Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Pour en finir avec la fraude théologique
de ladite «malédiction de Cham»

Philippe CHANSON

Cet article a paru originellement dans la Revue Gabonaise de Sociologie (Libreville-Paris, CRES-L’Harmattan), n°10, 2017, sur ‘Religion et dynamique sociale’, pp. 23-60.

 

Résumé:

Cette contribution vise à mettre à jour, démonter et dénoncer les arguments, fautes, arguties et fraudes qui ont participé à se servir de ladite «malédiction de Cham» (tirée du chapitre 9 du livre biblique de la Genèse racontant la légendaire histoire de Noé maudissant un de ses fils), pour théologiquement justifier les traites coloniales et l’esclavage des Noirs. D’autant que cette malédiction, pure construction d’esprit, a fini par s’ériger en mythe tenace, aujourd’hui toujours réitéré et avancé, alors que l’analyse historique et les exégèses scientifiques sérieuses dévoilent que l’étayage théologique est aussi inexistant que son déport sur les Africains est totalement «racialisant». De quoi en finir avec cette aporie de la malédiction de Cham.

Mots-clés:

Africains, arguties, Canaan, Cham, colonialisme, Église, esclavage, fraude, Juifs, malédiction, Musulmans, mythe, Noé, Noirs, noirceur, Pères de l’Église, réformateurs, théologie, traite.

 

Liminaires: prégnance et étendue de cette «malédiction»

Cette contribution vise à cerner et à déjanter l’argument de ladite «malédiction de Cham» qui reste toujours lié au nœud de ce que l’on a pu malheureusement nommer, sur les fonds toujours grinçants des esclavages et des colonialismes, «le maléfice de la couleur»1. Je précise d’entrée que je me concentrerai uniquement sur cette malédiction dont je défends qu’elle est le résultat d’une véritable fraude théologique, ce qui veut dire que je n’aurai pas loisir ici d’aborder cette problématique chromatique générale pourtant si prégnante, stéréotypée et «mythologisée» de la couleur noire qui a fini par s’imprimer, même inconsciemment, dans les esprits. Sans être totalement exhaustif, nous nous arrêterons donc en détail sur ce qu’en créole des Antilles et de la Guyane on nomme une modisyon (une maudition), tant sa force de séduction est devenue opérante, tant elle reste profondément inscrite dans les mémoires et les imaginaires, tant elle a réussi à s’instituer comme «la composante religieuse des indéracinables préjugés singularisant le racisme anti-noir»2, et tant l’argument fut resservi ou rappelé maintes fois dans l’histoire et les écrits coloniaux comme dans les corpus romanesques, essayistes et même poétiques des littérateurs caribéens, africains et des Mascareignes, dont les peuples, en tout premiers, ont principalement été touchés3. Et faut-il rappeler, qu’aujourd’hui encore, cette malédiction, en dépit du (pseudo) laïcisme européen ambiant, fait toujours religieusement fond, d’une manière ou d’une autre, à ce que l’on a pu appeler «la crisologie de l’Afrique», en revenant continument «comme métaphore ou hypothèse, dans nombre de tentatives d’explication de l’état présent et même futur du continent»4?

Cette délimitation posée, venons-en donc à cette fameuse malédiction proférée contre un certain Cham que l’on a fini par considérer comme l’ancêtre des Noirs, une malédiction donc racialisée en ce qu’elle frapperait ad vitam aeternam ces derniers selon ce qu’auraient unanimement colportées, sur la base des récits bibliques noachiques, les traditions, légendes et interprétations provenant singulièrement des trois monothéismes: judaïsme, islam et christianisme. Non sans faire d’abord remarquer, avec le père Charles qui fut, avec le pasteur Raoul Allier, un des premiers théologiens s’attaquant à démonter cette sorte d’anathème5, un fait souvent oublié: c’est que cette malédiction, loin de se polariser sur les seuls Africains, fut également couramment appliquée du XVIIe au XIXe siècle à nombre de peuples «sauvages» à la peau sombre, courant du Mexique à la Mélanésie en passant par la Polynésie, Ceylan où l’Hindoustan de l’époque. Et plus encore, puisque, au début du XVIe siècle et donc avant l’esclavagisme noir européen, elle a été étonnamment avancée à propos des Amérindiens ainsi que le relève l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil du calviniste Jean de Léry relatant une aventure vécue au Brésil entre l’îlot Coligny de la première «France Antarctique» et la terre des Tupinamba, considérés comme ces possibles ex-Cananéens qui se seraient risqués à traverser l’Atlantique6!

Retravaillant en effet ce texte pour un exposé donné à l’occasion du Jubilé Jean Calvin 20097, j’eu la surprise de découvrir qu’aux dernières pages de son chapitre XVI, Léry avançait l’hypothèse de l’ascendance chamite des Tupinamba, ascendance que l’on avait toujours cru jusqu’ici réservée aux peuples noirs. Cette surprenante hypothèse mérite que l’on s’y arrête un instant. Remarquons d’abord que Léry l’avançait prudemment «parce qu’on pourrait faire beaucoup d’objections là-dessus», une prudence donc suggérée ou imposée par la remise en question faite par son confrère, le pasteur Urbain Chauveton, qui, dans la Préface à son Histoire Nouvelle du Nouveau Monde, de 1579 (reprise d’un voyageur milanais, à Genève, chez Eustache Vignon), voyait dans l’affaire de Cham «une malediction commune dans laquelle le genre humain s’est precipité premierement par la transgression d’Adam, puis par les pechez que chacun y ha adjoustez», tout en pensant déjà à une arrivée des Amérindiens passant par le Détroit de Béring – comme l’a établi le grand spécialiste de Léry qu’est Frank Lestringant8. Cela dit, la supposition de Léry avait, en vérité, déjà été émise dix ans auparavant, en 1568, par l’Espagnol Lopez de Gomara dans la traduction française de son Histoire Generalle des Indes Occidentales et Terres neuves, qui jusques à present ont esté descouvertes (Paris, Michel Sonnius éd.), ceci dans une perspective cherchant à justifier la servitude naturelle des Indiens déclarés esclaves du péché depuis la malédiction de Noé – ce que Léry donc, qui le cite en marge, connaissait. C’est du reste aussi de Gomara qu’il reprend l’idée d’une navigation des Indiens qui «ayans esté chassez par les enfans d’Israël de quelques contrées de ce pays de Chanaan [et] s’estans mis dans des vaisseaux à la merci de la mer» auraient traversé tout l’Atlantique pour aborder l’Amérique! Cette curieuse hypothèse ne reposait pourtant pas pour Léry sur le colorisme des Indiens dont il juge, au chap. VIII, de son Histoire, «leur couleur naturelle, attendu la region chaude où ils habitent, n’estant pas autrement noirs» mais «seulement basanez, comme vous diriez les Espagnols ou Provençaux». Au chap. XVI, l’hypothèse tenait pour lui de la simple déduction que si, en suivant «l’Escriture saincte», les fils de Japhet sont ceux de l’Europe, que ceux de Sem sont «la semence bénite des Juifs», par conséquent les restants, ceux de Cham, représentaient forcément tous les païens, soit les Cananéens et leurs descendants «maudits et délaissés de Dieu». Une malédiction que Léry, dans sa troisième édition, justifiera une nouvelle fois selon un argument tiré du Livre de la Sagesse (12, 5), induisant «que les Cananeans, avant l’entrée des enfans d’Israël en leur terre, estoyent Anthropophages».

Mais après ce détour aussi illustratif que significatif, qu’en est-il donc maintenant de la source textuelle elle-même incriminant ces victimes les plus désignées: les Africains.

La source ténue et têtue de ladite «malédiction de Cham» appliquée aux Africains

Cette funeste malédiction est tirée de la légendaire histoire de Noé relatée au chapitre 9 du livre biblique de la Genèse (v. 18-26). Elle rapporte qu’après l’épisode mythique du déluge, ce patriarche, éprouvant un jour les vertus du fruit de la vigne qu’il venait de planter, et donc en bel état d’ivresse, s’était entièrement dénudé et que Cham, un de ses trois fils, en pénétrant le premier sous la tente de son père, aurait malencontreusement enfreint un tabou ancestral en découvrant sa nudité; ce que, avertis par Cham, Sem et Japhet, ses deux autres frères, auraient évité en entrant précautionneusement à reculons, couverts de la tunique paternelle, afin d’en cacher chastement leur géniteur. À son réveil, Noé apprenant ce qui s’était passé aurait alors maugréé contre son fils fautif, Cham, en désignant curieusement le nom du propre fils de ce dernier, soit en disant: «Maudit soit Canaan! Il sera pour ses frères, l’esclave des esclaves!» (v. 25); une malédiction encore redoublée par ces propos immédiats du vieux patriarche: «Béni soit Yahweh, le Dieu de Sem, et que Canaan lui soit esclave! Que Dieu ouvre l’espace à Japhet et qu’il [Japhet] demeure dans les tentes de Sem! Et que Canaan soit leur esclave!» (v. 26-27)9. Canaan donc, fils direct de Cham, doublement désigné comme le dernier des esclaves de Sem, père présumé de la Palestine (désignant probablement l’ancienne Assyrie) et de l’Asie mineure (sans doute l’ancienne Perse), et, de surcroît, le dernier des esclaves de Japhet, géniteur exagérément désigné de l’Europe (ratissant à l’époque les îles et les pourtours nord de la Méditerranée ainsi que les peuples du nord de l’Anatolie et de la Mer Noire) comme l’indique la «Table des nations» qui suit l’épisode de la malédiction (Genèse 10). Telle est la source ténue de le «malédiction de Cham».

Or, c’est à partir de ces seuls petits textes ténus qu’elle deviendra têtue, autrement dit que s’est répandue l’idée fixe d’une justification prétendument «théologique» de la nature servile des Noirs africains pour la terre entière, Cham et ses quatre fils étant, toujours d’après cette première Table biblique de la généalogie des peuples et ce qu’on a bien voulu politiquement et linguistiquement en tirer, l’ancêtre des nations à peaux foncées connues d’alors10: l’Éthiopie, la Nubie et les côtes de l’Arabie méridionale (en passant par Kousch), l’Égypte (Miçraïm, appelé parfois «pays de Cham»11), les peuples du Nord-ouest de la mer Rouge comme la Libye (Pouth) et, de façon surprenante, les Cananéens de l’époque, désignés plus tard comme les Phéniciens, population urbaine et commerçante installée sur la côte méditerranéenne de la Palestine. Non sans forcer le trait puisque l’on sait que ces derniers sont historiquement et ethnologiquement rapprochés, de par leur langue vernaculaire et leur culture, à la branche de Sem12!

En attendant, et malgré le fait, comme le remarque avec perspicacité le professeur Albert de Pury, que «ce tableau d’une humanité issue des trois fils de Noé est empreint d’une grande sérénité: aucune note polémique, aucune disqualification, aucune amorce de conflit ne s’y laisse déceler»13, cette idée de malédiction versus servilité africaine, érigée en dogme, se retrouva très vite, d’Afrique aux Antilles, dans un nombre de textes importants de l’époque coloniale dont on remarquera d’entrée qu’ils sont postérieurs au début de la traite! Ce qui est en soi déjà largement significatif. On pense immédiatement au plus connu, daté de 1652, et signé du carme Maurile de Saint-Michel dans son Voyage des îles Camercanes: «disons que cette nation porte sur le visage une malédiction temporelle, et est héritière de Cham, dont elle est descendue; ainsi est née à l’esclavage de père en fils, et à la servitude éternelle… La prière de Noé est entérinée: dilatet Dominus Japhet etc…. Que Dieu a épandu les Européens dans l’Amérique, pour habiter dans les demeures des Américains, descendus de Sem; et que et les descendants de Cham, qui sont nos nègres Africains, les y serviront…»14 Ou à ce texte de Louis Moreau de Chambonneau, Traité de l’origine des Nègres du Sénégal, daté de 1674, que j’ai découvert dans ce pays africain: «Les Negres en general au rapport de plusiers tirant leur origine de CHAM, fils maudit de Noé a qui escheut au partage de tout le monde avec ses freres apres le deluge, l’Affrique habitee en la plus grande partie, d’hommes Noirs. Non que cela provienne de la chaleur du Soleil [...], mais il faut dire qu’estans decendus de la lignee dudit Cham, Maudit de son Père, ils ont este ainsi distinguez des autres hommes, pour memoire eternelle de malediction»15. Ce dont semble se désoler le père Jean-Baptiste Dutertre, à l’évidence aussi hésitant que pris dans les rets de cette interprétation dominante en déclarant dans son Histoire générale des îles de Saint-Christophe, de la Guadeloupe, de la Martinique, et autres de l’Amérique, paru en 1654: «Il faut que j’avoue ingénument, et que j’adore avec toute humilité les profonds et inconcevables desseins de Dieu; car je ne sais ce qu’a fait cette malheureuse nation, à laquelle Dieu a attaché comme une malédiction particulière et héréditaire, aussi bien que la noirceur et la laideur du corps, l’esclavage et la servitude. C’est assez d’être noir, pour être pris, vendu et réduit à l’esclavage par toutes les nations du monde»16.

Malédiction donc visible portée sur le corps, mais il restait encore à distinguer la question de l’âme! Car ce qui intriguait lorsqu’on voyageait à travers l’Afrique au XVIIe siècle, c’est que les enfants naissaient avec un corps tout blanc (un étonnement encore assez récent!17). Or, s’ils devenaient très rapidement noirs, ce n’était certainement pas, comme on avait fini par l’admettre, à cause du soleil18. L’explication de la malédiction, à côté de celle de l’affirmation du polygénisme ambiant, prenait de fait là encore son envol: si leur épiderme se métamorphosait, pour chacun, en couleur noire, ce n’était pas accidentel, mais bien le signe que cela devait correspondre à un «tempérament» interne, à une complexion non seulement physique, extérieure, mais bien intérieure, qui avait donc à voir avec une faute résurgente proche d’une amoralité cachée justifiant cette malédiction ou justifiée par cette malédiction. Bref le noir du corps devait immanquablement refléter la noirceur de l’âme et vice versa19. Mais pouvait-on admettre, selon l’ironie de Montesquieu combattant l’esclavage dans De l’esprit des lois20, «que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir»? Car il fallait bien tenter de récupérer la disgrâce de l’esclavage comme cause de salut. Ici, comme l’a rappelé Léon Poliakov, l’exégèse protestante de Leyde, au XVIIe siècle, proposa très habilement que la malédiction de Cham qui pesait sur les corps (ce qui justifiait l’esclavage) pouvait être levée sur les âmes (ce qui justifiait l’évangélisation)21. Et c’est bel et bien armé de ce même type de logique que certains prélats catholiques osaient dire sans sourciller que «l’asservissement des nègres aux Blancs est la première visite de Dieu à la race noire»22.

Mais ceci posé, il s’agit donc maintenant de nous demander comment cette dérive prétendument «théologique» a bien pu prendre corps et devenir, à partir de ces petits bouts de texte biblique et leur interprétations quasi délictueuses, une désignation usuelle et un enseignement de l’Église répandu dans nombre de commentaires, de catéchismes et de dictionnaires ecclésiastiques de l’époque, aussi bien d’ailleurs catholiques que protestants23; à l’exemple de cet extrait significatif d’une leçon pour les «écoles du dimanche» du pasteur Montandon au XIXe siècle, au seuil même de l’Abolition de l’esclavage – contresens prodigieux!: «Cham aura en Canaan un mauvais fils, et toutes ces générations mauvaises éprouveront de plus en plus la colère de Dieu. C’est une race de Caïns. Canaan sera serviteur de ses frères. Et en effet les contrées qui furent habitées par les descendants de Cham et Canaan, l’Afrique en particulier, ont été, durant une longue suite de siècles, dans un état d’oppression qui subsiste encore. Il suffit de vous désigner les nègres, pour vous rappeler à quel point la sentence de Noé s’est accomplie sur la postérité de Cham»24. Un égarement pour ne pas dire un aveuglement qui nous laisse dubitatif et que nous devons encore ausculter de façon plus détaillée.

