans le cas antillais et sud-américain, de distinguer la race de la couleur. Il y a dans nos pays des gens qui appartiennent à une race ou qui relèvent d’une race et d’autres qui relèvent d’une couleur. C’est ainsi que les Caraïbes, les colons européens et les esclaves africains relèvent indéniablement de trois races nettement distinctes. Suite au premier métissage, celui de la première moitié du 17ème siècle, on a vu apparaître un groupe nouveau, celui des Mulâtres, issus pour la plupart de l’union d’hommes blancs et de femmes noires, plus rarement de femmes caraïbes. Le destin de ce groupe sera, au plan de l’idéologie raciologique, très curieux et très intéressant pour le sujet qui nous occupe. En effet, si au départ, «Mulâtre» se réfère simplement à une couleur, disons café au lait, très vite, de part, le statut particulier que les Mulâtres acquerront dans la hiérarchie coloniale, ils se transformeront à leur tour en race. En race à part entière. Même Victor Schœlcher, le grand abolitionniste du 19ème siècle, parlait des Blancs, des Jaunes et des Noirs selon la phraséologie de l’époque.
Les Mulâtres donc, à compter de la fin du 19ème siècle sont devenus les Jaunes, c'est-à-dire d’abord une couleur bien identifiée, différente des couleurs blanche et noire, puis, comme je le dis, une race, comme si elle n’entretenait plus aucun lien avec les deux races qui lui avaient donné naissance. On a ici un premier point, jamais souligné, à ma connaissance, dans la littérature anthropologique antillaise, à savoir qu’à partir du moment où les Mulâtres passent de la «couleur» à la «race», ils cessent du même coup d’être perçus comme des … métis. Il est vrai que les unions matrimoniales du groupe se font désormais en son sein, qu’il pratiquera une forte endogamie, à l’imitation du groupe blanc créole, et ce jusqu’au tout début du 20ème siècle, ce qui va favoriser sa constitution, en entité à part entière, indépendante dans l’imaginaire collectif, des groupes Blanc et Noir. Cela ira si loin dans les colonies françaises que le terme «mulâtre» y perdra sa signification d’origine – à savoir rejeton d’un Blanc et d’un Noir – pour désigner des individus au phénotype, disons, méditerranéen pour aller vite.
Normalement, pour donner un exemple concret, un mulâtre c’est le sportif Yannick Noah ou la chanteuse Beyoncé, issus de couples Blanc/Noir; aux Antilles, ces personnes ne sont pas du tout considérées comme mulâtres. Il est d’ailleurs à noter que cette évolution ne s’est pas produite dans les colonies espagnoles et qu’en espagnol sud-américain le terme «mulato» n’est pas du tout synonyme de «mulâtre» au sens antillais du terme. Au sens hispanique du terme, «mulato» désigne 90% des Martiniquais actuels alors que le terme «mulâtre» n’en désigne qu’à peine 20 ou 30%.
Sont donc dans l’imaginaire collectif antillais, considérés comme des groupes raciaux, les groupes suivants:
- Les Blancs créoles ou Békés
- Les Mulâtres
- Les Noirs
- Les Indiens
- Les Chinois
- Les Syro-Libanais
Sont considérés à l’inverse comme faisant partie d’une couleur ou plus exactement d’un «groupe phénotypique», expression que j’utiliserai désormais en lieu et place de celui de «couleur» les six suivants:
- Les «Chaben» (ou «grimo» en Haïti)
- Les «Câpres» et «Câpresses» (ou «marabout» en Haïti)
- Les Bata-Kouli (désignant les métis des Noirs et des Indiens, avec la variante «Kouli blan» pour désigner ceux qui sont issus d’Indiens et de Blancs créoles)
- Les Bata-Chinwa (métis de Noirs et de Chinois ou de Mulâtres et de Chinois)
- Les Bata-Sirien (métis de Noirs et de Syro-libanais ou de Mulâtres et de Syro-libanais)
- Les Caraïbes (phénotype ressemblant à celui des anciens autochtones des Antilles sans que l’on puisse déterminer avec précision s’il s’agit de la résurgence de gènes caraïbes ou du fait de métissages divers entre Blancs, noirs, Mulâtres et Indiens, les deux hypothèses étant, à mon sens, valables).
