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Un poète politique

AIMÉ CÉSAIRE

MAGAZINE LITTÉRAIRE n° 34. Mensuel.
La littérature et la drogue. Novembre 1969. 59 p.

 

Propos recueillis par
François Beloux.

 

 

 

 

 

 

Caldéra de la montagne Pelée. Photo F.Palli.

Pelée

Il est député de la Martinique depuis la Libération, il a été avec Senghor, reconnu comme le plus grand poète noir d'expression française. Comment s'accordent, en lui, la négritude, la poésie et la politique?

Le Magasine Littéraire. — Quels ont été vos sentiments, quelle a été votre impression quand vous avez quitté la Martinique pour venir terminer, en tant que boursier, vos études à Paris?

Aimé Césaire. — Je n'ai pas du tout quitté la Martinique avec regret, j'étais très content de partir. Incontestablement, c'était une joie de secouer la poussière de mes sandales sur cette île où j'avais l'impression d'étouffer. Je ne me plaisais pas dans cette société étroite, mesquine; et, aller en France, c'était pour moi un acte de libération.

— Est-ce qu’alors vous vous sentiez colonisé?

— C’était confus ; je ne savais pas grand chose de ça. Existentiellement, je me sentais mal à l’aise; j’étouffais dans cette île, dans cette société qui ne m’apportait rien et dont, très tôt, j’ai mesuré le vide. C’était très négatif. Je ne savais pas très bien pourquoi, d’ailleurs. C’était en arrivant en France que j’ai compris les motifs de ma non-satisfaction.

— La rencontre avec Léopold Senghor, vos contacts avec les Africains de Paris n'ont-ils pas joué profondément sur vous ? C'est à ce moment-là, je crois, que vous avez conçu votre notion de « négritude ».

— C'est vrai, mais j'étais déjà prédisposé, si vous voulez, par un véritable état de révolte plus ou moins latente et confuse contre la société martiniquaise. Quand je suis arrivé à Paris — c'était en 32, à peu près —, je suis allé m'inscrire à la Sorbonne, et le premier noir que j'ai rencontré c'était un Sénégalais: Oussmane Sembé, qui est devenu ambassadeur du Sénégal à Washington… Le lendemain, à Louis-le-Grand, où j'étais en hypokhâgne, je fais la connaissance de Senghor. Autrement dit, chose assez curieuse, dès mon arrivée, j'ai été pris en main par deux Africains: dont l'un est devenu un excellent ami, Senghor; pendant cinq ou six ans, nous ne nous sommes pratiquement pas quittés, et il a eu une grosse influence sur moi. Il m'a aidé à analyser et à gommer ce côté négatif qui était ma haine d'une société martiniquaise qui me semblait typiquement coloniale et profondément aliénée.

— De la part des Martiniquais eux-mêmes ou des Français à la Martinique?

— Oh! des Martiniquais eux-mêmes, bien sûr. C'est que les chaînes qui retiennent l'homme noir ne sont pas des chaînes ordinaires: ce sont des chaînes intérieures, des chaînes psychologiques…

L'homme antillais a été colonisé de l'intérieur, a été profondément aliéné. Et Senghor m'a révélé tout un monde, ça a été pour moi la révélation de l'Afrique. Et je dois dire que pendant toute ma vie d'étudiant, si j'ai eu beaucoup d'amitiés africaines, je n'ai eu aucun rapport avec les Antillais et, singulièrement avec les Martiniquais…

— Quelles différences établissez-vous entre Africains et Antillais?

— Elle est énorme.

— Dans quelle mesure peut-on dire que l'Antillais se considère comme un faux noir? (je pense aux termes de «quarteron», «métis», demi-blanc et demi-noir).

— Les Antillais sont des noirs; simplement, ils ont été transplantés et ont été soumis pendant plus d'un siècle, près de deux siècles, à un effroyable processus d'assimilation, donc de dépersonnalisation. Et il y a eu ce traumatisme qu'a été la traite des noirs. Les Africains, c'est tout à fait différent: ils ont conservé leur civilisation, parce que la colonisation a été extrêmement superficielle… Un Ouala sait très bien qu'il était Ouala, il n'a jamais prétendu qu'il était un Français noir, ce n'est pas vrai; tandis que le phénomène de la colonisation s'est révélé beaucoup plus pernicieux, plus délétère aux Antilles. Les Africains ont conservé leurs religions, le contact avec leurs terres, avec leurs mythes, avec leur folklore — et puis ils ont conservé leurs langues. En gros, ils ont maintenu leur civilisation, d'où une assurance psychologique à laquelle ne peuvent pas prétendre les Martiniquais, pas du tout. Ils sont des déracinés. C'est très important, ça. La situation des Antillais, en fait, est beaucoup plus dramatique que n'a pu l'être celle des Africains. Ce sont des gens qui ont tout perdu, qu'on a arraché à leur terre, qu'on a transportés aux Antilles. Ils se sont trouvés enfermés dans un univers concentrationnaire qui, au fur et à mesure, s'est légèrement humanisée… Il n'y a pas de comparaison avec l'Afrique. Non…

— C'est vers cette époque que vous avez écrit Cahier d'un retour au pays natal…

— Oui. Senghor remplissait le vide que j'éprouvais, et j'ai compris pourquoi je n'étais pas heureux à la Martinique. Par lui, j'ai très bien senti que mon vrai monde, c'était quand même le monde africain. Nous ne connaissions pas grand chose, mais nous lisions tout ce qui paraissait sur l'Afrique: les contes, les légendes, l'histoire de la civilisation africaine… et pour moi, ça a été la révélation de ce monde dont je n'avais que de très vagues prémonitions. Ce qui était confus en moi à ce moment-là s'est précisé, et j'ai pu jeter un regard critique sur la société antillaise, mieux comprendre ses manques, ses lacunes, ses altérations. J'ai compris alors que la société martiniquaise était une société a-culturée. C'était une civilisation noire transportée dans un certain milieu, dans un certain contexte; une civilisation qui s'était peu à peu dégradée pour en arriver à ce magma invraisemblable, à cette anarchie culturelle dans laquelle nous vivions. Il était naturel que je ressente cette dégringolade et que l'Afrique m'apparût, très romantiquement, comme une sorte de paradis d'où nous avions été chassés.

A mon retour, j'étais gros de tout ce que j'avais vu et plein de cette vision de l'Afrique que j'avais reçue par personnes interposées.

— En fait, vous avez découvert l'Afrique à Paris…

— C'est incontestable. Je l'ai découverte à Paris, à travers les Africains; mais ma géographie est avant tout humaine: je crois effectivement que je devais la porter plus ou moins en moi. En vérité, je n'avais presque rien lu sur l'Afrique quand j'ai quitté la Martinique, mais ça correspondait à une aspiration et la rencontre avec Senghor a fait le reste. Cela signifie que même dans un monde aussi aliéné que le monde martiniquais, nous restions, au fond, conscients de notre nature africaine.

— Vous avez vécu en Afrique?

— Relativement peu et jamais très longtemps. Mais je considère que les Antilles françaises sont beaucoup plus africaines qu'on ne veut bien le dire — et que ne l'imaginent les Antillais. Quand je suis allé en Guinée, quand j'ai été à Dakar, quand j'ai vu les bonnes femmes sur le marché : c'était tout à fait comme des Antillaises…

— Quel a été votre impact avec le pays, plus tôt?

— La Martinique est double et, nous Martiniquais, nous vivons dans un monde de fausseté; il nous faut retrouver la vérité de notre être… Tout naturellement, j'ai débouché sur la poésie, parce que c'était un moyen d'expression qui s'écartait du discours rationnel. La poésie, telle que je la concevais — que je la conçois encore — c’était la plongée dans la vérité de l'être. Si notre être superficiel est européen, et plus précisément français, je considère que notre vérité profonde est africaine. Il s'agissait de retrouver notre être profond et de l'exprimer par le verbe: c'était forcément une poésie abyssale.

— En même temps, c'était une poésie-arme?

— Elle était arme parce que c'était le refus de cet état superficiel et le refus du monde du mensonge… C'était la plongée en moi-même et, une façon de faire éclater l'oppression dont nous étions victimes. C'est un peu comme le volcan: il entasse sa lave et son feu pendant un siècle, et un beau jour, tout ça pète, tout cela ressort… Et c'était ça ma poésie, c'était ça Cahier d'un retour au pays natal. C'était l'irruption des forces profondes, des forces enfouies dans les profondeurs de l'être, qui ressortaient à la face du monde, exactement comme une éruption volcanique.

— Vous êtes revenu en 1939; C'était la drôle de guerre, puis il y a eu la guerre pas drôle, et, en 1940, vous avez rencontré André Breton…

— Oui, c'était au moment de la défaite.

— Quels ont été vos rapports avec Breton? En un sens, vous étiez surréaliste sans le savoir…

— A la vérité, c'était quand même dans l'air — et j'avais un peu respiré cet air-là. C'est une affaire de génération. Nous parlions de poésie avec Senghor et notre idée, c'était de rompre avec la civilisation imposée, de retrouver nos richesses enfouies et l'homme nègre qui était en nous, qui était dissimulé sous les oripeaux… il fallait nous retrouver.

Je connaissais très mal le surréalisme, mais je dois dire que mes recherches allaient dans ce sens, et lorsque j'ai rencontré Breton — et le surréalisme, ça n'a pas tellement été une découverte pour moi: plutôt une justification. Il y avait une entière convergence entre les recherches surréalistes et les miennes; autrement dit, cela m'a confirmé, rendu plus hardi.

— A propos de vos écrits, on pense au titre de la revue: Le surréalisme au service de la révolution…

— C'était ça. Et je me trouvais d'accord avec Breton sur la plupart des points. Mais… Breton a été extrêmement aimable, gentil… J'étais ébloui par son extraordinaire personnalité, son sens de la poésie, son attitude éthique également, parce que ce qui m'a frappé, c'est que Breton était un moraliste… un moraliste intransigeant… qui n'avait que mépris pour les arrivistes. J'ai été très séduit par lui; en même temps, je me tenais sur mes gardes. Et je n'ai jamais voulu appartenir au mouvement surréaliste parce que ce à quoi je tiens le plus, c'est ma liberté. J'ai horreur des chapelles, j'ai horreur des églises; je ne veux pas prendre de mot d'ordre — quelque sympathie que puisse m'inspirer tel ou tel groupement. Je refuse à être inféodé. C'est ce que je craignais avec Breton; il était tellement fort, léonin —, que j'ai craint de devenir un disciple, et je n'y tenais pas, ce n'est pas dans ma nature. J'ai toujours eu le sentiment de notre particularisme, alors je voulais bien me servir du surréalisme comme d'une arme, tout en restant fidèle à la négritude… Oui, Breton, c'est un homme pour qui j'ai eu beaucoup d'admiration et d'affection.