Des arguties juives aux reprises chrétiennes et musulmanes

Intrigues scripturales en effet majeures: Pourquoi Noé aurait-il maudit Cham? Et pourquoi le condamné, Canaan, fils donc de Cham, n’est-il pas le coupable direct? Ce sont là les deux interrogations cardinales posées par tous les historiens et chercheurs du XXe siècle dont principalement des théologiens25, découvrant avec surprise qu’elles ont d’abord hanté les rabbins livrant à ce sujet nombre d’arguties fabuleuses qui, au IIIe siècle déjà, fournirent quantité d’eau au moulin de cette malédiction. Principalement parce qu’il fallait bien tenter de trouver avant tout une explication à la gravité d’une sanction qui paraissait à première vue hors de proportion avec celle de la faute. On butait en effet sur cette précision: «Lorsque Noé apprit ce que lui avait fait son fils» (Gn 9, 24)26. Qu’avait donc bien pu faire Cham à son père? Abuser sexuellement de son père ou même le châtrer? Ce sont deux possibilités qui ont été évoquées dans le Midrach Rabbah (commentaires du Pentateuque) et surtout dans le Berechit Rabbah (commentaires sur la Genèse), notamment par des Haggadistes des IIIe et Ve siècle comme Joseph, Lévy, ou Chiza bar Abba et Jacob Ben Isaac Achkenazi pour la castration et par le Rabbi Hay bar Abba arguant l’inceste comme forme d’abus sexuel27. À propos de la castration, je citerai par exemple Robert Graves et Raphaël Patai, relatant, dans leur ouvrage sur Les mythes hébreux, qu’une de ces légendes narre que le petit garçon de Cham, Canaan, serait aussi entré en scène en participant même activement, par jeu, à l’émasculation de Noé! Suite de quoi, Noé se désolant de ne pouvoir engendrer un quatrième fils aurait prononcé sur Cham une malédiction aussi ignoble que littéralement négroïde en déclarant: «Il faut donc que ce soit Canaan, ton premier né, qu’ils prennent pour esclave. Et comme tu m’as rendu incapable de faire de vilaines choses au plus noir de la nuit, les enfants de Canaan naîtront vilains et noirs! De plus, puisque tu t’es contorsionné pour voir ma nudité, les cheveux de tes petits enfants s’entortilleront jusqu’à devenir crépu, et ils auront les yeux rouges; en outre, puisque tes lèvres ont plaisanté sur mon infortune, les tiennes vont enfler; et puisque tu as manqué d’égards pour ma nudité, ils iront tout nus et leur membre viril s’allongera ignominieusement»28.

Mais d’autres explications ont été également avancées, telle celle de Rabbi Hiya bar Abba affirmant que Cham aurait été puni parce qu’il aurait enfreint l’ordre de Dieu de s’abstenir de toutes relations sexuelles dans l’arche (c’est Kousch, «l’Africain», qui y aurait été conçu!), raison pour laquelle Cham en serait ressorti tout noir29. En tous les cas, et tout hébraïsant sachant de surcroît que les expressions vétérotestamentaires «voir la nudité» ou «découvrir la nudité» ont à voir avec l’acte sexuel (cf. les lois du Lévitique chap. 18 et 20), entre les inepties, le possible et le faux, il semble clair que le reproche tourne autour de la sexualité. Cependant, par-dessus ce lot d’explications graveleuses, ressort encore un argument sans doute plus politico-stratégique. D’après Rabbi Yehouda, en effet, c’est parce que la bénédiction donnée par Dieu sur Noé et ses fils, au sortir de l’arche, ne pouvait être démentie que la malédiction noachique serait retombée sur Canaan30… ce vieil ennemi intime au territoire convoité par Israël et qu’il fallait condamner!

En attendant et quoi qu’on en pense, ce sont ces spéculations rabbiniques, osons le dire, haineuses envers Cham et les anciens ennemis cananéens (pourtant sémites!), qui infiltrèrent les écrits des Pères, s’atténuèrent certes au tournant des XIIIe-XIVe siècles via une iconographie et une appréhension plus positive du Noir à cette époque en Europe31, non sans reprendre «comme par hasard» significativement vigueur (!) dès le seuil franchi de la traite, jusqu’à atteindre très vite les théologiens de l’époque coloniale. Ainsi, aux exemples déjà cités de Maurile de Saint-Michel, de Moreau de Chambonneau et de Jean-Baptiste Dutertre, ajoutons, rappelé par Aimé Césaire, celui du protestant de Zurich Johana Heinrich Heidegger qui, visiblement influencé par les spéculations et les propos même des vieux commentaires juifs que je viens de rappeler, osa raconter dans son Historia sacra Patriarcharum, de 1667-1671, publiée à Amsterdam, «qu’au moment où le patriarche prononça cette malédiction, les cheveux de Chanaan se tordirent, et que son visage devint tout noir, d’où il suit évidemment que les Nègres sont les fils de Chanaan et doivent rester éternellement en esclavage»32.

Ce qui est frappant pour notre propos, c’est que l’on constate que c’est à chaque fois toujours la couleur noire qui est toujours rapportée comme étant le signe distinctif, visible, tactile, de cette disgrâce, et que c’est de fait indistinctement sur tous les peuples noirs que l’on a reporté et généralisé cette disgrâce, alors même que la Bible hébraïque ne dit en soi pas un mot sur cette couleur (!), que le Nouveau Testament reste également totalement muet à ce sujet, et que le récit biblique, s’il devait être pris à la lettre, ne fait retomber la malédiction que sur la seule descendance cananéenne, ethnologiquement sémite, et qui n’est donc pas noire! – ce dernier constat n’allant d’ailleurs pas sans poser certains problèmes aux «Juifs Noirs» comme les Falachas, ces «enfants de la Reine de Saba» issus des métissages anciens entre Sémites et Éthiopiens33.

À quoi l’on ajoutera que dans le maillon de la chaîne, les musulmans, identiquement aux rabbins et aux chrétiens, ne furent pas en reste. «Si le Coran n’évoque l’incident que de manière allusive, la tradition et la littérature historiographique, comme pour les Juifs [et reprenant les arguties juives], brodent abondamment sur la question de la descendance de Noé, et, naturellement sur le thème de la malédiction de Cham», note Philippe Lavodrama qui s’est particulièrement penché sur cette question, la généalogie des peuples étant «toujours établie en fonction de la tripartition noachique»34. Ainsi, citant Tabari, un des plus célèbres commentateurs du Coran: «Sache que toutes les créatures sont sorties après Noé de Sem, de Cham et de Japhet. Les Arabes, les Persans, les hommes blancs de visage, les gens de bien, les jurisconsultes, les savants et les sages sont de la race de Sem». Et plus loin, sur Cham, ce qu’aurait dit Noé: «Que Dieu change la semence de vos reins: après cela, tous les hommes et les fruits du pays de Cham devinrent noirs. Le raisin noir est de ces derniers»35. Par ailleurs, un ouvrage de l’islamologue bien connu, Bernard Lewis, Race et couleur en pays d’Islam, vient encore à l’appui de nos annotations. Il livre un énorme florilège commenté d’extraits de poètes et d’intellectuels arabes pré et postislamiques du VIe au XIXe siècles, qui stigmatisent la noirceur et justifient, dès le Haut Moyen Âge, l’esclavage des Noirs et donc leurs propres traites nord-africaines et transsahariennes. Non sans arguer, pour leur part, une ascendance cananéenne pour le moins particulière. À savoir sur le mode du transfert: «Les esclaves des Arabes n’étaient pas des Canaanites mais des Noirs, aussi la malédiction leur fut-elle transférée et la couleur de leur peau, en surcroît de la servitude, fit-elle partie du fardeau de leur hérédité»36! On ne pourra alors s’étonner des travaux de Léon Poliakov montrant que le mythe chamique, racialiste, remonte toujours d’une façon ou d’une autre aux perspectives généalogistes des monothéismes faisant d’Adam l’Ancêtre unique37.

Portées et avatars de cette réduction ontologique portée sur les populations noires

En attendant, étendue donc à l’ensemble des fils de Cham, à contresens du récit biblique lui-même et sans tenir compte des tensions politico-religieuses qui s’inscrivent dans le contexte de la rédaction du texte, ni des imprécisions, des arrangements parfois (sans doute stratégiques) et des approximations des lexiques géographiques que recèle la «Table des nations» qui suit l’épisode noachique (comme nous l’indiquons dans l’importante note ci-dessous38), la lecture de cette malédiction est bel et bien devenue synonyme de filiation. On mesure non seulement l’étendue de la fraude théologique et les conséquences d’une telle interprétation légitimatrice, mais les avatars tenaces, dramatiques voire carrément pervers d’une telle réduction ontologique portée au crédit des populations noires: tout un pan d’humanité maudit par Dieu et réduit à servitude éternelle à travers la parole du patriarche sorti de l’arche symbolique du salut. Et ceci sans remise en plat et sans révisions exégétiques et théologiques d’une Église acceptant l’opinion comme étant carrément orthodoxe et acquise par tous. Car le constat reste particulièrement frappant: tant les protestants que les catholiques, y compris la plupart des fondateurs d’ordre religieux du XIXe siècle que le père Charles inscrits dans «la période fatale du traditionalisme»39, soit des Libermann (de la Congrégation du Saint-Esprit qu’il refonda), des Comboni (qui créa les Fils du Sacré Cœur de Vérone), des Lavigerie (fondateurs des Pères blancs), etc., ont abondamment parlé des Noirs comme victimes de cette malédiction, mais cependant sans jamais la remettre théologiquement en cause; ce qui, du coup, participa singulièrement à cristalliser cette fraude40. Il faudra attendre le concile de Vatican I, en 1870, soit qu’une poignée d’années après les Abolitions pour que soixante-huit évêques déposent enfin une Postulatum pro nigris Africae centralis au Saint-Siège pour demander de mettre fin officiellement à ladite malédiction. Un document qui fut suivi trois ans plus tard par une prière indulgenciée de Pie IX (cependant plus réductrice), dont on pensera ce que l’on voudra mais qui, si besoin est, confirme en tous les cas, à cette époque encore, «de façon indubitable la diffusion et la profondeur du "préjugé" de la malédiction de Cham, héritée par les Noirs d’Afrique»41.

