Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

L'archet du colonel

Raphaël Confiant
 

à Hector Poullet

 

 

 

 

 

 

 

 

Éd. Gallimard. 2001 Collection: Folio ISBN 2070417638
L'archet du colonel

Résumé

Dans une langue poétique et charnelle, Raphaël Confiant nous donne à lire un roman foisonnant dans lequel alternent deux périodes historiques fondamentales de l'histoire des îles d'Amérique. Celle, terrible, au cours de laquelle des millions de Noirs furent arrachés à l'Afrique pour travailler dans les plantations de canne à sucre des Antilles ; cette autre, pathétique mais pleine d'humour créole, qui se situe dans l'entre-deux-guerres, qui vit le renforcement du processus assimilateur mis en œuvre par la France dans ses possessions antillaises.

Entre Delgrès et Ignace, le fier rebelle, Bec-en-Or et l'Historien, Marthe Rose, l'aimée, et Ida, la rêvée, nous voyons Amédée, le «Poète fol», tenté par les idéaux communistes, s'efforcer d'assumer sa condition de mulâtre empêtré dans le tourbillon des années 30 et s'essayer à la réécriture de la véritable histoire de la Martinique, de la Guadeloupe et de Sainte-Lucie. Selon lui, la tâche de l'écrivain antillais est de réussir l'« adéquation entre la froide logique des mots-lettres qui s'alignent sur la page blanche [...] et les mots-souffle qui drivaillent, s'enroulent, s'escampent dans de vastes taraudées de songes.»

boule  boule  boule

Premier cercle

A L'Univers entier

Le dernier Cri de l'Innocence et du Désespoir

C'est dans les plus beaux jours d'un siècle à jamais célèbre par le triomphe des lumières et de la philosophie qu'une classe d'infortunés qu'on veut anéantir se voit obligée d'élever sa voix vers la postérité, pour lui faire connaître, lorsqu'elle aura disparu, son innocence et ses malheurs.

1

Il y avait beau temps qu'Amédée Mauville n'accourait plus à sa fenêtre, le coeur en chamade, le plat des mains enfiévré par une soudaine et délicieuse rousinée de sueur, quand irruptionnait le chant des vidangeuses. Celles-ci devenaient les maîtresses des rues du beau mitan de Fort-de-France dans ce bref empan de songe qui séparait la chute du jour de la nuit close. «Une miette de temps, oui...» pestait Da Ernestine qui, armée d'un balai en feuilles de coco sarabandait d'une pièce à l'autre, du rez-de-chaussée au second et dernier étage d'où l'on apercevait à ce moment-là, par une lucarne, une mer étrangement immobile. C'est qu'il fallait faire la chasse aux mauvais esprits, aux zombis, à toute une tralée d'incubes surtout qui, à l'entendre, mouvementaient ses nuits depuis que son homme n'était point revenu de la Grande Guerre. Là-bas, dans les Dardanelles - un pays de froid et de neige éternelle, à ce qu'il paraît - s'était produit un vaste tuage d'hommes de toutes nations et maints nègres d'ici-là, comme l'Hector de Da Ernestine, un bèl-beau nègre dont la membrature faisaient les femmes-matadors crier-à-moué d'admiration, y avait perdu, ô cruelle soudaineté!, la vie. De lui, elle ne conservait qu'une lettre du Gouvernement qui témoignait de sa bravoure et remerciait sa fiancée pour le sang que le «fier caporal avait admirablement versé pour la Patrie».

«Je ne sais pas lire, messieurs et dames» chevrotait Da Ernestine « mais c'est écrit là, oui, là, que je suis la veuve d'un engagé volontaire.»