— A quel moment êtes-vous passé de votre travail de professeur et de votre activité d'écrivain au métier politique?

— Ça a été beaucoup une affaire de hasard et de circonstances. Pendant la guerre, j'ai fondé une revue, Tropique, et cette revue a marqué une date à la Martinique; parce que c'était une revue qui rompait pour la première fois avec la tradition de l'assimilation. Certes, il y avait des poètes martiniquais, mais ils faisaient une poésie française. Autrement dit, chaque école poétique française avait sa rallonge tropicale. Il y avait des gens qui composaient des sonnets, d'autres qui concouraient aux jeux floraux de Toulouse. Il y avait un tas de Parnassiens mineurs, quelques petits symbolistes — souvent d'ailleurs assez habiles —, mais ça restait à ce niveau-là. C'était une poésie de décalcomanie, plus ou moins réussie, parfois pas du tout, parfois un peu mieux — autrement dit, ce n'était pas de la poésie; et cette insuffisance poétique, mes amis et moi nous l'expliquions précisément par le fait que c'était faux: parce que non inscrit dans le contexte martiniquais. C'était une poésie-négation. La revue Tropique présentait un aspect poétique, mais, en même temps, elle décrivait la société martiniquaise, elle rappelait les origines de l'île… il y avait des articles d'ethnographie… enfin, j'essayais de mettre à la portée du public martiniquais tout ce que j'avais appris sur l'Afrique. Nous avons publié, par exemple, des articles sur la traite des noirs — chose extrêmement malsonnante: personne n'en parlait… et voulait moins encore s'en souvenir. L'esclavage, c'était une tare, une chose honteuse… on tenait là des ancêtres peu glorieux. Or, ma revue parlait précisément de la traite, rendait hommage à l'Afrique. Je divulguais de mon mieux, je vulgarisais. Comme dans ces pays classe et race se confondent: les prolétaires, c'est les nègres et l'oppresseur, c'est les blancs: inévitablement, on décrivait un malaise social. C'était révolutionnaire. Le fait simplement d'affirmer qu'on est nègre, comme je l'affirmais, était un postulat révolutionnaire.

Lorsque la Libération est venue, le parti communiste — c'était un tout petit groupe, quelques intellectuels —, m'a dit: «Ça y est, on va aux élections». J'avais fait quelques conférences qui avaient été très suivies… si vous voulez, à la Martinique j'étais un intellectuel dans le vent, contesté, mais j'avais une influence réelle. Et de par mon métier, je donnais des cours en première supérieure, j'étais largement suivi par la jeunesse. C'est ainsi que le petit groupe d'intellectuels qui constituait le PC m'avait désigné pour aller aux élections. On y allait comme ça! C’était une aventure… Je vous rappelle qu’avant la guerre, vers 39, le PC avait une centaine de voix dans l'île, peut-être deux cents; ça ne comptait pas. Bon, on me demande de me porter candidat et je réponds: «Si ça vous arrange, allons-y!». Personne ne pensait — et moi encore moins — que nous allions à un succès. Pour nous, c'était vraiment un geste symbolique. Et puis, surprise générale, ça a été une sorte de plébiscite incroyable. Personne n'en revenait; et, d’abord par nous. Du jour au lendemain, me voilà bombardé maire de Fort-de-France. Je ne me rendais pas compte; à cette époque-là, je dois dire que si j'avais pensé être élu et qu'une carrière politique allait s'ouvrir devant moi, je ne suis pas sûr que j'aurais accepté de me présenter. Ce n'était pas une chose pour laquelle j'étais fait, je n'étais pas du tout prédisposé à cela — mais il a fallu l'ivresse de la Libération: on repart à zéro, on fait un peu n'importe quoi… Et puis, de ma part, ça avait été un geste de solidarité avec un certain nombre de personnes qui m'avaient fait confiance. J'avais des convictions, qui sont absolument celles que j'ai maintenant, des convictions marxistes — ou marxisantes —, mais ça n'impliquait pas, à mon avis, de démarrer une carrière politique; temporellement, si vous voulez. Et, à partir du moment où j'avais dit oui, j'ai été pris dans l'engrenage. Car après les élections municipales, avec ce succès extraordinaire, un mois après, il y avait les élections législatives; alors les camarades m'ont dit: «Il faut que tu ailles aux législatives». Et me voilà à la fois maire de Fort-de-France et député de la Martinique.