Une situation à vrai dire étrange puisque l’on constate qu’entre les premiers siècles où Juifs et Musulmans propagèrent – comme on l’a vu – cette malédiction et le début de la traite liée à la découverte du Nouveau Monde, c’est-à-dire en gros au Moyen Âge, cet argument de «la malédiction de Cham» n’apparaît ni dans la controverse de Sépulvéda avec Las Casa à Salamanque à propos de l’asservissement des Indiens, ni chez les partisans de la traite naissante, ni même du reste chez les réformateurs protestants. Ce qui renforce cette donne indiscutable, à savoir que cette malédiction de Cham ne fut en fait bel et bien réactivée, comme on l’a déjà remarqué, qu’après le début de la traite, histoire de servir d’argument théologique à cette traite!

Le point de vue des réformateurs protestants sur cette «sotte historiette»

Dans le cadre de l’étrangeté que je viens d’évoquer, mentionnant la non argumentation des réformateurs protestants face à cette malédiction, il m’apparait que d’interroger la position de ces derniers pouvait être également intéressant. À relire en effet les commentaires de Luther et de Calvin sur ce qu’ils qualifient – c’est déjà significatif! – de «sotte historiette» noachique42, et malgré ce qu’a pu avancer à ce propos peut-être de façon trop inductive et subjective, et sans doute trop rapide, le théologien Roger Buangi Puati43, il semble clair que la seule reconnaissance qu’ils accordent à ladite «malédiction de Cham» est celle d’une lecture biblique narrative de type «historico-prophétique», sommaire et non dogmatique, présentant des Cananéens «détruits et déconfits» en conséquence de la faute décrite. La narration étant prise à la lettre, Canaan est simplement pour eux la nation issue du fils de Cham dont le père est Noé et le territoire éponyme qui devait revenir à la postérité d’Abraham selon l’antique promesse divine, territoire qui sera repris sous Josué par Israël. Pas de malédiction sur l’Afrique! Les pères de la Réforme protestante ne se livrent à aucune extrapolation particulière autre que le donné biblique pris à l’époque biblique. En d’autres termes, cette malédiction s’est réalisée au temps de la chute de Canaan et seulement sur Canaan, et c’est tout. Calvin insiste d’ailleurs sur ce fait en posant une question rhétorique: «pourquoi Dieu, parmi plusieurs fils de Cham, n’en choisit-il qu’un seul pour le frapper de cette malédiction?» Ce que confirme du reste le traitement respectif de la «Table des peuples» de Genèse 10 par les deux réformateurs. Calvin, pour sa part, s’y montre en sus nettement universaliste. Il n’y consacre que trois pages rapides sans dire un mot sur Cham et les Africains, et on constate qu’il n’y a pas pour lui de véritable frontière en matière de salut, affaire de tous les peuples, états, nations, pays, races, hommes, créatures, langues (ce sont ses mots passim)44. Quant à Luther, s’il parle certes globalement des Africains et aussi des Éthiopiens qui occupèrent du reste ce qu’il nomme «l’Arabie-Heureuse», il estime également que c’est bien sur le seul «Canaan historique» que retombe la malédiction et non sur les Africains. Le réformateur allemand ajoute même: «Je ne pense pas que tous les hommes de ces lignées soient damnés sans exception, car ceux qui se sont convertis à la foi sont sauvés»45.

En bref et au total, on ne peut que constater que la lecture respective des deux réformateurs est en fin de compte lapidaire. En revanche, elle est sans doute très morale, allégorique et spiritualisante en proposant des leçons ecclésiales. Outre qu’ils s’attardent sur l’ivrognerie peu recommandable de Noé, tous deux en effet étonnent en ce qu’ils insistent tout particulièrement sur la moquerie, l’esprit de jugement et l’irrespect dont le vieux patriarche aurait été gratifié de la part de son fils Cham arrogant et hilare face au burlesque de la situation paternelle – interprétation d’autant étrange que le récit ne livre aucun indice laissant supposer ce type de déni. Pour eux, Cham se serait même empressé de diffamer Noé auprès de ses deux frères dont la réaction fut plus respectueuse et modeste. S’il y a eu viol, c’est, comme le dit Calvin, un viol du regard doublé d’une pollution du regard face à «la majesté» du patriarche46. «Tu honoreras ton père…», tel est le leitmotiv partagé par les deux réformateurs par où aurait finalement fauté Cham. En tous les cas, rien n’indique que nos deux réformateurs auraient appliqué sur cette affaire le fond de leur doctrine de la prédestination dont on pense d’ailleurs faussement qu’elle fixe le sort des peuples47.

Au final, une fraude avancée a posteriori et un étayage théologique inexistant

En fin de compte et à partir de tout ce que nous avons exposé jusqu’ici, d’un point de vue d’abord politique rapporté au colonialisme européen, on peut être tout à fait d’accord – et c’est ce à quoi j’arrive – avec Philippe Lavodrama déclarant que «le thème de la malédiction de Cham est apparu comme une justification a posteriori et accessoire, mais non comme un argument a priori et principal de l’esclavage des Noirs»48. À l’appui, une petite synthèse chronologique de l’historique de cette affaire va significativement dans ce sens. Elle peut se résumer assez clairement en cinq périodes: des IIIe au VIe siècles, une première période où naissent les arguties juives et musulmanes qui ne sont pas sans influencer les Pères de l’Église sur la question de la couleur noire; le pré-seuil du bas Moyen Âge (XIIIe-XIVe siècles), où tout s’essouffle dans une Europe qui redonne une place plus positive aux Noirs – bien que la branche islamique continue pour sa part de professer et d’écrire nombre d’équivoques dilatoires servant ses propres traites nord-africaines et transsahariennes; une troisième période où soudain, au XVIIe siècle, dès le seuil franchi des premières traites transatlantiques européennes du XVIe siècle, tant les acteurs de la traite que les théologiens catholiques et protestants (exceptés les réformateurs), non sans ambivalences, font petit à petit resurgir l’argument de la malédiction pouvant légitimer le négoce; la période apathique des XVIIIe et XIXe siècles, où l’Église, sans remise en cause (excepté la prise de conscience amorcée à la fin du XIXe siècle au Concile de Vatican I), accepte bon gré mal gré l’opinion commune comme étant carrément orthodoxe alors qu’éclate parallèlement les mouvements d’Abolition qui, curieusement, s’abstiennent d’en dénoncer les arguments; et le XXe siècle, où toute l’affaire, pourtant toujours bien ancrées dans les esprits (!), est remise totalement à plat sous l’impulsion de théologiens catholiques et protestants comme Pierre Charles et Raoul Allier, et grâce à l’effort d’érudition considérable entrepris par les exégètes contemporains pour clarifier et recadrer le texte incriminé.