Il y avait aussi beau temps qu'Amédée ne prêtait plus qu'une oreille distraite à cette antique négresse jacassière qui servait la famille depuis bien avant l'éruption du volcan, à l'orée du siècle. On l'avait conservée dans sa charge bien qu'elle ne fut plus guère capable que de désagrémenter les moustiques à l'aide d'un vaporiseur de « Fly-Tox » et surtout de préparer le bol de toloman matinal que, seul de toute la maisonnée, Maître Mauville s'entêtait à boire à grandes lippées avant de s'en aller rejoindre, en col-jabot, canne et chapeau, son étude de notaire de la rue Schoelcher. Da Ernestine n'émergeait de sa léthargie qu'à la brune du soir, pour chercher chicane justement aux vidangeuses. Elle vouait une haine sans bornes à ces jeunesses costaudes, aux seins haut dressés et au sourire de gourgandines, qui toquaient sans ménagement aux portes des demeures bourgeoises en hélant :

«Dobann! Dobann! Vennsenk sou pou ay vidé dobann!» (Pots de chambres! Pots de chambres ! Vingt-cinq sous pour vider les pots de chambre!)

Le siècle avait trente ans et quelques années. Alors l'En-Ville s'ébrouait d'aise, enceint d'une énergie qui stupéfiait les anciens : des autos américaines à la carrosserie rutilante cornaient à toute heure du jour, des bateaux de marchandises déversaient sans discontinuer leurs caisses de morue séchée ou leurs barriques de salaisons au Bord de Mer, des petits vendeurs de journaux vous harcelaient en annonçant quelque duel à l'épée entre politiciens mulâtres radicaux-socialistes et hobereaux blancs créoles irréductiblement attachés au drapeau à fleurs de lys. Man Irma Mauville exultait lorsque sous le coup des quatre heures de l'après-midi, à la saison du carême uniquement, elle recevait pour le thé ses amies du Club «Les Femmes foyalaises», créé pour faire pendant au Cercle Martiniquais qui était interdit à l' «espèce femelle» comme disait son mari, goguenard.

«Vous voyez, qui peut maintenant prétendre parler de la nonchalance créole, hein? «s'exclamait-elle, accusant du doigt un ouvrage récent, La Martinique, c'est ça qu'est chic!, qu'elle venait de recevoir de Paris «Nonchalants, nous? Tous ces voyageurs de passage, qui nous jugent deux heures seulement après avoir débarqué de leur paquebot, devraient être cloués au pilori.»

Mais cette jovialité n'était que feinte. Elle masquait sa perplexité devant le comportement de son fils aîné Amédée dont les brillantes études de grec-latin-français à Paris avaient émerveillé la Colonie. Le gouverneur en personne avait tenu à l'honorer mais le jeune homme avait décliné son invitation. Il avait, en outre, refusé de postuler au Lycée Schoelcher comme chacun s'y attendait et se morfondait dans sa chambre encombrée de livres où il noircissait d'énigmatiques cahiers d'écolier, ne sortant que tard dans la nuit pour aller boissonner dans quelque caboulot infect du quartier mal famé des Terres-Sainvilles ou bien courir la gueuse au «Select-Tango», véritable temple de la musique latine, sur la rive gauche du canal Levassor. Maître Mauville, pour sa part, ne lui adressait plus la parole, se contentant de le saluer d'un hochement de tête maussade mais à son regard ennuagé, on devinait qu'il sentait irrémédiablement s'éloigner de lui ce fils avec lequel, à la vérité, il n'avait jamais été sur un pied de familiarité. N'avait-il pas tenu à élever ses enfants avec une certaine distance, les vouvoyant la moitié du temps, afin qu'ils apprennent à conserver leur rang et ne s'acoquinent point avec la négraille? Une légende familiale soigneusement entretenue voulait que les Mauville, mulâtres de très ancienne ascendance, n'avaient jamais été esclaves. Fils d'un petit blanc venu aux isles comme arpenteur (pas de quelque grand planteur trousseur de jeunes filles à peine nubiles) et d'une négresse qui avait réussi à racheter sa liberté bien avant que la Révolution française n'eut aboli une première fois l'esclavage, le premier des Mauville s'était établi vers 1714 en la ville de Saint-Pierre, alors capitale de la Martinique, comme commerçant en toileries et quincaille, non loin de la Place Bertin. Maître Mauville se promettait depuis des lustres de rédiger l'histoire complète de sa lignée mais ne trouva jamais le temps de coucher la moindre ligne sur du papier. Lorsqu'il voulut confier cette noble tâche à Amédée, dès le lendemain de son retour de Paris, le sorbonnard lui jeta un regard courroucé avant d'esquisser un geste d'agacement.