J'étais un peu embêté: je connaissais très bien la position de Breton à l'égard du communisme… (je passais mon temps à lui expliquer que je ne m'étais jamais senti stalinien, que je n'avais jamais aimé les appareils)… j'avais beau appartenir au PC, et faire de mon mieux pour respecter les mots d'ordre, je n'ai jamais pu renier le surréalisme. C'est pourquoi, tout étant dans le parti, j'ai toujours été considéré comme suspect; l'appareil ne m'aimait pas. On m'avait toléré, on m'avait subi — parce qu'il y avait derrière moi un courant populaire —, mais les communistes, en particulier les communistes français, ne m'aimaient pas beaucoup. J'étais très à part à l'intérieur du parti: je ne suis jamais tombé dans le Jdanovisme, je ne voulais pas renier Breton et je persistais à considérer le surréalisme comme une force révolutionnaire.

— Comment avez-vous été amené à créer, votre propre parti?

— Je suis resté fidèle au parti, tout en conservant une certaine liberté d'allure; mais on savait que je n'étais pas d'accord sur pas mal de points. Et puis je n'étais pas content de la manière dont les choses allaient à la Martinique, de la politique qui était suivie. Assez tôt, j'ai eu l’impression que les communistes aussi étaient des assimilateurs. A l'intérieur du PC, je me trouvais exactement comme un colonisé. C'était pas voulu, ce n'était pas conscient, mais c'était plus fort qu'eux, le parti martiniquais n'était même pas un parti, c'était une section du PCF: les mots d'ordre étaient décidés par Paris et nous étions chargés de les appliquer; il fallait ensuite en rendre compte, etc. En fait, j'ai retrouvé une réplique de la société bourgeoise. Il y avait un bureau des colonies — autrement dit, une sorte de ministère des colonies au sein du PC. Il était formé par des gens de l'appareil: des pauvres types qui nous parlaient en maîtres. C'est une chose que je n'ai pas tolérée. J'ai fait des efforts pendant très longtemps, puis un beau jour j'en ai eu assez. J'ai demandé à la fédération martiniquaise de se transformer en parti martiniquais, d'avoir une ligne politique fondée sur un nationalisme martiniquais — ces idées étaient combattues par mes camarades qui voulaient, eux, rester fidèles à l'appareil français. Et puis, après les événements de Budapest, j'ai rompu. Je voulais, à ce moment-là, me retirer de la vie politique; mais le PC a entamé une campagne effrénée contre moi. II s'est montré extrêmement désagréable et j'ai été littéralement contraint de me défendre sur la demande des gens qui m'avaient élu. Là encore, j'ai eu la main forcée: pour me maintenir, pour ne pas capituler, j'ai fondé un parti — que j'ai appelé un parti progressiste parce que, effectivement, je n'avais pas du tout renié le marxisme; mais la caractéristique de ce parti, c'est qu'il était un parti martiniquais… c'était déjà l'embryon d'un nationalisme martiniquais. En vérité, je revenais à ma vraie nature…

— C'était le Parti Progressiste Martiniquais PPM…

— Oui, mais pour moi, avant tout, c’était le Parti du Peuple Martiniquais.

— Vous avez fait une étude sur Toussaint Louverture, qui pourrait presque passer pour un texte de caractère ethnographique…

— Non, c'était un travail historique. Si j'étais resté professeur, j'aurais pu l'utiliser pour une thèse. Non, j'aime beaucoup Haïti — peut-être parce que de toutes les Antilles, c'est l'île la plus grande et la plus intéressante, car la plus africaine. Jusqu'au dix-huitième siècle, il y a eu des apports massifs de nègres africains. Par tribus entières. Un dépeuplement très homogène. Il y a des Congolais, des Dahoméens, etc. Et ça se voit encore: n'importe quel ethnographe reconnaît chez un Haïtien l'origine de sa tribu africaine. Et, contrairement à la Martinique, les religions africaines se sont maintenues en Haïti. D'où le vaudou.

— Est-il vrai que Clausewitz, dans son ouvrage sur la guerre, a été fortement influencé par la manière dont les Haïtiens ont mené une lutte de guérilla ?

— Je ne sais pas. Ce qui m'a frappé avec Haïti, c'est qu'on est en présence d'un pays où, pour la première fois, la négritude s'est mise debout. On peut faire une comparaison avec Cuba: même désir de liberté et même volonté de se battre pour l'acquérir. Au dix-neuvième siècle, ça a été le premier pays sous-développé à se révolter, à donner l'exemple. Une révolte achevée sur un succès: Haïti a arraché son indépendance. Certainement, ça s'est révélé comme un exemple pour les pays d'Amérique du Sud. Bolivar ne se comprend que par Haïti.

Pour en revenir à votre question, oui, j'ai été très frappé par la stratégie de Toussaint. Par la suite, lisant des écrits de Mao-Tsé-Toung, je me suis aperçu que tout ça était absolument génial: Toussaint avait trouvé par intuition — et avant tout le monde — le principe même de la guerre de guérilla. Il avait refusé les batailles rangées et il avait gardé ses troupes camouflées. Il avait fait ce que font, en ce moment, les Vietnamiens, ce que font les pays sous-développés quand ils luttent contre une nation beaucoup plus puissante, beaucoup mieux armée… J'ai regardé un peu dans Clausewitz, et j'ai vu, effectivement, qu'il y avait un chapitre concernant la guerre populaire. Je ne sais pas si Clausewitz avait eu connaissance de la guerre menée par les Haïtiens — du moins, il n'en parle pas: ce n'était peut-être pas assez noble pour lui… A parcourir les écrits du dix-neuvième siècle, en particulier les mémoires des généraux de Napoléon durant la guerre de Saint-Domingue, on s'aperçoit que pour eux, c'était vraiment la sale guerre. Une guerre infernale, qui renversait tous leurs principes. En tout cas, la manière dont Clausewitz décrit la guerre populaire évoque singulièrement le combat de libération mené par Toussaint.

— De votre ouvrage sur Toussaint, passons, si vous le voulez, à la Tragédie du roi Christophe, dont l'action, précisément, est située en Haïti.

— Haïti, c'est un pays qui, avec l'Afrique, tient dans mon esprit, dans mon âme, dans mon cœur une place particulière. Il était normal, par conséquent, que j'écrive une pièce sur Haïti. On peut aussi se demander pourquoi j'ai choisi l'expression dramatique. Parce que, après tout, je suis poète, fondamentalement. En fait, j'avais déjà écrit Et les chiens se taisaient; il faut croire que j'étais assez hanté par le théâtre. Mais cette première pièce, je ne la voyais pas «jouée»; je l'avais d'ailleurs écrite comme un poème. Cependant, ce texte présente pour moi une profonde importance: parce que c'est une pièce très libre et située dans son milieu — le milieu antillais. C'est un peu comme la nébuleuse d'où sont sortis tous ces mondes successifs que constituent mes autres pièces. Le roi Christophe, Une saison au Congo, mais je m'intéressais déjà plus directement au théâtre — et maintenant, une adaptation d'après Shakespeare, qui s'appelle non pas LA tempête, mais UNE tempête. Parce qu'il y a beaucoup de tempêtes, n'est-ce pas — et la mienne n'est qu'une parmi d'autres…

Effectivement, je donne ma préférence à la forme théâtrale; je crois que les événements extérieurs y sont pour quelque chose. Le monde noir traverse une phase extrêmement difficile. En particulier, avec l'accès à l'indépendance des pays africains, nous sommes entrés dans le moment de la responsabilité. Les noirs désormais doivent faire leur histoire. Et l'histoire des noirs sera vraiment ce qu'ils en auront fait. Ça me paraît assez naturel qu'au moment où on accède à la responsabilité, on jette un regard en arrière. On s'interroge soi-même, on essaie de se comprendre, on essaie de dominer son destin. Cela me paraît appeler tout naturellement le théâtre; d'autant plus qu'il y a des choses à dire, à l'heure actuelle: un écrivain noir ne peut pas s'enfermer dans sa tour d'ivoire. Il y a des choses à faire comprendre; or, dans le siècle où nous sommes, la poésie c'est un langage qui nous paraît plus ou moins ésotérique. Il faut parler clair, parler net, pour faire passer le message — et il me semble que le théâtre peut s'y prêter, et il s'y prête fort bien… J'ajoute que c'est un art qui est très bien reçu par les peuples des pays sous-développés, c'est pour eux un langage extrêmement direct. Il y a un besoin, une faim de théâtre en Afrique. C'est pour toutes ces raisons que je suis passé à la forme théâtrale; mais je n'ai pas du tout l'impression que ce soit une rupture par rapport à ce que j'ai fait antérieurement. Je ne dissocie pas de manière absolue poésie et théâtre; mon théâtre se veut poétique, il est souvent la mise au clair de ce que j'ai exprimé dans mes poèmes.

— Vos trois dernières pièces se situent au niveau des points les plus chauds concernant le monde noir: Haïti et le roi Christophe; Le Congo et Lumumba; et maintenant, avec Une tempête, vous abordez dans une certaine mesure la question raciale aux Etats-Unis…

— C'est le vieux volcan qui sommeille en moi qui aime les points chauds! Pour en revenir au roi Christophe, pourquoi ai-je pris un roitelet haïtien? D'abord, il y a l'impulsion intérieure, à savoir le besoin que j'ai de parler de Haïti; et, en même temps, ça coïncidait avec l'accès à l'indépendance des pays africains. Brusquement, l'Afrique a été assaillie par des problèmes nouveaux. Les gens qui avaient revendiqué, qui avaient fait de l'opposition, soudain sont promus chefs d'État. Que faire? La liberté, c'est très bien, la gagner c'est très bien; mais quand on y réfléchit, c'est toujours plus facile de conquérir sa liberté — il ne faut que du courage —, seulement, une fois qu'elle est obtenue, il faut savoir ce qu'on va en faire. La libération c'est épique, mais les lendemains sont tragiques. C'est ce problème-là que j'avais en tête. Alors, j'ai eu l'idée de situer en Haïti le problème de l'homme noir assailli par l'indépendance. Parce que c'est le premier pays noir à avoir été confronté avec ces questions. Ce que le Congo, la Guinée, le Mali ont connu vers 56-60, Haïti l'a connu dès 1801. Et le roi Christophe, c'est l'homme noir aux prises avec la nécessité qu'il y a de bâtir un pays, de bâtir un État.

