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Les œuvres complètes du grand poète martiniquais enfin réunis

Le long cri d’Aimé Césaire

Le Nouvel Observateur, n°1528,
17 au 23 février 1994, pp. 80-83

 

Propos recueillis par
Gilles ANQUETIL

 

 

 

Aimé Césaire: une parole pour le XXIe siècle.

Aimé Césaire: une parole pour le XXIe siècle

 
Au moment où l’inventeur de la négritde est au centre de tous les débats sur l’identité antillaise, il était temps de donner la parole à ce jeune homme de 80 ans, qui a traversé les deux grandes aventures du siècle: le surréalisme et le communisme.

Le Nouvel Observateur. – Imaginiez-vous en 1939, quand vous avez publié «le Cahier d’un retour au pays natal», que ce cri volcanique allait devenir le cri de ralliement de plusieurs générations sur plusieurs continents, le poème-manifeste de la désaliénation coloniale?

Aimé Césaire. – Je n’imaginais rien du tout. En 1931 quand j’ai pris le bateau pour suivre mon hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, j’avais ressenti le besoin urgent de m’échapper. J’étouffais dans le petite société coloniale qu’était la Martinique avec ses mesquineries, ses ragots, ses préjugés et sa hiérarchisation en classes et en races. Bref, je m’y emmerdais profondément. J’ai donc foutu le camp avec joie. Imaginez Rimbaud à Charleville! Très vite, j’ai étudié comme un fou. Hé oui, à cette époque les nègres travaillaient comme des fous! [rires.] J’avais une soif immense de savoir. Il me fallait apprendre. C’était cela ou le champ de canne. Ma première rencontre à Paris fut celle de Senghor. En découvrant Senghor, j’ai découvert l’Afrique. Ce fut pour moi une révélation. Ainsi, pendant près de dix ans, je n’ai pratiquement pas vu de compatriotes. Je ne quittais pas Senghor ni mes nouveaux amis africains. Ensemble nous lisions, réfléchissions. Nous étions hantés par les mêmes questions: celles de la race nègre, de l’identité, de l’aliénation. Nous étions bons élèves, mais, au cours de nos études, jamais nous ne perdions de vue ces questions fondamentales. Nous cherchions éperdument dans les livres des armes pour notre combat. Montesquieu, Rousseau, Hegel, Marx… tout nous servait. Je découvrais par exemple cette citation de Hegel: «Il ne faut pas opposer la singularité à l’universalité», et aussitôt je m’écriais: «Tu as compris, Léopold, plus nous serons nègres, plus nous serons universels.» Ma quête de l’homme noir était à la fois intense et angoissée. Senghor dit que c’est moi qui ai inventé le mot de «négritude». Ce n’est pas vrai. Peut-être l’ai-je écrit le premier, mais en fait il est le fruit d’une création collective.

Dès les années 30 à Paris vous prenez la direction d’une petite revue qui s’appelait “l’Etudiant martiniquais”, que vous rebaptisez aussitôt “l’Etudiant noir”. C’était votre première arme de combat?

Bien sûr. Je voulais l’appeler «l’Etudiant nègre», mais à l’époque cela aurait été une telle provocation que je n’ai pas osé. Mes amis et moi nous ne voulions pas être des révolutionnaires nègres mais des nègres révolutionnaires. Notre obsession, c’était la question de l’identité.

Pourquoi avoir très vite choisi la voie de la poésie et non, par exemple, celle de la philosophie?

Nous étions certes très friands de philosophie, mais elle n’était à nos yeux qu’une clé parmi d’autres pour cette recherche de nous-mêmes. Très vite, j’ai saisi l’importance des cultures, dans leur richesse et leur diversité. Je voulais comprendre comment et pourquoi des réponses, à la fois si différentes et si semblables, avaient été données de par le monde par les hommes à des questions aussi insolubles que celles de la vie et de la mort.

C’est pourquoi vous avez saisi les « armes miraculeuses » de la poésie?

Mon tempérament est plutôt explosif. Il fallait que les mots jaillissent. Senghor, lui, était très réfléchi, très maître de lui-même. Au fond, Senghor est un patricien noir. Il ne faut jamais oublier que nous, Antillais, sommes des descendants d’esclaves. Nous sommes des êtres déchirés. La condition antillaise est pathétique. Nous avons été trompés, opprimés, dépouillés de notre terre et de notre langue. C’est pourquoi il y avait chez moi ce besoin de rugir, cette rage fondamentale, et que ma poésie est faite de révoltes, d’angoisses et d’appels à la reconquête. Me reconquérir, voilà mon obsession!

Au fond, votre poésie, du «Cahier d’un retour au pays natal» au dernier recueil, «Moi, laminaire», qui débute par ce vers «J’habite une blessure sacrée», est une poésie tragique.

Je le crois. La poésie est le seul moyen que j’ai trouvé pour apprendre à me connaître. Je n’ai jamais très bien su qui j’étais, et la poésie a été une perpétuelle conquête de moi-même par moi-même.

De retour à la Martinique pendant la guerre, vous créez avec René Ménil la revue “Tropiques”, tout en enseignant la littérature, le latin et le grec au lycée Schœlcher. “Tropiques” fut un extraordinaire laboratoire culturel.

Vous avez prononcé le mot. C’était un laboratoire. En rentrant à la Martinique, j’étais habité par l’idée qu’il fallait faire quelque chose. Avec mon ami Ménil et les moyens du bord, nous avons fait cette revue. On retrouve dans «Tropiques» les mêmes obsessions que celles de «l’Etudiant noir». Nous avons publié des textes sur la faune et la flore martiniquaises car cette obsession de l’identité nous poursuivait. Mais il y avait aussi des articles sur les îles voisines, la littérature cubaine, les contes antillais, la peinture caraïbe.

«Tropiques» était donc un acte de révolte?

Bien sûr, et heureusement que la censure vichyste n’a pas compris grand-chose. Elle trouvait mes poèmes bien ésotériques, et quand ils ont compris il était trop tard.

Vous avez dit à cette époque que vous faisiez du surréalisme, comme Monsieur Jourdain de la prose sans le savoir.

C’est vrai, je n’étais pas surréaliste. Je connaissais certes leur textes et je lisais tout ce qui me tombait sous la main : Claudel, Lautréamont, Baudelaire, Fargue, Rimbaud. Je trouvais d’ailleurs les surréaliste antillais plus surréalistes qu’antillais. Et puis ce fut ma rencontre avec André Breton et le coup de foudre. Mais n’oubliez pas que ma première vraie révélation, je la dois à Senghor. Il m’avait apporté un continent, l’Afrique. C’était fantastique car, pour un Antillais, l’Afrique avait toujours été occultée. Nous avons à la Martinique un masque de carnaval très populaire qui s’appelle le Diable rouge. Il a des cornes de bœuf. Un jour, en Casamance, je vois déboucher d’un sentier mon masque martiniquais. Comme un idiot, je m’exclame auprès de mon voisin sénégalais: «Mais vous l’avez aussi!» Celui-ci me répond: «Comment aussi? C’est notre masque.» En Afrique, c’était le masque des initiés, symbole de richesse matérielle et spirituelle. Il était un dieu en Afrique et un diable à la Martinique. Le dieu du vainqueur était devenu le diable du vaincu.

Votre poésie est habitée pur l’obsession du rythme. Est-ce aussi un apport de l’Afrique?

Le rythme chez moi est inconscient. Il m’habite. Pourtant les Martiniquais n’ont pas particulièrement adhéré à ma littérature. En revanche, elle a eu un grand impact en Afrique. On y a même battu des lectures du «Cahier» aux rythmes des tam-tams. C’est extraordinaire, il y a donc une compréhension au-delà du sens précis des mots.

Votre poésie a toujours été volontairement hermétique.

Bien sûr, mais le plus étonnant, c’est que mes poèmes sont plus obscurs pour les lettrés antillais que pour les illettrés africains. La nature même de le poésie est d’être hermétique. La poésie n’est pas un simple discours rimé, elle charrie ce que vous avez de plus profond en vous et que vous ignorez. Un poème, c’est une manière de dire et de ne pas dire. Tous mes secrets sont dans mes poèmes. Seulement il faut les décrypter, les décoder, et trouver les clés. Je suis certain qu’il y a une cohérence fondamentale dans le grand désordre apparent de ma poésie. J’ai inventé mon vocabulaire, j’ai forgé ma mythologie.

Vous avez traversé les deux plus grandes aventures du siècle, le surréalisme et le communisne. Cependant, face à ces deux doctrines, vous avez toujours fait montre de réserve mentale. Est-ce par refus fondamental de l’esprit de système?

Le surréalisme a été avant tout pour moi une technique, un moyen d’aller plus loin. Mon être nègre, il fallait bien l’explorer. Le surréalisme a été un fantastique instrument pour cela. Je n’ai jamais oublié que j’étais sans cesse à la recherche d’un nègre fondamental. Quant au marxisme, je l’ai également utilisé comme méthode d’explication.

Votre marxisme a toujours accordé une grande place à la culture.