«Vous n'avez pas fini de bêtiser dans ce pays, père.» ajouta-t-il d'une voix qui se voulait neutre.

Si le jeune homme projetait bien d'entrer dans la carrière des lettres, encore que cette expression lui fit horreur, il s'intéressait bien davantage à la geste de ces vidangeuses qui, telles des chauves-souris en dérade, filaient sur les trottoirs glissants, un pot de chambre en émail blanc gaillardement posé sur l'en-haut du crâne, se chamaillant au risque de tout renverser par terre. Le jour, nul n'avait connaissance d'elles. Jamais il n'en avait rencontré une seule dans la rue bien qu'à force de les scruter, il avait fini par s'imprégner maintenant des faces joviales des trois ou quatre qui se disputaient les excréments des bourgeois de la rue Victor Hugo. Il avait bien rôdaillé aux abords de la Fontaine Gueydon où une eau babillarde se jetait de trente mètres de haut dans un bassin où s'assemblaient chaque lundi de beau matin tout ce que le Bord de Canal comptait de lessiveuses. Certaines vidangeuses complétaient de cette manière-là leurs maigres revenus mais il n'en reconnut aucune parmi les grappes de femmes énergiques qui se relayaient pour y battre, dans d'incessants éclats de rire, leurs ballots de linge.

Ida -il avait appris son nom au cours d'une dispute avec une concurrente au cours de laquelle cette dernière lui avait « tracé ses générations », manière de faire la liste de toutes les turpitudes vraies ou imaginaires des ascendants de quelqu'un - Ida était une fleur sombre qui poussait dès que la barre du jour s'apprêtait à se casser, plongeant brutalement le monde dans l'obscurité. Le service des lampadaires avait toujours été lent à se mettre en branle pour des raisons que personne n'avait jamais réussi à expliquer et cela, malgré les protestations des commerçants levantins que de mauvais larrons profitaient pour dévaliser. Si Ida n'était pas une fleur comment se pouvait-il qu'Amédée la distinguât à coup sûr parmi les ombres hâtives qui se faufilaient d'un porche à l'autre? Agrippé à la rambarde de sa fenêtre, il attendait, anxieux, de savoir si elle atteindrait la première la maison Mauville car tout ce travail-là, au fond, n'était qu'un sacré course-courir de l'En-Ville jusqu'à la Pointe Simon où les vidangeuses, après avoir enjambé le Pont de l'Abattoir en six-quatre-deux, voltigeaient à la mer le contenu de leurs pots de chambre, les propretaient avec une dextérité stupéfiante avant de s'en revenir à la galopée pour dénicher un autre client. Elles chantonnaient des biguines ou des mazurkas créoles à la mode afin de se bailler du coeur à l'ouvrage, resserrant de temps à autre à la taille les pans de leurs robes et lançant des oeillades irrésistibles aux hommes mariés en goguette, reconnaissables à leur air faraud. Afin d'oublier aussi l'immense puanteur qui envahissait les rues et flottait jusqu'à fort tard dans la nuit quand les alizés ne soufflaient pas.

Les soirs où Ida était absente ou se faisait damer le pion par une autre vidangeuse, Amédée serrait les dents et répondait d'un geste vague de la main au salut des jeunes femmes qui le connaissaient bien maintenant. L'une d'entre elles, Jiliane, avait coutume de le taquiner :

«Mon beau monsieur, vous cherchez une bougresse à marier, non? Je sais faire cuisine, laver, repasser et puis...Ha-Ha-Ha !...frotter aussi, oui. Tu veux que je te frottes?»

Ce marivaudage avait le don de déclencher la fureur de Da Ernestine qui se croyait vouée de toute éternité à la défense de l'honneur de la famille Mauville. Elle déplaçait, non sans difficultés, sa carcasse de septuagénaire un peu obèse jusqu'à la fenêtre du galetas où elle avait sa chambre et s'écriait en français à Amédée :

«Mussieu Médée, c'est toi qui te mets dans cette bacchanale-là? Eh ben Bon Dieu, c'est pas possible, ça. Les saints du ciel, protégez-moi, s'il vous plaît.»