— Une saison au Congo est, au fond, la suite logique…

— C'est quand même une pièce antillaise… Le langage est antillais. Là, j'ouvre une parenthèse, car il y a un problème du langage aux Antilles; pour un Africain, il se pose avec moins d'acuité que pour un Martiniquais. Quelle langue employer? Un Africain peut, à la rigueur, se servir de son dialecte, mais nous, nous n'avons aucune langue…

— Le créole apparaît un peu comme une «fausse langue»…

— Une langue n'est jamais fausse. Après tout, on peut dire aussi que l'anglais est une fausse langue; et que le français, au début, a dû être un affreux sabir de contrebande. Non… Le français a dû commencer comme le créole, puis il a conquis ses lettres de noblesse. Le créole deviendra une vraie langue au cours de l'évolution de l'histoire; elle n'est pas frappée d'une tare originelle, mais c'est un fait qu'à l'heure actuelle, ça fait un peu patois. C'est une langue très modeste à usage interne. Pour la rendre littéraire, il aurait fallu faire dessus le travail que les Français ont accompli depuis le seizième siècle — Ronsard, Rabelais et tous les autres. Par contre, nous avons un instrument qui s'appelle le français; pourquoi se refuser à l'employer? A condition évidemment que cela ne devienne pas une nouvelle forme d'aliénation. Autrement dit, il faut plier le français au génie noir. Ou bien on n'utilise pas le français, et on emploie carrément sa langue — qui peut être le oualof ou bien une langue guinéenne, ou le swahili; ou, par un Martiniquais, le créole. C'est une possibilité: je ne l'ai pas choisie, j'ai décidé d'employer le français; peut-être à cause de la culture, c'est vraisemblable — mais j'ai voulu l'employer dans des conditions très particulières. J'ai voulu mettre le sceau imprimé, la marque nègre — ou la marque antillaise, comme vous voulez —, sur le français; j'ai voulu lui donner la couleur du créole. En particulier dans Le roi Christophe, il y a un langage très particulier, qui se ressent de ses origines antillaises: ce n'est plus exactement du français…

Poursuivant ma quête, ma description de la situation de l'homme noir dans le monde actuel, tout naturellement je suis arrivé à l'Afrique. Et l'exemple le plus dramatique, le plus tragique, c'était le Congo. Qui tient le Congo, tient l'Afrique; après le Nigeria, c'est le pays le plus important. Par sa taille, par sa dimension, par ses richesses — et par le caractère étonnant des événements qui s'y sont déroulés…

…Après Le roi Christophe, j'en arrivais au Congo, j'en arrivais à Lumumba.

— Vous l'avez connu?

— Non, mais j'ai rencontré beaucoup de ses amis. Et j'ai l'impression de le connaître presque intimement… J'ai voulu faire une trilogie — et en ce moment on ne peut pas décrire la situation de l'homme noir dans le monde moderne, sans parler des noirs de la Diaspora— pour employer le langage juif —, et sans parler des nègres américains. Alors, je voulais écrire une pièce dont l'action aurait été située aux U.S.A.; il s'est trouvé que Jean-Marie Serreau voulait monter La tempête, de Shakespeare il m'a demandé si je voulais faire l'adaptation. J'ai dit «d'accord, mais je veux la faire à ma manière». Le travail terminé, je me suis rendu compte qu'il ne restait plus grand-chose de Shakespeare. C'est pourquoi, pudiquement, j'ai donné comme titre: UNE tempête.

Mon texte, et c'est normal, est devenu gros de toutes les préoccupations que j'avais à ce moment-là. Comme je pensais beaucoup à une pièce sur les États-Unis, inévitablement, les points de référence sont devenus américains; mais enfin, ça été une affaire de circonstances. Ce qui m'intéressait le plus, c'était le personnage de Caliban. Je n'étais pas du tout d'accord avec les commentaires portés sur la pièce de Shakespeare. On présente La tempête comme une ascèse; Prospéro c'est l'homme qui, par sa sagesse, atteint un sommet… c'est l'homme du pardon… et ça se termine par la mansuétude. Quand j'ai lu la pièce, j'ai été frappé par la brutalité du sieur Prospéro, par son arrogance, sa hauteur, sa morgue. Ça m'a épouvanté. Il ne s'agit pas du tout de mansuétude ou d'indulgence. Je trouve que Caliban est infiniment plus sympathique. C'est un horrible dominateur, ce Prospéro… qui arrive dans une île et la conquiert… réduit l'autre en esclavage et n'a pour lui que rudesse… c'est des horions, des insultes, etc. C'est une brute épouvantable. Ça m'a paru extrêmement typique de la mentalité européenne. Il a conquis une île et, immédiatement, il établit des rapports de maître à serviteur. D'ailleurs, c'est exactement ce qui s'est passé. Je n'ai pas beaucoup forcé la réalité: vous savez que le thème de La tempête, c'est une histoire à peu près réelle. Avec le merveilleux en moins, bien sûr. C'est l'histoire d'un voyage au moment de la conquête de l'Amérique. Une expédition. C'étaient des colons anglais qui partaient prendre possession de la Virginie, et leur bateau a fait naufrage devant une île aux portes de l'Amérique. Il s'agissait, je crois des Bahamas — ou des Iles Vierges… Et Caliban, cela signifie: cannibale; c'est un mot qu'il a trouvé, sans doute, dans Montaigne… Incontestablement, c'est une pièce sur la colonisation; c'est comme ça que je l'ai pris. J'ai simplement démythifié. Prospéro, c'est un conquérant; l'homme avec ses qualités et ses limites; c'est l'homme de la raison. Il est bloqué dans cette île et il trouve là un être bizarre, un indigène: Caliban. Prospéro est le colonisateur et, en même temps l'homme de la science — d'ailleurs, domination et science; cela va ensemble. Caliban, lui, c'est l'homme de l'instinct, de la nature. Entre les deux il y a une parfaite opposition.