Six groupes raciaux et six groupes phénotypiques donc. Nous ne l’avons pas fait exprès. Cette symétrie existe bel et bien dans l’imaginaire antillais lequel déclare abruptement «chaben sé pa an ras!» /le «chaben» ne constitue pas une race. Faute d’avoir perçu cette distinction entre «groupe racial» et «groupe phénotypique», Michel Leiris, dans son enquête pour le compte de l’Unesco dans les années 60, publiée sous le titre Contacts de civilisation en Martinique et en Guadeloupe, fait l’erreur de mettre sur le même plan le terme «mulâtre» et le terme «chaben». Sa définition, qui n’est pas fausse au plan biologique, est la suivante: le mulâtre est un métis de Blanc et de Noir dans lequel il y a fusion des caractères phénotypiques des deux races tandis que le «chaben» est un métis de Blanc et de Noir dans lequel il y a juxtaposition des traits blancs et noirs. Ce n’est pas faux biologiquement parlant, je le répète, mais la race n’est pas un phénomène biologique. La race a à avoir à la construction sociale. La race a à voir à l’imaginaire collectif, avec les représentations collectives pour employer un terme moins marqué. Et donc, Michel Leiris n’a pas du tout vu que ces deux termes ne se situaient pas du tout sur le même plan: l’un «mulâtre» relevant du racial, l’autre «chaben» du phénotypique.
Poursuivons. Quelle est la caractéristique principale des différents groupes phénotypiques? Elle est claire: les différents phénotypes peuvent apparaître dans… n’importe quelle race. Un «chaben» peut apparaître dans un couple de Noirs, dans un couple de Mulâtres, voire même dans un couple de Békés comme le note avec stupéfaction Michel Leiris dans son étude. Il n’y a là aucun étonnement à avoir puisque le «chaben» ne constitue pas une race mais un phénotype. De même que le Câpre, le Bata-kouli, le Bata-Sirien ou le Bata-chinwa. D’où ma première conclusion: le métis antillais, les vrais métis antillais, c'est-à-dire ceux qui sont perçus comme n’appartenant à aucune race en particulier, sont bel et bien les «Chaben» (et tous les autres groupes phénotypiques ci nommés) et pas du tout les mulâtres. Mieux: «mulâtre» en viendra à désigner une race «coloniale», une race née au cours du processus de colonisation et un mulâtre sera exclusivement le produit de la lointaine union d’un Béké et d’une Noire. D’où l’exclusion du groupe mulâtre des rejetons de Français de l’Hexagone avec des Noirs.
Ainsi le président de notre conseil régional n’est absolument pas appelé «mulâtre», ce qu’il est incontestablement au plan biologique, mais bien… «chaben». Les enfants des immigrés antillais de France qui reviennent avec des épouses et des époux métropolitains ne seront pas classés comme «mulâtres». On emploiera d’ailleurs un terme nouveau dans le langage antillais, tant en français qu’en créole, à savoir «métis». Aussi bizarre que cela puisse paraître, en effet, ce terme n’a jamais fait partie de notre lexique, à nous, Antillais, sauf dans les études savantes évidemment.
Si donc l’imaginaire social éprouve le besoin de créer cette nouvelle catégorie, dite «métis», c’est bien la preuve qu’elle perçoit le groupe mulâtre comme un groupe fermé à l’historicité bien établie, exactement comme elle perçoit le groupe béké. De même que le groupe béké n’intègre pas le premier Métropolitain débarqué en Martinique, son alter ego mulâtre n’intègre pas d’emblée toute personne issue de l’union, disons, d’un postier antillais de Paris et d’une française blanche. On mesure là à quel point la notion de race est une notion éminemment sociale et socio-historique. Alfred Marie-Jeanne Président du Conseil Régional. Photo R. Etienne. |
Le «chaben» est donc un phénotype, pas une race. Il est la marque vivante, l’homme-sandwich, en quelque sorte, du métissage. Il porte sur son visage, sur son corps, et cela de manière spectaculaire, les marques des deux races qui lui ont donné naissance: peau généralement claire + traits généralement négroïdes; cheveux généralement clairs, voire parfois roux + grain de cheveu généralement crépu; yeux souvent clairs parfois bleus ou verts + charpente du corps indéniablement nègre avec arrière-train prononcé etc.… Plus que tous les autres phénotypes évoqués, le «chaben» inquiète, il dérange. Le «chaben» est un mystère et d’aucunes assurent qu’il pactise avec les forces du mal. Le «chaben» est viloent, colérique, téméraire jusqu’à l’inconscience. Il est une force brute: «Pa ni chaben mol!» dit le dicton populaire, «an chaben mol sé an makoumè!». Quant à la «chabine», elle est réputée avoir une ardeur sexuelle hors du commun et en créole guadeloupéen, on dit «chabin ka mòdé zorey», cela pendant l’acte sexuel évidemment.
Le mystère commence, en fait, par l’étymologie même de ce mot. En effet, il ne figure bizarrement ni chez Moreau de Saint Mery, ni dans aucun texte des 17ème, 18ème et 19ème siècles. Aucun. Il ne fait son apparition à l’écrit que dans les textes du 20ème siècle. En quoi est-ce donc un mystère? Ou ceci: il nous est dit que «chaben» viendrait d’une race de moutons de Normandie au poil roux. Ce qui colle tout à fait, soit dit en passant avec l’animalisation des désignantions raciales et phénotypiques dans la société antillaise puisque comme l’indique les travaux de Chantal Claverie, outre «chaben», on constate que «mulâtre» vient de «mulet», «câpre» de «caprin» et même «béké» de «becquet» ou «biquet» petit de la bique dans divers dialectes d’oïl. Mais la question demeure entière: les tous premiers colons étaient en majorité ordinaires de Normandie et s’il est vrai que le mot «chaben» est issu du parler normand, pourquoi ce terme ne figure t-il nulle part, dans aucun écrit publié au cours des trois premiers siècles de colonisation? J’avoue n’avoir toujours pas trouvé de réponse à ce mystère lexicographique.
Quelle est donc l’exacte place du «chaben» dans l’imaginaire raciologique antillais? Est-elle celle qu’occupe le rouquin en Europe comme certains l’affirment? Oui et non. Oui, parce qu’il subit le même racisme que le rouquin européen. Non, parce que les «chaben» sont tout de même considérablement plus nombreux, proportionnellement parlant, que les rouquins, et ne constituent pas une sorte d’anomalie comme sont souvent perçus ces derniers. En fait, au lieu de s’en tenir à la définition classique de «chaben», il nous semble que pour bien comprendre ce qu’il représente aujourd’hui, ce qu’il a fini par représenter, car bien évidemment les représentations sociales changent avec le temps, avec les bouleversements politiques ou économiques, à leur propre rythme certes. Pour bien comprendre le «chaben» donc, il convient d’avantage de s’interroger sur ce qu’il est, sur ce qui le constitue en tant que tel, que sur ce qu’il a fini par désigner. Là est, peut-être, la clef de son mystère.
De nos jours, le terme «chaben» possède cinq acceptions:
- Un métis de Noir et de Blanc juxtaposant les traits physiques des deux races (définition classique)
- Un blanc non créole (américain, européen ou autre) sympathique
- Un Noir sympathique
- Un mulâtre sympathique
- Toute personne sympathique
Que signifie cet élargissement sémantique d’une part et la modification de la perception du «chaben», qui passe du statut de personne irascible à celui de personne sympathique, de l’autre? A quelle évolution dans notre perception du métissage antillais cela correspond-t-il? Avant d’avancer une explication, je voudrais donner un exemple de cet élargissement sémantique qui relève sans doute de l’anecdote, mais qui me paraît extrêmement significatif. Un jour que ma voiture était en panne, j’ai dû emprunter un taxi collectif entre la commune du Vauclin, au sud de la Martinique, et la capitale, Fort-de-France, une quarantaine de kilomètres séparant les deux localités. Pendant tout le voyage, les passagers discutèrent avec vivacité d’une certaine «chabin», d’une femme qu’ils appelaient en créole «chabine-la», la plaignant d’avoir été délaissée par son mari, vantant sa beauté et sa gentillesse et critiquant vertement ledit mari. A cause des embouteillages, ce court trajet entre le Vauclin et Fort-de-France est, en général parcouru en 1h 15-1h30. Eh bien, figurez-vous que pendant une bonne heure, je n’ai absolument pas compris de qui les passagers parlaient et j’ai même fini par penser qu’il s’agissait d’une Martiniquaise quelconque, jeune et belle, qui venait d’être abandonnée par son mari au profit d’une autre Martiniquaise, vieille et laide. Les ragots, appelé en créole martiniquais «milan», étant fréquents sous nos cieux, j’ai fini par me désintéresser de ces conversations, pourtant fort animées, mais à l’approche de Fort-de-France, n’y tenant plus, j’ai recommencé à les écouter pour finir par demander à voix basse à ma plus proche voisine:
«Mais qui est cette chabine dont vous parlez sans arrêt?»