Et à Jiliane en créole ordurier:

«Sakré bôbô ki ou yé! Ou pa wè ou two pé di pou pwan men épi gason Mèt Movil! Ay jété dobann ou épi chapé kô santi'w la, non!» (Espèce de ribaude! Tu n'as donc pas froid aux yeux pour t'adresser ainsi au fils de maître Mauville! Va donc jeter ton pot de chambre et fiche-moi le camp, tu pues!)

Si par contre, Ida était celle qui se présentait à la devanture de la maison et à qui mamzelle Coulie, la petite servante indienne, remettait à la fois le pot de chambre et quelques pièces de menue monnaie, aucun scandale ne se produisait. La vidangeuse avançait, fière et droite, le regard perdu dans le lointain, se gardant bien de lever les yeux jusqu'à la fenêtre du deuxième étage d'où l'observait, depuis maintenant trois bonnes années, un Amédée Mauville énamouré. Tout se déroulait dans le plus parfait silence. La fleur sombre hissait son butin sur sa tête couverte du même madras de couleur violet-caïmite et se dirigeait à pas rapides en direction du Canal Levassor. En cinq-sept, Amédée avait la surprise de la voir réapparaître, plus hiératique et distante que jamais, le bas de sa robe mouillée par l'eau de mer lui collant aux jambes qu'elle avait sublimes, et déposer le pot de chambre avec douceur devant le porche. D'ordinaire, les vidangeuses l'envoyaient valdinguer sur le trottoir, pressées qu'elles étaient de dénicher un autre job avant que la nuit ne soit trop avancée.

Cette fleur sombre d'Ida était donc une montagne de silence : ni rires canailles ni chansonnettes grivoises ni éclats de voix ou injuriées sonores ne tigeaient de ses lèvres si charnues qu'elles lui donnaient l'impression de faire sempiternellement la moue. Ce moment-là était précieux pour Amédée. C'était même celui qu'il préférait de la journée, celui qu'il espérait sans pouvoir déchiffrer le trouble qui l'habitait. Il y avait l'extrême noirceur de la peau d'Ida qui diffusait comme un feu contenu, il y avait la rondeur parfaite de sa croupière, il y avait ses yeux, papillons nocturnes qui ne cillaient jamais des ailes en dépit des éclats de lumière des lampadaires ou des lampes-torche que brandissaient les promeneurs solitaires. Ida, la négresse bleue dans toute sa splendeur, de la race de celles qui, sans aucun doute, firent chavirer-tomber les sens des colons esclavagistes des siècles passés.

Or, un beau soir, Ida, la fleur des trottoirs, changea du tout au tout. La voici qui chantait à présent ! Non seulement qui chantait mais se dandinait comme mue par une joie sans nom. La première fois qu'Amédée entendit le son de sa voix, il demeura cloué sur place un siècle de temps. Cette voix-là coulait! Oui, c'était une eau de rivière enjambant joyeusement les roches. Il chercha longtemps le mot exact qui pouvait la définir, puis se surprit lui-même à s'exclamer :

«Argentine! C'est ça, elle a une voix argentine...»

L'étrangeté de cet adjectif le retint un bref instant et il se promit d'en rechercher l'origine. Avait-il un quelconque rapport avec le pays du même nom? Et si oui, pourquoi? Mais le chant d'Ida continuait à monter jusqu'à sa fenêtre et il en était encore plus pétrifié:

«France, ô grande Patrie !
Terre sacrée des vieux Gaulois
France, ô terre chérie !
Nous voulons vivre sous tes lois
Tu t'es faîte une mère
Tes fils te seront reconnaissants
Fidélité entière
Avec nos muscles et notre sang»