J'ai écrit la pièce de la manière suivante: d'un côté, Prospéro le conquérant; de l'autre, Caliban et Ariel. Car Ariel n'est pas du tout un être éthéré: c'est aussi un serviteur. Ariel est un esprit qui a été dominé et dompté; ce n'est peut-être pas le flic, mais en tout cas, l'exécuteur des hautes œuvres. Imaginez, par exemple, un savant allemand pris par les Américains et travaillant pour eux, eh bien, c'est la situation d'Ariel; c'est la science mise au service du désir de domination, de la volonté de puissance. Ariel est un intellectuel au service de Prospéro, Caliban est également un esclave, mais à un degré plus absolu, plus total: c'est l'ouvrier, le manuel; c'est l'agriculteur, c'est l'esclave antillais. Devant la domination de Prospéro, il y a plusieurs façons de réagir: il y a l'attitude violente et la non-violente. Il y a Martin Luther King et Malcolm X — et les Black Panthers. En simplifiant, Caliban serait la violence, Ariel représenterait la tendance non-violente. Mais les deux, par des méthodes différentes, travaillent à leur libération.

 Si vous voulez, on va en revenir à la négritude. Il y a un point qui me tracasse: c'est le fait que vous mettiez tous les noirs dans le même panier. Ne croyez-vous pas qu'entre un Africain, un noir d'Amérique et un Antillais, il se soit creusé un fossé, que les divergences soient devenues profondes?

— Là, je vous réponds tout de suite. Ce que vous mettez en cause, c'est toute la négritude! C'est bien ce que me disent les Antillais: «Comment, nous Martiniquais, qui sommes ici depuis trois siècles sur une terre française… que pouvons-nous avoir de commun avec les Africains?». Ils le disent dans un sens péjoratif. Et c'est exactement ce que la bourgeoisie noire américaine a répété pendant si longtemps. Ils disent «d'accord, nous sommes noirs, mais fondamentalement, nous sommes américains». Or, précisément, le mouvement de la négritude est un mouvement qui affirme la solidarité des noirs que j'appelais tout à l’heure de la Diaspora avec le monde africain. Vous savez, on n'est pas impunément noir, et que l'on soit français — de culture française — ou que l'on soit de culture américaine, il y a un fait essentiel: à savoir que l'on est noir, et que cela compte. Voilà la négritude. Elle affirme une solidarité. D'une part dans le temps, avec nos ancêtres noirs et ce continent d'où nous sommes issus (cela fait trois siècles, ce n'est pas si vieux), et puis une solidarité horizontale entre tous les gens qui en sont venus et qui ont, en commun, cet héritage. Et nous considérons que cet héritage compte ; il pèse encore sur nous ; alors, il ne faut pas le renier, il faut le faire fructifier — par des voies différentes sans doute — en fonction de l'état de fait actuel — et devant lequel, nous devons bien réagir…

— Comment imaginez-vous les retrouvailles de tous ces noirs ayant vécu au milieu de cultures si dissemblables et dans des contextes sociaux aussi différents?

— C'est très simple: quand je vais en Afrique je me sens pas dans un pays étranger… Je considère qu'il y a une civilisation noire; cela fait frémir mes amis ethnologues… Je sens qu'il y a une civilisation noire, comme je sens qu'il y a une civilisation européenne… Et puis, il y a, un peu éparpillées, des cultures africaines… Si l'on veut, une grande civilisation noire subdivisée en cultures particulières… soudanaises, bantoues, sénégalaises… qui appartiennent à une même ère. Et Antillais, aussi bien que nègres américains — victimes les uns comme les autres de l'acculturation —, nous sommes de ce monde-là, même si c'est d'une manière marginale…

Ce qui me frappe, c'est l'unité du monde noir — malgré sa diversité. Les Européens aiment à classer par catégories: ils pensent qu'ils vont ainsi déceler les oppositions; ce n'est pas vrai. Le monde noir est divers, mais il est un.

— N'est-ce pas un point de vue raciste?