L’étayage théologique étant reconnu inexistant, ladite «malédiction de Cham» peut-être alors dénoncée tel un préjugé quasi devenu mythe. Faut-il redire, en synthèse, que lorsqu’on observe attentivement le texte biblique, on reste en effet stupéfait de découvrir, d’une part, que l’annonce de la malédiction ne tombe absolument pas sur Cham mais bien sur Canaan, un de ses quatre fils, ancêtre historico-symbolique et par ailleurs sémite (!) des Phéniciens et donc nullement des peuples africains représentés plus spécifiquement par Kousch, et que, d’autre part, ce châtiment de servitude annoncé sur Canaan n’est pas autre chose que la célébration et la justification rétroactive des victoires des Israélites lors des campagnes de Josué sur les Cananéens et la conquête de leur territoire convoité? – ce qui, du reste, constitue l’indice majeur d’un vieux contentieux alors légitimé par chroniques interposées. C’est strictement tout! L’étayage théologique est donc plus que fragile, à tout dire il est insoutenable! Raison pour laquelle il n’y a malheureusement pas d’autre explication, frustrante et très faible, d’en déduire qu’il s’agit finalement d’une pure construction d’esprit générée par un mauvais état d’esprit. Par quoi, en rigueur de termes, et comme nous y convie fermement le père Charles, nous devons affirmer que nous avons affaire ici à une véritable fraude théologique49 qui, fomentée à partir de petites phrases, d’extrapolations, de suspicions feutrées, de vieilles propositions hardies tirées tant des spéculations que des arguties rabbiniques et musulmanes, sans compter le pouvoir de l’imagination stratégique des ghettos esclavagistes, a finalement succombé au poids de la persuasion des intérêts coloniaux, et cela bien que cette fraude existât bien avant eux et donc bien avant la traite. Et si l’Église y a succombé, c’est sans aucun doute parce que le christianisme de l’époque, outre sa grande faiblesse théologique doublée de son manque de discernement et de son manque de courage, s’appuyait de surcroît sur des vecteurs pour le moins négatifs. On pourra notamment relever à ce propos celui des théories d’Aristote pour qui «il y a par nature des gens qui sont les uns libres, les autres esclaves»50. On relèvera également celui des discours problématiques et peu perspicaces des récits bibliques rapportés non pas sur la base d’exégèses de type scientifiques mais sur la base d’interprétations le plus souvent figuratives et allégoriques faites aux premiers temps du christianisme tant par les Pères grecs que les Pères latins qui, à par exceptions notoires51 et bien qu’ils n’aient jamais abordé la question de la malédiction de Cham, se sont exprimés sur la couleur noire. Pensons ici à Origène, au IIIe siècle, liant «l’état de péché» à la «couleur éthiopienne» dans son Commentaire sur le Cantique des cantiques52; à Ambroise de Milan, au IVe siècle, opposant la noirceur éthiopienne à l’éclat de la lumière dans son De Noe et arca53; ou encore à Jérôme, au seuil du Ve siècle, décrivant la métamorphose coloriste de la noirceur à la blancheur que peut entraîner la conversion dans ses Liber De Expositione Psalmorum54. Autres vecteurs négatifs à relever, celui du politique auquel le christianisme restait inféodé, maintenu aux mailles des systèmes économico-étatiques en vigueur, et celui de l’engrenage du cercle politico-démago-tentateur où il finit par se faire prendre, à savoir celui consistant à déduire finalement la cause à partir de l’effet. Car c’est effectivement la réalité de l’esclavage qui devint subtilement – le comble! – la preuve vivante et communément partagée de la malédiction: la preuve que les Noirs sont maudits? C’est qu’ils sont esclaves! Et pourquoi sont-ils esclaves? C’est parce qu’ils sont noirs et maudits! On mesure la perversité de l’argument qui, avec l’aval quasi induit par la position de l’Église, permit aux esclavagistes, marchands comme propriétaires, de s’y mouler, d’en profiter et de tout justifier.

Dès lors – et les mythes et légendes ayant la vie dure –, la logique interne du processus pouvait – toujours a posteriori – fonctionner: l’esclavage est un mal nécessaire, car, pour chaque individu servile, il est à la fois le mode d’expiation de sa malédiction marquée au corps par sa couleur, et le mode de rédemption de son âme noire enfin éclairée. Le tout choisi par Dieu sous le label unique du rachat. En d’autres mots, c’est grâce à l’esclavage que les Noirs pouvaient être sortis de l’Afrique païenne, idolâtre et pécheresse (comme l’on distillé tant de catéchismes, de sermons et de lettres de l’époque) et goûter à l’espoir d’un salut possible à travers sa christianisation et son baptême. L’argument est grossier, simpliste, abscons, mais c’est hélas ainsi que l’étayage théologique a doublé l’étayage économico-fonctionnaliste au service de l’esclavage. Tous deux relèvent d’un processus de construction légitimé pour les besoins de la cause, et tous deux se retrouvent à l’addition aussi mensongers qu’arbitraires. Et pour cause, ainsi que l’a fait remarquer Léon-François Hoffmann dans son ouvrage sur Le Nègre romantique, la situation étant restée pendant tous ces siècles au plein sens du mot «sur-réaliste» lorsque nous prenons conscience que les Européens ne se sont en fait jamais penchés sur le problème de leur propre couleur, si persuadé d’être la norme des normes55! De quoi vraiment en finir avec cette aporie de ladite «malédiction de Cham».

 

Bibliographie principale:

Allier R., 1930, «Une énigme troublante. La race nègre et la malédiction de Cham», Les Cahiers Missionnaires (Paris, Société des Missions Évangéliques), n° 16.

Anta Diop Ch., (1954), 1979, Nations nègres et culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui, rééd. Paris, Présence Africaine (2 t.).

Bimwenyi-Kweshi O., 1981, Discours théologique négro-africain. Problème des fondements, Paris, Présence Africaine.

Bonniol J.-L., 1992, La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs, Paris, Albin Michel.

Buangi Puati R., 2007, Christianisme et traite des Noirs, Saint-Maurice, Éditions Saint-Augustin.

Buckler A., 2008, Jean Calvin et la mission de l’Église, Lyon, Olivétan.

Calvin J., 1961, Commentaire sur L’Ancien Testament, t. 1. Le livre de la Genèse, chapitres 1 à 11, Genève, Labor et Fides.

Chanson Ph., 2001, «Corps et mémoire: le maléfice de la couleur», Bulletin du Centre Protestant d’Études (Genève), n°1-2/2001, pp. 5-47.

Chanson Ph., 2010, «Plus voir qu’avoir». Jean de Léry, un calviniste du XVIe siècle modèle de l’ethnographe chez les Toüoupinambaoults du Brésil, Genève, éd. Bulletin du Centre Protestant d’Études.

Charles P., 1928, «Les noirs, fils de Cham le maudit», Nouvelle Revue Théologique (Paris), LV, pp. 721-739.

Chrétien J.-P., 1977, «Les deux visages de Cham. Points de vue français du XIXe siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale», in P. Guiral et R. Temine (éds.), L’idée de race dans la pensée politique contemporaine, Paris, Éditions du CNRS.

Cohen W. B., 1981, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs, 1530-1880, éd. et trad. franç. Paris, Gallimard.

De Léry J., (1578), 1994, Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, 2e éd. 1580 en texte établi, présenté et annoté par F. Lestringant, Paris, Librairie Générale Française, Livre de Poche.

De Pury A., 2005, «Sem, Cham et Japhet. De la fraternité à l’esclavage?», in A. Kolde, A. Lukinovich et A.-L. Rey (éd.), Κορυφαίω άνδρί. Mélanges offerts à André Hurst, Genève Droz.

Didon M.,2012, Histoire religieuse de la Guadeloupe au XIXe siècle (1815-1911), Paris, L’Harmattan.

Friedmann D., 1994, Les Enfants de la Reine de Saba. Les Juifs d’Éthiopie (Falachas). Histoire, exode, intégration, Paris, Métailié.

Gisler A., (1965), 1981, L’esclavage aux Antilles françaises (XVIIe-XIXe siècle). Contribution au problème de l’esclavage, nouvelle éd. rev. et cor., Paris, Karthala.

Graves R. et Patai R., 1987, Les mythes hébreux, Paris, Fayard.

Hoffmann L.-F., 1973, Le Nègre romantique: personnage littéraire et obsession collective, Paris, Payot.

Kesteloot L., 1988, Négritude et situation coloniale, Paris, Silex Éditions.

Lavodrama Ph., 2002, «Cham, le maudit de la Bible, victime première et unanime», suivi de «Paroles juives qui tracèrent les sillons sur le Noir», dans Regards Africains (Genève), n° 47/48, pp. 5-13.

Lestringant F., (1990), 2004, Le Huguenot et le Sauvage. L’Amérique et la controverse coloniale en France, au temps des guerres de Religion (1555-1589), Genève, Droz.

Lewis B., (1979), 1982, Race et couleur en pays d’Islam, Paris, Payot & Rivages.

Luther M., 1975, Œuvres, t. XVII. Commentaire du Livre de la Genèse, Genève, Labor et Fides.

Meyer J., 1986, Esclaves et Négriers, Paris, Gallimard.

Moreau de Chambonneau L., 1674, Traité de l’origine des Nègres du Sénégal, reproduit dans le Bulletin de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (Dakar, IFAN), t. XXX, série B, n° 1 de janvier 1968, pp. 305s.