Elle me regarda avec des yeux stupéfaits et les autres passagers arborèrent, eux aussi, un air tout aussi interloqué. Puis, une âme charitable a lancé:
«On parle de Diana, mon vieux!»
Ainsi donc Lady Diana était devenue, suite à ses déboires conjugaux, une «chabin» c’est-à-dire une Blanche sympathique dans l’imaginaire martiniquais. Voici donc pour l’anecdote! Venons-en à l’explication ou plutôt à l’hypothèse que j’en suis venu à poser quant à l’élargissement sémantique du terme «chaben: chabin». À mon sens, ce terme représente la frontière ultime ou extrême, la ligne de partage du métissage acceptable par la société antillaise. Tant qu’on est «chaben», en effet, on demeure quelque part lié au groupe nègre, les cheveux crépus et les traits africains rappelant sans discussion possible cette origine, en dépit de la peau presque blanche et des cheveux ou des yeux clairs. A l’inverse, toujours dans la perception populaire, quand on est «mulâtre», on a déjà, en quelque sorte, franchi la ligne – «mulâtre» au sens antillais francophone, j’entends…, on est déjà au-delà du nègre, au-delà de l’africanité, et là, ce n’est plus acceptable. Ainsi donc, à mon sens, cette extension du terme «chaben» à toute personne sympathique, qu’elle soit blanche, mulâtre ou syro-libanaise, révèle un désir inconscient de ne pas aller trop loin dans le métissage, faute quoi on risque de se perdre, de se noyer dans, disons, l’océan de la «blanchitude». Très spectaculairement, un conteur créole auquel je demandais ce que signifiait exactement le terme de «chaben» pour lui, me répondit du tac au tac:
«Chaben» veut dire «Made in Martinique». Et de m’expliquer que si on trouvait des Mulâtres partout à travers le monde, notamment en Amérique du Sud et aux Etats-Unis, le «chaben», lui, était une spécialité martiniquaise et guadeloupéenne. Sans le savoir, ce conteur analphabète rejoignait quelque part les conclusions d’un anthropologue spécialiste de la génétique des populations à qui j’avais posé la même question, m’étonnant, en effet, du petit nombre de «chaben» dans les métissages Noir/Blanc hors des Antilles. Selon ce spécialiste, le «chaben» serait le résultat accidentel du mélange, au début de la colonisation des Antilles, d’un tout petit nombre de gènes européens et africains sur de tout petits territoires, cela pendant plusieurs décennies. N’étant pas généticien, je n’ai, évidemment, aucun moyen de vérifier cette hypothèse mais cette dernière me paraît tout à fait plausible.
Ainsi donc «Made in Martinique», pur produit, sans jeu de mot, du métissage Noir/Blanc aux Antilles françaises, il était somme toute logique que le «chaben», que le terme «chaben» plutôt, passe de la désignation d’un phénotype particulier à la désignation de l’homme martiniquais moyen, de l’homme guadeloupéen moyen. Le monsieur tout-le-monde antillais en quelque sorte. Le maximum du métissage, je l’ai déjà souligné, que puisse accepter ou digérer notre société. Et pour terminer, je ne peux pas ne pas évoquer la théorie avancée dernièrement par un professeur de philosophie martiniquais pour lequel le «chaben» serait non pas le fruit du métissage Noir/Blanc mais bien celui du métissage Noir/Caraïbe, ce qui est farfelu puisqu’il existe bien une population — les Blacks Caribs ou Caraïbes noirs qui vivent à Bélize et parmi lesquels il n’y a pas de «chaben» —, mais qui vient appuyer notre hypothèse. En effet, en ramenant le «chaben» à l’ancienne race autochtone des îles et en faisant de lui le produit de l’union avec la nouvelle race autochtone à savoir les Noirs, cette hypothèse manifeste, là encore, le désir de faire du «chaben» le parangon du métissage antillais. Il devient le symbole de l’autochtonie, par son côté caraïbe, et en même temps, celui de la néo-autochtonie, celle qui a été gagnée suite aux souffrances de l’esclavage, par son côté nègre.
Et pour vraiment en terminer, je rappellerai cette assertion brutale que l’on entend parfois dans la bouche des Antillais issus des couches populaires: «Chaben sé Neg!». J’aime à croire qu’il faut prendre «nègre» ici au sens qui est le sien dans la toute première constitution de l’état haïtien, celle de 1804 qui proclamait que désormais, tous les habitants de ce pays seraient appelés des Nègres, quelle que soit la couleur de leur peau.
Raphaël Confiant