— Ce n'est pas raciste. Le raciste croit que la permanence est dans le sang. Je ne crois pas du tout à ça; je frémis. Il n'y a rien qui m'irrite davantage qu'une certaine conception de la négritude, — qui est pour moi une caricature de mes idées. Si on me dit que Duvallier, c'est la négritude; alors, je frémis, je deviens fou de rage. Un jour, un Haïtien, croyant me faire plaisir, m'a tracé un tableau effrayant de l'humanité: qu'il y avait des blancs qui étaient des gens très bien, qu'il y avait aussi des noirs très bien; et puis qu'il y avait des sous-blancs lamentables et des sous-noirs qui étaient des types dégueulasses… Non. Non. les Hitlers ne m'intéressent pas; ni les Hitlers blancs, ni les Hitlers noirs. Et je n'ai jamais revu ce monsieur. Non, je ne crois pas du tout à la permanence biologique, mais je crois à la culture. Ma négritude est fondée. C'est un fait qu'il y a une culture noire: c'est historique, ça n'a rien de biologique. En transportant un nègre ailleurs (en le transplantant), si on avait fait table rase complètement de tout ce qu'il portait en lui, il n'aurait plus rien de nègre, c'est vraisemblable. N'empêche que nous, Martiniquais, avons quand même vécu sous la colonisation européenne; nous avons été opprimés, mais nous avons conservé un tas de choses. Si les Américains n'avaient pas fait les imbéciles, s'il n'y avait pas de ségrégation raciale, peut-être effectivement il n'y aurait pas de problème noir en ce moment aux U.S.A. Mais qu'est-ce qui a conservé le nègre? C'est le blanc qui l'a conservé, non?… Alors, je constate qu'une culture noire a survécu — mais cette culture, il s'agit de savoir ce que nous allons en faire: est-ce que nous allons la larguer? Est-ce qu'on va s'en débarrasser comme des impedimenta qui entravent notre marche? Ou bien est-ce que nous allons la conserver, la faire fructifier? Il y a des Antillais qui pensent qu'il faut tout larguer… tout jeter par-dessus bord… moi, je pense que non. Elle a réussi à survivre; cela constitue peut-être le meilleur de notre être, il faut le faire fructifier… c'est presque de l'intuition. Quand je me trouve en Afrique, par exemple, quand je suis arrivé en Guinée, j'ai trouvé plein de gens que j'ai cru reconnaître… Celui-là, on dirait le chauffeur que j'ai à la Mairie… c'est extraordinaire, cette bonne femme ressemble trait pour trait à une femme qui travaillait à Fort-de-France chez moi. Et partout c'était comme ça. Malraux m'a raconté qu'un jour on lui a présenté une femme en lui disant: c'est la reine Shébah. C'est une villageoise qui est venue, mais avec une majesté extraordinaire… et Malraux ajoutait: j'ai vu bien des reines, mais peu qui soient aussi reine que celle-ci. C'était une petite femme, sans rien du tout, mais qui avait une dignité extraordinaire. Ça me rappelle ma grand-mère, qui m'a beaucoup influencé parce que j'ai été élevé chez elle jusqu'à l'âge de huit ans… Elle avait une autorité fantastique. Tout le monde allait chez elle, parce qu'elle détenait la sagesse. On la prenait à témoin, comme une sorte de directrice de conscience. C'était une autre reine Shébah… Maintenant, quand j'assiste à une fête folklorique, je vois des masques prodigieux; en particulier, des masques qui m'ont frappé: ils portent des cornes de bœufs, avec autour, des petits grains… (comme celui qui est accroché près de la porte)… et avec des petits morceaux de miroir incrustés. J'ai demandé: qu'est-ce que c'est? On m'a répondu: c'est le masque que portent les initiés. Les cornes de bovidé, c'est le symbole de la sagesse; la vieille corne d'abondance, si vous voulez, de la richesse. Quand on est initié, on est riche: riche spirituellement. Et les miroirs sont le symbole de la connaissance. Autrement dit, quand on est initié, on accède à la sagesse et à la plénitude… Or, ce masque, je le connaissais fort bien; mais chez nous on ne le porte que durant le carnaval et il représente le diable. Alors, qu'est-ce qui est arrivé? dans cette société coloniale, le dieu du vaincu est devenu le diable du vainqueur. C'est l'exemple d'une culture se frottant à une autre — plus forte, mieux organisée —, mais cette culture est toujours là; avec son réservoir national qui est le peuple. Sinon, où voulez-vous qu'elle soit? Faites un effort d'imagination: ce que je viens de dire, c'est peut-être ce qu'aurait déclaré un jeune gaulois au bout de cinquante ou cent ans de présence romaine… non?

…J'avais changé la fin de la pièce de Shakespeare parce qu'il m'a paru que le drame de l'Amérique, au fond, c'est que les noirs et les blancs ne peuvent plus se séparer. Ils sont rivés l'un à l'autre comme deux bagnards liés au même boulet. Comme des frères — des frères ennemis… J'ai changé dans ce sens la pièce de Shakespeare, chez lui, à la fin Prospéro s'en va. Chez moi, il ne part pas, il ne peut pas. Pour les deux forcés de cohabiter dans l'île il s'établit un rapport d'amour-haine, ou de haine-amour; ils ne peuvent pas rompre le lien qui les unit… D'un autre côté, je voulais montrer que le monde actuel, le monde du vingtième siècle est né à l'époque de La tempête; il est né pendant la Renaissance: c'est le monde de la Raison, avec tout ce qui s'ensuit: la Science, la Colonisation, etc. Et à l'heure actuelle, nous sommes à la fin de cette civilisation qui a suivi le Moyen Age. Nous voyons bien où cela a conduit ce monde de la soi-disant Raison: tout droit vers un totalitarisme… De fait, le monde de Prospéro qui est le monde de la Raison, c'est un monde: totalitaire. Et ça, c'est dans la logique du monde cartésien…

Propos recueillis par François Beloux.

 

anis

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