Nisius A., 2015, «Un Éthiopien peut-il changer sa peau? Le traitement des différences phénotypiques dans la Bible», in Jean-Claude Girondin (dir.), Nouveaux regards sur l’esclavage, Mus-Paris, Éditions Empreinte temps présent, 2015, pp. 57-81.

Pastoureau M., 2008, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil.

Poliakov L., 1971, Le mythe aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes, Paris, Calmann-Lévy.

Quenum A., 1993, Les Églises chrétiennes et la traite atlantique du XVe au XIXe siècle,Paris, Karthala.

Schœlcher V., (1948), 2007, Esclavage et colonisation, Paris, PUF, rééd. à l’occasion du centenaire de l’Abolition, Introduction d’Aimé Césaire et Préface de J.-M. Chaumont, Paris, Quadrige-PUF.

Von Rad G., 1968, La Genèse, Genève, Labor et Fides.

Notes

  1. Cf. Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs, Paris, Albin Michel, 1992, et Philippe Chanson, «Corps et mémoire: le maléfice de la couleur», Bulletin du Centre Protestant d’Études (Genève), n°1-2/2001, pp. 5-47.
     
  2. Philippe Lavodrama, art. «Cham, le maudit de la Bible, victime première et unanime», Regards Africains (Genève), n° 47/48, 2002, p. 5 (je souligne).
     
  3. Par exemple cette remarque de l’historien Max Didon dans son Histoire religieuse de la Guadeloupe au XIXe siècle (1815-1911), Paris, L’Harmattan, 2012, p. 69, qui, faisant suite à une analyse archivée du clergé de la Guadeloupe, rappelle que même à l’orée de l’Abolition, la grande majorité des prêtres possédaient des esclaves, avaient un comportement ségrégationniste et un esprit singulièrement colonial: «Le clergé a aussi laissé se répandre cette cabale que les esclaves étaient victimes de la Malédiction de Cham, et que cette damnation justifiait leur condition servile».
     
  4. Remarqué par Philippe Lavodrama, in art. cit., p. 11.
     
  5. Pierre Charles, art. «Les noirs, fils de Cham le maudit», Nouvelle Revue Théologique (Paris), LV, 1928, pp. 721-739; Raoul Allier, «Une énigme troublante. La race nègre et la malédiction de Cham», Les Cahiers Missionnaires (Paris, Société des Missions Évangéliques), n° 16, 1930, 32 p. Ces deux auteurs sont à la base du démontage de cette fraude théologique.
     
  6. La 1ère éd. de l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil est parue en 1578 à Genève chez Antoine Chuppin. Elle est accessible aujourd’hui soit en fac-similé pour le texte de la 2e éd. 1580 avec présentation et notes de J.-C. Morisot, Genève, Droz, 1975, soit en texte établi, présenté et annoté, toujours de l’éd. de 1580, par F. Lestringant, Paris, Librairie Générale Française, Livre de Poche, 1994.
     
  7. Ce Jubilé marquait le 500e anniversaire de la naissance du réformateur et la 450e année de la création de l’Académie qui devint l’Université de Genève. Pour notre étude principalement centrée sur l’anthropo-théologie de Léry, cf. Philippe Chanson, «Plus voir qu’avoir». Jean de Léry, un calviniste du XVIe siècle modèle de l’ethnographe chez les Toüoupinambaoults du Brésil, Genève, éd. Bulletin du Centre Protestant d’Études, 2010.
     
  8. Cf. Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage. L’Amérique et la controverse coloniale en France, au temps des guerres de Religion (1555-1589), (1990), Genève, Droz, 2004, pp. 186-187.
     
  9. Traduction donnée par Albert De Pury dans sa contribution, «Sem, Cham et Japhet. De la fraternité à l’esclavage?», in A. Kolde, A. Lukinovich et A.-L. Rey (éd.), Κορυφαίω άνδρί. Mélanges offerts à André Hurst, Genève Droz, 2005, p. 497. Les traductions plus courantes, à l’exemple de la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible), parlent de «serviteur» et non d’esclave; mais les mots sont quasi synonymiques dans le contexte d’une époque où les deux statuts sociaux sont fort proches.
     
  10. Je pense à la lecture métaphorique de l’époque des Père de l’Église faîte à partir de l’étymologie du mot grec Αίθιωψ (Aethiôps, Éthiopie, Éthiopien) signifiant «visage brûlé ou face brûlée, noire»; une désignation devenue quasi générique en se substituant à Koushite (dont l’épigraphie et l’iconographie égyptiennes et assyriennes livrent des représentations à peau noire et aux traits négroïdes caractéristiques), du nom des descendants de Koush fils de Cham, ce dernier nom provenant pour sa part du terme hébraïque hâm qui veut dire «chaud» et dont l’évocation peut renvoyer à la couleur brun sombre ou au teint basané ou noir. On voit déjà bien le ricochet que nous observons: Cham et sa malédiction = l’Afrique en totalité, comme s’en est insurgé Cheikh Anta Diop dans son célèbre ouvrage sur Nations nègres et culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui, (1954), rééd. en deux tomes, Paris, Présence Africaine, 1979. Il y dénonce vertement cet amalgame qui profita à faire reporter la malédiction de Cham à partir d’une association linguistique vraie mais tronquée. En effet, comme nous le voyons, cette malédiction est tombée sur Canaan, fils certes dudit Cham, mais qui représente la descendance des Phéniciens sémites. Or Cham, fils de Noé, est un nom, Kâm, qui est de la même racine que celui de l’Égypte, Kemit, de Kem, l’ancêtre des Égyptiens, signifiant «chaleur, noir, brûlé» en langue égyptienne, un nom qui a tout bonnement été emprunté par la tradition mosaïque du temps où les Hébreux s’étaient déployés en Égypte et y furent asservis.
     
  11. Aux Psaumes 78, 51; 105, 23 et 26-27; 106, 21-22 par exemple.
     
  12. Un étonnement confirmé par Albert De Pury qui conforta mes intuitions: «on se serait attendu à les trouver [les Cananéens] parmi les fils de Sem». In art. cit., p. 501.
     
  13. Ibid., p. 502. De Pury note encore: «Comme il s’est émerveillé, dans le récit de la Création, de la variété et de la prolifération des plantes et des animaux (Gn 1, 11-12. 21-25) – "chacun selon son espèce" – P [l’auteur de cette partie du Pentateuque] se réjouit ici de la diversité des nations et des cultures et de leur expansion sur toute la terre: "chacun selon sa langue, selon leurs clans et dans leurs nations" (Gn 11, 5, cf. v. 20. 31-32)».
     
  14. Cité par de nombreux auteurs, dont Antoine Gisler, L’esclavage aux Antilles françaises (XVIIe-XIXe siècle). Contribution au problème de l’esclavage, (1965), nouvelle éd. rev. et cor., Paris, Karthala, 1981, p. 153, note 2.
     
  15. Traité reproduit dans le Bulletin de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (Dakar, IFAN), t. XXX, série B, n° 1 de janvier 1968, pp. 305s. (pp. 309-310 pour la citation).
     
  16. Cité par Gisler, op. cit., p. 153, note 2.
     
  17. Ainsi ce reportage de Philippe de Baleine et Kitrosser pour un Paris-Match consacré à la «France Noire», du 6 janvier 1951, n° 94, titrant aux pp. 16-17 avec illustration photographique: «Le bébé noir est d’abord un bébé blanc»…; non sans laisser ce commentaire: «La vie de l’Africain commence par un miracle. Il naît blanc comme un enfant européen. Sa peau se colorera au fur et à mesure que ses pigments fonceront sous l’influence de la lumière solaire. Au bout d’une semaine, il sera déjà brun».
     
  18. Cf. William B. Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs, 1530-1880, éd. et trad. franç. Paris, Gallimard, 1981, pp. 36s.
     
  19. Cf. ce que Louis Du May écrivit à propos de l’Afrique dans Le Prudent Voyageur, Genève, 1681, t. 1, p. 19: «Les habitants sont presque aussi noirs d’âme que de corps, et leurs corps sont aussi noirs que l’on nous peint les Démons». Signalé ibid., p. 40.
     
  20. Un texte bien connu de 1748, au Livre XV, chap. V. On en retrouve un extrait dans Jean Meyer, Esclaves et Négriers, Paris, Gallimard, 1986, p. 138.
     
  21. Repris par Jean-Pierre Chrétien dans «Les deux visages de Cham. Points de vue français du XIXe siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale», in P. Guiral et R. Temine (éds.), L’idée de race dans la pensée politique contemporaine, Paris, Éditions du CNRS, 1977, et cité par Bonniol, La couleur comme maléfice, op. cit., note 1, p. 259.
     
  22. Relaté par Aimé Césaire et repris par Lilyan Kesteloot dans Négritude et situation coloniale, Paris, Silex Éditions, 1988, p. 40.
     
  23. Cf. ici la contribution sans fard ni parti pris de l’ancien Doyen de la Faculté libre de Théologie protestante de Paris, Raoul Allier, «Une énigme troublante. La race nègre et la malédiction de Cham», art. cit., pp. 20-25.
     
  24. Cité par Allier in ibid., pp. 24-25, qui le tire de A.-L. Montandon dans Étude de récits de l’Ancien Testament, en forme d’instruction pour écoles du dimanche, Paris-Genève, Librairie Joël Cherbulier, 1848, p. 57.
     
  25. Outre les deux premiers travaux anciens déjà cités mais restés longtemps «normatifs», celui du père jésuite Pierre Charles paru en 1928 («Les noirs, fils de Cham le maudit») et celui du pasteur Raoul Allier paru en 1930 («Une énigme troublante. La race nègre et la malédiction de Cham»), j’ai principalement apprécié les hypothèses et commentaires suivants: William B. Cohen, paragraphes «Comment peut-on être noir?» et «L’importance d’être noir» de Français et Africains, op. cit., pp. 32-41; Oscar Bimwenyi-Kweshi, paragraphe «Descendants de Cham, le maudit» du Discours théologique négro-africain. Problème des fondements, Paris, Présence Africaine, 1981, pp. 117-131; Alphonse Quenum, chap. «Les Africains et le mythe biblique de Cham» dans Les Églises chrétiennes et la traite atlantique du XVe au XIXe siècle, Paris, Karthala, 1993, pp. 25-35; Philippe Lavodrama, «Cham, le maudit de la Bible, victime première et unanime» suivi de «Paroles juives qui tracèrent les sillons sur le Noir», art. cit., pp. 5-13; Albert De Pury, «Sem, Cham et Japhet. De la fraternité à l’esclavage?», in op. cit., pp. 495-508; et plus récemment Alain Nisius, «Un Éthiopien peut-il changer sa peau? Le traitement des différences phénotypiques dans la Bible», in Jean-Claude Girondin (dir.), Nouveaux regards sur l’esclavage, Mus-Paris, Éditions Empreinte temps présent, 2015, pp. 57-81.
     
  26. Remarqué par De Pury auquel je me range sur ce point, in op. cit., p. 504 (c’est lui qui souligne).
     
  27. Indications du Doyen Allier, art. cit., pp. 17-18. Mais voir déjà le Talmud Bab. Sanhedrin 70a, ainsi que Jacob Ben Isaac Achkenazi de Janow, Le Commentaire sur la Torah, trad. introduction et notes de J. Baumgarten, Dijon-Quetigny, Verdier Lagrasse, 1987, p. 90. À propos de l’inceste, a aussi été avancé l’idée que Cham aurait eu à cette occasion commerce non pas avec son père mais avec sa mère, la femme de Noé, ce que pourrait laisser entendre l’expression employée (cf. Lv 20, 11). Je suis encore redevable ici à De Pury, op. cit.
     
  28. Robert Graves et Raphaël Patai, Les mythes hébreux, Paris, Fayard, 1987, pp. 129-134.
     
  29. Au Midrash Rabba, t. I, Genèse Rabba, trad. de B. Maruani et A Cohen-Arazi, Dijon-Quetigny, Verdier Lagrasse, 1987, pp. 374-377.
     
  30. In ibid. Partagé aussi par Flavius Josèphe mais disant que Noé n’a pas voulu frapper Cham en raison de son lien de parenté trop proche avec son fils direct, voire encore par Rachi rapportant que ce serait Canaan qui aurait découvert en premier la nudité de Noé et aurait rapporté le fait à Cham son père. Cité par Lavodrama, in art. cit., p. 7.
     
  31. Voir sur ce point Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2008, pp. 82-87.
     
  32. Aimé Césaire, dans son introduction à l’édition d’un choix de textes de Victor Schœlcher, Esclavage et colonisation, Paris, PUF, 1948, rééd. à l’occasion du centenaire de l’Abolition avec une préface de J.-M. Chaumont, Paris, Quadrige-PUF, 2007, p. 4 pour la citation. Le père Charles a repris ce passage en citant Heidegger semble-t-il dans le texte, en s’attardant sur les tares physiques: «Aussitôt il [Cham] gagna des yeux rougeoyants, une chevelure et une barbe de teinte brûlée, et il se trouva nu», in art. cit., p. 733.
     
  33. Cf. par exemple sur ce sujet les 400 pages de Daniel Friedmann, Les Enfants de la Reine de Saba. Les Juifs d’Éthiopie (Falachas). Histoire, exode, intégration, Paris, Métailié, 1994.
     
  34. In art. cit., p. 6.
     
  35. Cité in ibid. et tiré de Tabari, La Chronique VI. De la création à David, de Salomon à la chute des SAS, Paris, Sindbad, 2001.
     
  36. Bernard Lewis, Race et couleur en pays d’Islam, (1979), Paris, Payot & Rivages, 1982, p. 67 pour la citation du transfert canaanite (je souligne).
     
  37. Léon Poliakov, Le mythe aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes, Paris, Calmann-Lévy, 1971.
     
  38. On notera qu’un effort d’érudition phénoménal a été entrepris par les exégètes et spécialistes épigraphes, onomasticiens, archéologues, etc. du XXe siècle pour décortiquer, analyser et identifier non seulement les lieux mais les époques auxquels font allusion les quelque septante noms (héros éponymes, peuples, villes, régions, îles) composant cette «Table des nations» qui suit l’épisode de la malédiction de Cham, véritable généalogie topographique attribuée aux fils de Noé. On en aura déjà une idée à la lecture de la contribution déjà citée du professeur d’Ancien Testament Albert De Pury, «Sem, Cham et Japhet. De la fraternité à l’esclavage?», in op. cit. Voir également ce que remarquait Gerhard von Rad à propos de cette Table dans son étude sur La Genèse, Genève, Labor et Fides, 1968, p. 138: «Le lecteur ne devra pas aborder ce texte avec des idées préconçues et erronées. Cette liste des nations ne classe pas l’humanité par races ou par familles linguistiques. Les peuples qui y figurent sont plutôt séparés les uns des autres ou groupés entre eux par les circonstances politiques et historiques». En d’autres termes, on n’est pas loin de dire, selon le point de vue de Philippe Lavodrama, in art. cit., p. 5, qu’une telle liste «met l’accent […] sur les peuples qui, d’une manière ou d’une autre, se sont montrés à une certaine époque hostiles au peuple d’Israël et que les rédacteurs bibliques ont classés parmi les descendants de Cham». Il est vrai qu’un des seuls peuples qui trouva grâce aux yeux de l’Israël ancien fut la Perse, pour avoir détruit Babylone et permis, après la captivité, la libération et le retour des Hébreux à Jérusalem grâce à Cyrus qualifié, dans le texte d’Ésaïe, de Berger du peuple et plus encore de Messie (És 44, 28; 45, 1). Or la Perse se retrouve dans la lignée de Sem… alors que l’Égypte et Canaan se retrouvent dans celle de Cham!
     
  39. Pierre Charles, art. cit., p. 739.
     
  40. Rappelé par Quenum, op. cit., p. 32. Cf. aussi le père Charles, art. cit., pp. 721-723 et 734-738, qui cite quantité de textes de ce type circulant à cette même époque.
     
  41. Bimwenyi-Kweshi, op. cit., p. 128, qui rapporte et commente ces tentatives de lever l’anathème aux pp. 127-129, et qui en livre les textes officiels dans ses Annexes II et III.
     
  42. L’expression à propos de cet épisode est en fait de Luther, mais Calvin (à le lire), sans aucun doute, la partage. Pour leurs commentaires respectifs, y compris sur la «Table des peuples», cf.: Martin Luther, Œuvres, t. XVII. Commentaire du Livre de la Genèse, Genève, Labor et Fides, 1975, pp. 369-399; Jean Calvin, Commentaire sur L’Ancien Testament, t. 1. Le livre de la Genèse, chapitres 1 à 11, Genève, Labor et Fides, 1961, pp. 165-177.
     
