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Rêves, rêves ...

Thierry Caille

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys...

A. Rimbaud

         Cet après-midi roux de septembre, il flottait dans la chambre sur les tentures pâles l'air tiédi de l'automne où jaunissaient d'ocres tristes les longs tilleuls éplorés de l'allée Pasternak, à Prague au bord de la Vltava. Tatjana avait laissé les persiennes entrouvertes. Les colchiques tardives embaumaient le crêpe du jour défunt. Le chuintement des passants nonchalants se brisait sur le haut plafond. Elle se dirigea vers le piano sombre de palissandre d'un pas léger et s'assit pensive. Un rai oblique de lumière frappait les touches d'ivoire. Elle portait une longue robe pastel ornée de guipure de Venise, serrée à la taille et tombant vers le parquet en vagues moirées. L'écume de dentelle venait mourir sur ses poignets fins. Elle saisit sur un guéridon le lourd paquet de partitions que son père avait commandé à Leipzig quelques mois plus tôt. Distraite, elle parcourait les couvertures. Échappées d'un austère chignon, quelques mèches blondes cendrées roulaient sur ses joues, glissaient le long de son cou nacré. La peau parfumée d'amande, blême, s'irisait parfois de furtives rougeurs. Ses lèvres fines, nymphéas solitaires sur le lac opalescent de son visage, cachaient l'émail de ses dents régulières. Ses yeux plus bleus que les sombres cèdres des Sudètes, que les eaux tristes de la Vltava, bleus comme les aubes hésitantes d'avril sur les plateaux de Bohême, striés de gris, dardaient mystérieusement l'éclat de ses dix-sept ans.

         Elle choisit Schubert qu'elle aimait passionnément car cette musique triste et légère hésitait toujours, se murmurait, étoilait ses rêveries de touches fragiles de mélancolie. Elle ouvrit le cahier maintes fois parcouru, l'impromptu n° 3 en sol bémol majeur. Elle lisait lentement et ne savait dire quel sentiment naissait en elle à parcourir les portées. Pas vraiment de la tristesse, en deçà, une amertume voilée, une joie secrète et pudique, un affadissement du cœur, couleurs passées, automnales de son âme arrêtée au bord d'un chemin creux, battue par les seigles et les pivoines, dans le vent vespéral d'une campagne oubliée. Ses souvenirs d'enfance. La mélodie, simple, s'infusait dans ses yeux, s'envolait  comme un passereau inquiet et surpris. Elle posa le cahier. Le crépuscule gagnait des terres d'ombre dans sa chambre bleutée par les reflets susurrés de la Vltava. Elle tendit ses paupières bas sur l'horizon de ses yeux. Puis, dans les soupirs suspendus de l'heure immobile, éleva ses blanches mains fines comme les pennes argentées des gélinottes blanches. Ses doigts creusèrent avec délicatesse le clavier. Les notes s'élevaient distinctes trouant le silence clair d'un filet métallique. Elle jouait en balançant doucement la tête, faisait voler des mèches sur le sable de son cou. Nuit. Elle reprenait sans cesse les mesures délicates, cherchait une expression, des nuances plus mystérieuses. Elle ralentissait l'introduction si cristalline, si tristement simple. Ses doigts effleuraient les touches, caressaient l'ivoire. Flottaient, flottaient dans l’air poivré de colchiques l’amertume de Schubert, le lin de Venise, les doigts frêles, les bleus de la robe pastel, des reflets expirants de la Vltava et mon esprit rêveur.

 

 

                                                 Oui, c'était bien moi, vent froid des Carpates blanches qui hersait les collines de Moravie, roulait sur l'onde grise de la Vltava, éolien voyage jusqu'à Prague aux sombres demeures gothiques, dans cette chambre calme, un soir de septembre. Arpège du sommeil, j'avais quitté mes laisses de basse mer antillaises. J'escaladai des vertiges de temps et j'écoutais, présence translucide, lémure triste, les phrases secrètes de Schubert fleurir comme un pâle lys sur l'étang lisse du soir. Je regardais les dix-sept ans de la jeune pianiste tchèque apparue dans la sèche vieillesse de mon cœur. Froids déserts, steppes boréales, solitudes familières, sentiments en lambeaux, hachés, dépecés, amours sanguinolentes qui ricanent sous les yeux abrutis de quelques garces cupides, amours corrodées par la fausseté même et les désillusions cinglantes des poésies chétives et mélancoliques nées dans les brumes douces de l'adolescence. Je flottais circulaire autour de son corps fragile, ballerine slave. Je glissais aérien sur les plis de sa robe, haleine sans amarres des cœurs apatrides. J'effeuillais ses épaules aux pétales duveteux. Sur la chair de ses lèvres esquissées, je dessinais des motifs d'arabesques. Petit Poucet, je me perdais dans la forêt de saules dorés de sa chevelure, semant un chemin de baisers. Sur son front, pâle toundra, je buvais les secrets de son père. Je m'allongeais paresseux dans le val de son cou et frémissais du léger roulis que lui donnait la musique. Capiteux instants, Tatjana, que ton aube innocente donnait aux notes de Schubert ces inflexions si tendres, si pures. Et versait sur mes rêves chenus, nymphosés, cet élan gracieux de grand papillon Machaon.

         Tu laissas mourir la phrase musicale pour t'absorber dans une profonde réflexion. Et s'échappa de tes lèvres bruissantes ces quelques vers d'Alexandre Blok:

O cher, sois téméraire,
Et nous nous aimerons !

De mes fleurettes claires
J'ombragerai ton front.

Je suis la verte étoile
Qui brille à l'orient,

Ou la vague d'opale
Sur tes armes coulant.

Ondine, je me dresse
Au-dessus du courant.

Ô douloureuse ivresse,
Qui tous les deux nous prend !

Oui, durant les nuits sombres,
Il est doux de mourir,

Et de croiser dans l'ombre
Des regards sans désir ...

                  puis ces autres de Yarouslav Sméliakov:

                                      Bientôt, pour vous, beautés de la patrie
                                      Nous construirons des palais de féerie!

                                      Nous couvrirons vos âmes divines
                                      De brocarts d'or, de chaudes zibelines;

                                      Nous écrirons, pour vous en faire hommage,
                                      Vibrant d'amour, de beaux, de grands ouvrages.

                                                             Oui, douce Tatjana tu songeais à aimer. