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In memoriam, l'Aimé


Nicole Cage, 17 avril 2013

 

Je présente sur Radio Canal Antilles (RCA-RFI sur 100.6) une chronique culturelle intitulée: "TousArtZimuts".

En ce jour anniversaire du grand départ de l'Aimé, je partage avec vous celle que je lui ai consacrée.

 

 

 

 

 

Mairie de Fort-de-France. Photo matinikphoto.com 

Aimé Césaire

Dans quelques mois, il aurait eu cent ans…

Dans quelques mois ses enfants d’ici comme ceux du pays-source tout autant que ceux du pays-source éclatés en diaspora auraient dû lui rendre un magistral hommage. Un hommage sous les couleurs du Festival Mondial des Arts Nègres 2013  ici en terre de Martinique.

Mais au lieu de cela le pays connaît des hommages épars, désordonnés qui insultent sa grandeur.

Au lieu de cela des spécialistes de sa parole, des héritiers auto-proclamés se disputent le monopole de la connaissance de son œuvre, de sa personne, d’une «parole due», chacun se targuant de lui rendre le plus bel hommage, chacun se targuant d’être plus autorisé, plus légitime héritier que quiconque.

Et de là où il est, il doit bien sourire de tout ce cinéma orchestré en son nom!

Pour ma part, je continuerai de l’aimer comme de son vivant : depuis la distance, dans le silence, dans l’alcôve frémissante de mon en-dedans...

Et cet amour-mien n’est point  amour posthume, amour de circonstance! Non, mais amour antique né de l’émerveillement d’un Cahier, né de la morsure de ces chiens qui ne savaient ni ne voulaient se taire… Né du respect face à l’intégrité, à la douce réserve, à l’entêtement aussi d’un homme-laminaire accroché à sa terre…

Belentigui… C’est le mot malinké pour dire «ô Vénérable, ô Patriarche». C’est ainsi qu’en mon cœur je l’ai appelé aussitôt qu’un vieux sage de Guinée me l’a enseigné.

Je lui parlais, dans le secret de mon cœur. Tous les jours… Je le suppliais de rester en vie; lui disais à quel point je rêvais, sans jamais oser franchir le pas, d’accompagner les derniers instants de sa vie terrestre; ensoleiller le crépuscule de cette vie à la fois vigoureuse et chancelante. Lui faire la lecture, égayer ses promenades, le faire rire, et rêver encore, et refaire le monde avec les yeux de l’enfance, la naïveté de l’innocence choisie contre tout cynisme, envers et contre tout nihilisme. Mon imagination exaltée déroulait à volonté ce film de nos rencontres: face à l’Atlantique, nos rêves libérés, lâchés, libres coursiers, comme un filet tendu jusqu’à l’Afrique ; et le filet ramené, tiré, la senne râlée, râlée jusqu’à nos pieds incrédules, la senne emplie de trésors insoupçonnés autant que douloureux, de soleils turquoise, perles : sang d’huîtres par trop blessées, cauris à la caresse laiteuse, et encore, et encore, et aussi…

Belentigui

Au moment de son départ «nan Ginen» mes frères africains, remuant le couteau dans la plaie, m’ont exprimé leur surprise et leur incompréhension de ce que, ayant eu la chance de vivre sur la même terre que lui, je n’aie jamais fait l’effort de chercher à le rencontrer. J’ai accusé le coup et n’ai su que me taire. Dans cette distance il y avait tout à la fois, l’arrogance de la jeunesse militante qui ne pardonnait pas au guide son «Oui» de 1946 et une timidité proche de l’épouvante…

Au moment de son départ, comme à toute heure de trop gros chagrin, comme à tout insupportable de trop douloureux deuil, Birago, Birago Diop et sa parole-soleil, sa parole-espérance, m’ont soufflé les mots de la consolation.

Les morts ne sont pas morts.
Ecoute dans le vent le buisson en sanglots
C’est le souffle des ancêtres

Et par la magie de cette parole, mon coeur se console. Car il cultive la certitude que Belentigui sait l’immense amour. Il pardonne l’orgueilde la jeunesse militante, il pardonne la peur paralysante. Tout est rendu, épuré par l’alchimie du pardon, voué au lumineux cristal des retrouvailles. Il sait: ce lieu, au mitan de mon cœur, où se niche sa parole, nos histoires chuchotées à écrire encore, nos rêves fous d’un pays insolemment debout.

Il sait: ce lieu en mon âme où il peut désormais à toute heure et à jamais s’inviter et dérouler les fils de la parole nègre de la parole humaine et fraternelle, les fils de l’indicible tendresse entre un père et sa fille prodigue, son enfant retrouvée par-delà la mort.

Nicole Cage, avril 2013

 Viré monté