  43. Cf. ses commentaires, trop sévères pour un Luther semblant selon lui viser les Africains, mais plus iréniques pour un Calvin jugé plus universaliste; dans Christianisme et traite des Noirs, Saint-Maurice, Éditions Saint-Augustin, 2007, pp. 155-156 et passim pp. 157-158 et 197-210.
     
  44. C’est une perspective assez nette lorsqu’on relit non seulement son commentaire, mais quelques-uns de ses textes laissés dans les quelques 59 t. édités chez Brunsvigae, entre 1869 et 1900, du Ioannis Calvini, opera quae supersunt omnia; tel celui-ci, très représentatif, tiré des Sermons sur le Deutéronome, 22, 1-4, qui s’appuie tant sur la parabole dite «du bon Samaritain» que sur l’affirmation paulinienne de Galates 3, 28, «il n’y a plus ni Juif, ni Grec». Je le laisse dans la saveur originale de son vieux français: «Autant d’hommes qu’il y a au monde, ce sont vos prochains. […] mais aujourd’huy nous avons un pere qui est invoqué en toutes langues, et en tous pais. Il n’a point choisi la race d’un homme, il n’a point enclos son service en un pais certain: mais la paroy est rompue, tellement qu’aujourd’huy il n’y a ne Grec ne Iuif: comme il nous est remonstré que nous sommes tous un corps en nostre Seigneur Iesus Christ: et d’autant que par l’Évangile Dieu s’est publié sauveur et pere, il faut que nous ayons fraternité ensemble. […] Quand i’aury dit: Voilà un homme qui est d’un pais lointain, et quelle accointance est-ce que nous avons eu? et mesmes nous ne saurions parler un mot l’un à l’autre qui soit entendu. Or quand i’auray tout dit, qu’est-ce? Que ie le regarde, que ie le contemple, et ie verray là une nature qu’il a comme avec moy: ie verray que Dieu l’a approprié comme si nous n’estions qu’une chair: et tout le genre humain est de telle forme et figure, que nous avons bien occasion de nous entraimer, et de cognoistre que nous devons estre unis: […] Nous sommes tous venus d’une source, et nous devons tendre tous en un but, et à un Dieu qui est pere de tous» (in t. XXVIII, 1885, col. 16). Cf. également nombre de textes en appui cités par Daniel Couve, in «L’Action Missionnaire du Protestantisme Français», Les Cahiers Missionnaires (Paris, Société des Missions Évangéliques), n° 9, 1928.
     
  45. Dans son Commentaire op. cit., p. 376.
     
  46. Dans son Commentaire op. cit., p. 167.
     
  47. On s’est exagérément gaussé de cette doctrine de la prédestination sans constater qu’elle-même a pu être allégée par les formules de «conseil secret» d’un Dieu «patron de sa grâce et de sa mansuétude» chez Jean Calvin (dans Commentaire op. cit., pp. 168-169), ou de vaga gratia, de «grâce vagabonde», chez Martin Luther (dans Commentaire op. cit., p. 376), pour exprimer malgré tout une ouverture possible, par pure grâce, au salut des peuples ayant d’une manière ou d’une autre négligé une Parole de Dieu prêchée, selon la promesse d’Actes 1, 8, «jusqu’aux extrémités de la terre». En gros, on pourrait dire que la doctrine principalement calvinienne de la prédestination est tout à fait pragmatique, en ce sens que, outre qu’elle se donne en réconfort pour les fidèles (rien ne dépend de nous mais de Dieu), elle veut seulement tenter d’expliquer, sans y répondre, pourquoi finalement l’Évangile n’est pas entendu de tous et pourquoi, parmi ceux qui l’entendent, tous n’y répondent pas. Contrairement à ce que l’on a pu donc dire, cette perspective n’est pas exclusive. Calvin s’en garderait bien! Elle est par contre commode. Le salut, concept universaliste, est offert à tous en pure grâce, mais seul Dieu connaît ce qu’il en est de sa finalité élective, ce qui ne pourrait de toute façon être vérifié dans le temps historique. Raison du reste et en soi qui motive pour Calvin l’annonce de l’Évangile au plus grand nombre et aussi loin que possible. Fort bien analysé par Andrew Buckler dont je m’inspire, dans Jean Calvin et la mission de l’Église, Lyon, Olivétan, 2008, pp. 48-53, avec à l’appui de nombreuses citations de l’Institution de la religion chrétienne et des Commentaires de Calvin.
     
  48. In art. cit., p. 8 (on notera que Lavodrama parle de justification «accessoire», ce qui dit bien comment on a pu instrumentaliser la question de l’esclavage). C’est aussi l’avis de Raoul Allier, art. cit, pp. 26-27.
     
  49. Le qualificatif de «fraude» a été employé par le père Charles, in art. cit., p. 725: «La conclusion qui charge les nègres d’un anathème particulier et qui leur impose d’être les fils de Cham le maudit ne peut se réclamer d’aucun appui théologique, d’aucune tradition d’école. Elle est entièrement excentrique. Il faut ajouter qu’elle est parfaitement insoutenable. Si le contrôle théologique lui avait été appliqué, elle aurait depuis longtemps disparu. Elle n’a vécu que par une sorte de fraude, et parce que jamais on n’a pris la peine de la critiquer» (je souligne).
     
  50. Cf. les développements sur ces positions traités par Gisler, op. cit., pp. 3s., et Quenum, op. cit., pp. 38-39. Par ailleurs on consultera avec profit, de ce dernier, tout le chapitre «L’Église et l’esclavage avant le XVe siècle», pp. 37-52.
     
  51. Parmi ces Pères, une très belle exception fut Grégoire de Nysse (~ 335-394), dont l’exposition générale sur l’esclavage, profonde et pertinente, s’offusquant que l’on puisse même penser acheter un être humain, s’étaye sur le principe de cette part inaliénable de liberté et d’égalité spirituelle et ontologique de tout humain fait à l’image de Dieu et quelle que soit sa condition et la couleur de sa peau. Cette position reste non seulement «extra-ordinaire»et fort «moderne» pour son temps, mais si originale qu’elle est sans conteste «un joyau unique de la littérature chrétienne», comme le qualifie Buangi Puati, op. cit., pp. 175-178 pour l’analyse qu’il en livre.
     
  52. Origène: «Car il me semble que l’on dit être "d’au-delà des fleuves d’Éthiopie" celui qui a été bruni par des péchés trop grands et surabondants et, imprégné de la teinture noire de la malice, a été rendu noir et ténébreux». Commentaire sur le Cantique des cantiques, t. 1, livre II, 44, Paris, Cerf, 1991, p. 286 pour la version latine de Rufin, p. 287 pour la trad. de L. Brésard et H. Crouzel. Ce texte a été cité en latin par Bimwenyi-Kweshi, op. cit., p. 123; la source bibliographique avec sa traduction m’en a été aimablement donnée par Michel Grandjean, historien de la Faculté de théologie de l’Université de Genève. On notera cependant, objectivement, que la perspective sotériologique d’Origène ne s’arrête pas à la couleur puisqu’il ajoute immédiatement: «Et pourtant le Seigneur ne repousse même pas ces gens: mais tous ceux qui offrent à Dieu "les sacrifices d’un esprit contrit et d’un cœur humilié", c’est-à-dire qui sont, grâce à la confession et la pénitence, convertis à lui, ne sont pas rejetés par lui».
     
  53. Ambroise: «Quant à Nemrod, l’interprétation permet de l’appeler Éthiopien. La couleur de l’Éthiopien signifie les ténèbres et la souillure de l’âme; cette couleur s’oppose à la lumière, elle est dépourvue de clarté, enveloppée de ténèbres, plus semblable à la nuit qu’au jour». De Noe et arca,chap. 34, paragraphe 128, PL XIV, col. 436s., cité en latin ibid. note précédente, et également traduit et retransmis avec la source bibliographique exacte par Michel Grandjean.
     
  54. Jérôme: «Nous avons été autrefois Éthiopiens par nos vices et nos péchés, parce que nos péchés nous avaient rendus noirs […]. Nous étions comme les Éthiopiens, nous sommes devenus d’une blancheur éclatante». Tiré de son Liber De Expositione Psalmorum, cité en français dans Jérôme. Œuvres complètes, partie «Commentaires abrégés sur les Psaumes», t. 11, trad. Bareille, Paris, Louis Vivès, 1878, p. 602. Citation aimablement transmise par Alain Nisius, professeur à la Faculté de théologie libre de Vaux-sur-Seine.
     
  55. Léon-François Hoffmann, Le Nègre romantique: personnage littéraire et obsession collective, Paris, Payot, 1973, p. 47.

boule

 Viré monté