Le mot «France» y était roucoulé à l'infini, le «r» curieusement bien prononcé, exagérément prononcé même. Amédée, interloqué, se pencha par sa fenêtre presqu'au risque de tomber et ne sut quoi dire. Trente-douze mille questions se bousculaient sur ses lèvres mais aucune ne parvenait à franchir la barrière de timidité qui se dressait entre Ida et lui chaque fois qu'il apercevait la jeune femme. Il la regarda s'éloigner dans la nuit qui tombait en épais volutes gris, princesse plébéienne presqu'irréelle dont les pas semblaient à peine effleurer la chaussée. Minuit le surprit en cette posture avec son petit vent de freidure, vent de terre noué dans les fougères arborescentes et les pieds de bambou, qui dégringolait depuis la tête du Morne Balata. Il retrouva son souper froid sur sa table de travail, sans doute déposé avec discrétion par une Da Ernestine comme à l'ordinaire entêtée comme une bourrique. Il lui avait pourtant répété à maintes occasions de poser le plateau de nourriture sur un petit tabouret, placé à l'entrée de sa chambre, mais la vieille nounou ne portait aucune affection aux livres dans lesquels elle croyait rassemblée toute la dévoyure du monde.

«Mi sé sa ka rann li fou an mitan tèt mi!» (Voilà ce qui le rend fou à lier!) soliloquait-elle chaque fois qu'elle devait ramasser quelque ouvrage oublié par Amédée au salon ou dans la cour intérieure.

Sur la table, il aperçut également une grande enveloppe grise placée bien en vue. Elle portait le tampon du Pensionnat Colonial. Il l'ouvrit d'un geste machinal et parcourut les quatre-cinq lignes tapées à la machine à écrire que lui envoyait la direction de l'établissement. Celle-ci le sollicitait, ayant sans doute appris qu'il n'avait pas fait acte de candidature au Lycée Schoelcher, pour occuper un poste de latin-français. Une nouvelle classe de rhétorique venait d'être créée à cause de l'augmentation brutale des effectifs. Après trois décennies, le trou de la Grande Guerre était en passe d'être comblé, argumentait la directrice, et nous aurons grandement besoin dans les années à venir des plus talentueux esprits de la Colonie afin d'encadrer cette jeunesse qui en est le levain. Cette prose passe-partout lui arracha un demi-sourire et il redéposa l'enveloppe à l'endroit exact où sa mère (qui d'autre cela pouvait-il être ?) l'avait placée. Il se surprit alors à chantonner, assis sur le bord de son lit:

«France, ô grande Patrie !
Terre sacrée des vieux Gaulois»

Deux heures du matin sonnèrent à la cathédrale, déclenchant des aboiements en chaîne d'un quartier à l'autre de l'En-ville. Avant d'éteindre la lumière, Amédée s'approcha du tableau qu'il avait acheté dans un marché aux puces de Paris, peu avant son retour définitif à la Martinique. « Une croûte » l'avait averti l'ami étudiant qui l'accompagnait mais le marchand sut déployer des trésors d'érudition pour le convaincre de débourser la somme mirobolante - il en prit conscience bien longtemps après - qu'il demandait pour ce portrait d'officier napoléonien. Aujourd'hui encore, la ressemblance lui paraissait criante: cet homme au visage ténébreux qui jouait du violon en grande tenue de chef de bataillon de la Grande Armée, entouré de femmes mulâtresses et noires assises à ses pieds qui l'écoutaient avec la plus extrême attention tandis qu'un bambin en habit de page dansait avec grâce, cela sous un arbre qui ressemblait à s'y méprendre à un sablier, cet homme-là était le portrait craché du frère aîné de sa mère, en simplement plus âgé. Frère aîné dont la famille taisait le nom parce qu'il courait le monde en aventurier, tantôt à la Nouvelle-Orléans tantôt à Belem, et qu'il traficotait dans l'or et le caoutchouc. A chacune de ses brèves escales à la Martinique, celui que Da Ernestine surnommait avec tendresse « Monsieur Grand-vent Grand-mouvement », s'étonnait qu'Amédée lui ressembla tant, hormis le fait que ce dernier avait les cheveux qui tiraient sur le marron.

«Incroyable en effet!» avait admis Man Mauville lorsque son fils avait ôté avec mille précautions de sa malle le tableau qu'il avait enveloppé à l'aide de vieux journaux et de vêtements d'hiver devenus désormais inutiles «Qui est-ce?»

«Je ne sais pas. Un lointain parent à nous peut-être?» avait-il répondu d'un ton enjoué.

«En tout cas, il a l'air d'adorer le violon. Là par contre, vous êtes très différents...»

Amédée sourit en caressant le cadre du tableau.

«Et le peintre?» reprit sa mère.

«Inconnu lui aussi! Il n'y a aucune signature au bas du tableau. Regarde toi-même!»

Maître Maximilien Mauville semblait moins convaincu de la ressemblance entre l'officier du tableau et son fils (il évacuait de son esprit son beau-frère qui n'était à ses yeux qu'un être fantasque). Tout cela lui semblait être pure futilité de jeune homme qui ne s'était pas encore décidé à entrer dans le monde et à s'y battre pour gagner sa vie. La destruction de Saint-Pierre par la Montagne Pelée l'avait obligé, lui, à repartir presqu'à zéro puisqu'il y avait perdu, outre tous les siens, deux corps de bâtiments dont la location assurait une relative aisance à ses parents ainsi qu'un hangar, au Mouillage, qui servait de case à réparation pour navires de moyen tonnage et dont la réputation auprès des capitaines étrangers était excellente. Il ne nourrissait, contrairement à son épouse, aucune nostalgie de la chatoyance des jours d'avant l'éruption, des fêtes brillantes et du carnaval, de l'or et l'argent qui coulaient à flots. Il avait tourné la page, regardé droit devant lui et réussi haut la main à sa licence en droit à Fort-de-France avant de s'acheter, s'endettant pour trente ans auprès du Crédit Martiniquais, une charge de notaire. Donc qu'Amédée rêvassât un temps, le temps qu'il se réadapte au pays, devant un tableau qui n'était même pas de maître, ne le gênait pas outre mesure mais que depuis des mois et des mois, il s'obstinât dans cette attitude et se refusât à exercer la profession à laquelle il était tout naturellement destiné, le mettait hors de lui. Par bonheur, il y avait Bertrand, son fils cadet, qui achevait sa médecine à Bordeaux et dont les lettres démontraient un sens pratique des plus aigus puisqu'il s'inquiétait déjà du meilleur endroit de la ville pour y ouvrir son cabinet. Il y avait aussi la benjamine, la jolie Hortense, qui vivait auprès de sa marraine à Trinité depuis l'âge de onze ans et qui, bien qu'elle fut devenue presqu'une étrangère à présent, ne devrait lui causer aucun souci dans le futur. A coup sûr, elle hériterait de cette richissime vieille dame d'ascendance hispanique qui possédait encore des propriétés à Bénézuèle et au Panama où feu son époux s'en était allé construire le Grand Canal.

Le tableau, d'abord placé dans le salon, devint vite un objet de dispute entre le fils et le père. Da Ernestine l'avait donc accroché d'autorité dans la chambre du jeune homme, à un clou qui servait jadis de porte-chapeau et lorsqu'Amédée était allongé sur son lit, il l'avait en face de lui. La gouvernante y avait vu d'emblée un quimbois, une entreprise de sorcellerie pour accaparer l'esprit d'Amédée et l'avait, à l'insu de ce dernier, aspergé de quelques gouttes d'eau bénite à l'aide d'un rameau, puis d'alcali, cela apparemment sans résultat. Elle avait même proposé à Man Mauville l'intervention d'un prêtre hindou du quartier Au Béraud, endroit de l'En-Ville où depuis quelques années s'entassaient ceux de la race indienne qui croyaient encore à leur rapatriement à Madras ou à Calcutta. Espoir aussi vain que celui du papayer mâle qui rêve de fleurir car bientôt, tenaillés par la faim, certains se mirent à mendianner dans les rues commerçantes, d'autres offrirent leurs bras maigrelets au service de voirie de la municipalité. Bien entendu, mulâtres aisés et nègres de haute ou de basse engeance vouaient le plus profond mépris à ce peuple tardivement arrivé dans la Colonie et qui refusait de s'y accoutumer. C'est pourquoi Man Mauville s'étonna que Da Ernestine eut quelqu'accointance avec un «sorcier couli» selon son expression, elle qui n'avait pas mis le pied dehors depuis 1927 ( sa maîtresse s'en souvenait parfaitement car c'était l'année même où Amédée avait embarqué pour le Havre à bord du transatlantique «Colombie» afin de poursuivre ses études là-bas). L'explication en était fort simple: l'homme se trouvait être tout simplement le père de la petite bonne que Man Mauville avait embauchée, il y avait deux Noëls de cela, non point tant pour seconder Da Ernestine dans ses tâches maisonnières que pour mettre une présence supplémentaire dans cette grande bâtisse à deux étages où n'importe quel malandrin pouvait pénétrer sans être vu. Bien entendu, en chrétienne militante, elle refusa net-et-propre une quelconque intervention de ce propagateur du paganisme, reprenant mot pour mot quelque sermon dominical du curé de la cathédrale de Fort-de-France.

«Enben, Djab la ké kontinyé viv kôy an pôtré a!» (Eh bien, le Diable continuera à prendre ses aises dans ce tableau) conclut, fataliste, Da Ernestine.

Amédée ne s'endormait jamais sans l'avoir longuement observé et, à cet instant-là, c'était comme s'il le voyait pour la première fois. Il y découvrait une couleur inconnue jusque là, un détail insolite. Ce soir-là - celui, ô combien mémorable, où Ida chanta son chanter à la gloire de la France - il remarqua que l'une des femmes qui se trouvait assise au pied de l'officier napoléonien, tenait un minuscule archet entre les mains, objet qu'il avait jusque là pris pour un peigne. Et soudain, il bondit sur ses pieds. Incroyable! Il prenait seulement conscience du fait que l'instrument avec lequel l'officier semblait prendre tellement de plaisir à faire vibrer son violon, n'était pas un archet mais bel et bien une épée. Une épée très fine dont la pointe était cachée à l'aide d'une sorte de pompon bleu océan. Oui, une vraie épée ! Même son ami l'Historien (il l'appelait ainsi pour faire bref et par respect pour son immense savoir) ne l'avait pas remarqué, lui qui pourtant avait passé près de trois bonnes heures à examiner le tableau. C'était un homme dans sa soixantaine commençante qui vivait en célibataire dans un meublé de l'avenue Britmer, à Terres-Sainvilles, où régnait une véritable mégère. Cette dernière s'entêtait à louer ses chambres à la semaine, même à ceux qui, comme l'Historien, y logeaient depuis le temps du marquis d'Antin, et houspillait avec la dernière des férocités quiconque osait lui suggérer le moindre changement dans sa façon de conduire son établissement. L'Historien la supportait avec un flegme qui forçait l'admiration d'un Amédée pourtant peu enclin aux disputes ancillaires.

«Nous menons, elle et moi, grand train d'amour» murmurait-il, railleur, à son jeune ami en l'entraînant très vite dans l'escalier en bois branlant.

Après s'être démarié au début des années 20, il avait vendu sa maison cossue du quartier de Moutte pour se réfugier ici, parmi une collection impressionnante de vieux journaux, d'affiches, de livres et, en particulier, de photographies dont beaucoup avaient été prises par lui. Cet homme-là était un érudit mais surtout un passionné du bois et de la pierre. Il suffisait qu'il apprenne qu'un bâtiment allait être détruit ou qu'un paysage allait subir quelque modification, pour qu'il y accoure avec son Leïca et immortalise l'endroit sous tous les angles. Il possédait ainsi des albums entiers dans lesquels année après année, on pouvait lire l'évolution du visage de l'En-Ville. Peintre à ses heures, le tableau rapporté de Paris par Amédée n'avait eu de cesse de l'intriguer. Depuis lors, il passait de longues journées au fond antillais de la Bibliothèque Schoelcher à la recherche de quelqu'indice qui put le mettre sur la piste de son auteur.

«Il va trouver. J'en suis sûr, il va trouver, tonnerre de Brest!» marmonna comme chaque soir Amédée au moment où il tournait le bouton de sa lampe de chevet.

Viré monté