Bien sûr mes recherches me portaient toujours du côté du mythe et de l’imaginaire. N’oubliez pas que, dans ces années-là, l’ethnologie et l’étude des mythes, grâce à Lévi-Strauss et Michel Leiris, prenaient leur essor. J’ai toujours été très méfiant envers les idéologies. Le concept de négritude n’a jamais été pour moi une idéologie. C’est avant tout une méthodologie. Et puis, par définition, un poète n’a pas le droit d’être dogmatique. A travers la négritude je recherchais la présence africaine en Martinique. Même à 80 ans, à travers certains gestes de mes compatriotes, sur de nombreux visages, je la retrouve toujours.

Le spectacle politique et économique de l’Afrique d’aujourd’hui doit être pour vous une catastrophe?

Bien sûr, j’ai très mal à l’Afrique C’est épouvantable ce qui se passe là-bas mais aussi en Haïti. Mais je ne veux pas tomber dans l’afro-pessimisme, sinon l’idée même d’avenir n’aurait plus de sens pour moi.

Vous définiriez-vous comme un utopiste pessimiste?

Non, plutôt comme un pessimiste utopiste. Ma raison est pessimiste mais mon instinct est optimiste. Il n’est pas pensable que les peuples puissent périr. Je crois toujours à la possibilité du miracle.

C’est une pensée magique. Si on y croit, tout peut arriver.

C’est vrai, je n’avais pas fait le rapprochement.

Parmi tous les textes que vous avez écrits, qu’il s’agisse de poèmes, de pièces de théâtre, de textes politiques, de discours ou d’essais, parvenez-vous à faire une hiérarchie?

Pas le moins du monde. Dans ma vie politique et intellectuelle, les circonstances ont joué un rôle primordial. Mais un livre pour lequel j’ai une tendresse particulière, c’est mon étude sur Toussaint Louverture, la Révolution française et le problème colonial. Je l’ai écrit avec beaucoup d’humilité, presque pour moi-même. Il me fallait comprendre l’histoire de la Révolution française aux Antilles car j’étais perdu dans ce fatras d’événements et de faits contradictoires. Ce livre m’a aidé à y voir clair. Ensuite, tout s’est ordonné dans mon esprit.

N’avez-vous pas parfois le regret que cinquante ans d’action politique ne vous aient détourné de votre œuvre d’écrivain?

Je ne me pose pas le problème car je n’ai jamais eu un plan de vie. Je n’ai par exemple jamais eu d’ambition politique particulière. J’ai pris les choses telles qu’elles venaient. Il se trouve que certaines occasions se sont présentées à moi et j’ai cru devoir faire ce que j’ai fait. Je n’ai pas du tout intrigué pour devenir député et maire. En revanche, j’ai toujours été très sensible à la misère humaine. Elle me bouleverse. Aider les humbles, c’est pour moi les aimer.

Quand, à la Libération, le parti communiste martiniquais m’a demandé de figurer sur la liste des premières élections d’après-guerre, la question de la responsabilité de l’écrivain s’est bien sûr posée. La notion d’engagement pour un enfant d’un pays sous-développé est une évidence. Comment aurais-je pu rêver ne cultiver que les muses et ignorer ce qui se passe autour de moi ? Cette dérobade m’aurait été insupportable. Au fond de moi, j’ai toujours été un homme de gauche.

Le hasard, cher aux surréalistes, a donc joué un rôle primordial dans votre vie?

C’est tout à fait vrai, mais, et je trouve ça fantastique, j’ai toujours tout ramené à la question nègre. La négritude a été pour moi une véritable révolution copernicienne. Toutes mes pensées ont tourné autour de cela. Quand les communistes sont venus me chercher à la Libération, j’ai dit oui d’autant plus facilement que je ne pensais pas que tout cela rimait à grand-chose. Ma réponse positive était une façon de dire à la population de quel côté j’étais. Comme on signe une pétition au quartier Latin. Et patatras, me voilà élu. Il y a toujours eu une sorte de naïveté en moi. Je n’avais jamais pensé au fait que j’aurais pu être élu. Pensez donc, avant la guerre, le parti communiste n’avait reçu que trois cents voix. Mais une fois que vous êtes élu, il faut y aller. Contrairement à ce que les gens pensent, je n’ai jamais été communiste. Cependant, pendant dix ans, j’ai vraiment tenté de l’être. J’ai fait de mon mieux. A partir du moment où j’avais adhéré au Parti, je me suis mis à lire Marx, Lénine, et même Staline. De bonne foi. Comme on apprend le latin ou le grec. Je me suis d’ailleurs aperçu que mes camarades étaient très ignorants en doctrine. Bref, j’ai essayé d’y croire. Et quand j’avais des réticences, je les mettais sur le compte de mes préjugés petits-bourgeois. Et puis, en 1956, j’ai provoqué le grand saut de la rupture. A partir de cette époque, j’avais compris que je ne pouvais changer les choses de l’intérieur. J’avais pris en horreur les apparatchiks, les petits fonctionnaires du siège central à Paris. Ils ne cessaient de donner des ordres à la fédération martiniquaise. C’était pour moi du colonialisme. Il y avait également Aragon qui ne me faisait aucun cadeau. Quoique aussi bizarre que cela puisse paraître, le seul dirigeant pour qui j’avais une certaine sympathie était Maurice Thorez. Je trouvais qu’il avait une bonne tête et qu’il était sensible à la culture.

Un jour il m’a confié que le «Cahier» l’avait bouleversé. Et que, pour les communistes français, les Maghrébins n’étaient en fait que des bougnouls. Un jour, je suis arrivé en retard à un rendez-vous. Je me suis fait copieusement engueuler: «On n’arrivé pas en retard quand on a rendez-vous avec le secrétaire général du Parti communiste français.» Du coup, je leur ai dit merde.

La rupture politique de 1956 a-t-elle été pour vous douloureuse?

Il faut que j’évoque à nouveau mon innocence. J’étais à cette époque à Paris. En Martinique, tous mes amis étaient stupéfaits. Mais pour moi une fois que la rupture avait été consommée, tout me paraissait d’un coup évident. Je ressentais le sentiment d’une grande paix intérieure. J’étais délivré. Je me disais, j’ai rompu avec les communistes, c’est fini, je suis un nègre fondamental et je n’ai plus rien à faire avec eux. La violence des communistes martiniquais à mon endroit a été inouïe. J’ai eu droit à toutes les insultes, «traître», «vendu», «vipère lubrique». Encore une fois mon innocence m’a protégé. Quand je suis en accord avec moi-même ce genre d’attaque ne m’atteint pas. J’ai opposé à ce vacarme une grande indifférence. Mais mes amis criaient à l’injustice. S’ils m’avaient laissé tranquille, j’aurais retrouvé mes activités de professeur ou aurais fait autre. Pour moi la page était tournée. La bêtise et la méchanceté de mes anciens camarades ont fait le reste.

La décision de ne plus vous représenter aux élections législatives de 1993 a-t-elle été difficile prendre?

Pas du tout. Je suis contre toute les formes d’aristocratie, y compris celle de l’âge quand elle a pour nom gérontocratie. Je suis parti, je crois, comme il le fallait. Cela n’a pas pris la forme d’un drame shakespearien. Pendant cinquante ans j’ai fait de mon mieux au service des autres, et il était temps de passer le flambeau à une autre génération. Je suis sorti de la politique comme j’y étais entré, avec la même innocence.

Vous arrive-t’il de relire vos poèmes?

Très rarement. Et quand cela m’arrive, je le fais comme un lecteur normal: en essayant de comprendre. Pourtant j’y retrouve toujours l’émotion initiale qui a fait naître le poème. J’y redécouvre mes obsessions, mes angoisses, mes phantasmes. [A ce moment de la conversation, Aimé Césaire saisit la nouvelle édition de sa poésie complète parue au Seuil et feuillette le livre. Il tombe, au hasard, sur le poème «Comptine» qui ouvre le recueil «Ferrements». Et il se met à le lire.] «C’est cette mince pellicule sur le remous du vin / mal déposé de la mer.» Vous voyez, ce sont les paysages de la Martinique.. «…c’est ce grand cabrement des chevaux de la terre / arrêtés à la dernière seconde sur un sursaut du gouffre». Vous voyez, ce sont nos montagnes. «...c’est ce sable noir qui se saboule au hoquet de l’abîme ». Pour moi, c’est le Lorrain, cette baie du Nord de mon île. «…c’est du serpent têtu ce rampement hors naufrage / cette gorgée d’astres revomis en gâteau de lucioles / cette pierre sur l’océan élochant de sa bave / une main tremblante pour oiseaux de passage / ici Soleil et Lune / font les deux roues dentées savamment engrenées / d’un temps à nous moudre féroce c’est ce mal être / cette fiente / ce sanglot de coraux / c’est fondant du ciel mémorable / jusqu’au leurre de nos cœurs rouges à l’aube / ce bec de proie rompant la poitrine inhospitalière / cage / et / marécage / C’est cet émouchet qui blasonne le ciel de midi de nos noirs cœurs planant / ce rapt / ce sac / ce vrac / cette terre». Ce n’est pas ça, les Antilles, ce n’est pas ça, notre histoire? Ce n’est pas ça notre condition antillaise? Ce poème exprime mieux que tout ma bataille intime. Cette bataille que je livre sans cesse contre moi-même.

 

Propos recueillis par GILLES ANQUETIL
«La Poésie», par Aimé Césaire, édition établie par Daniel Maximin et Gilles Carpentier, Seuil, 546 pages, 200 F.

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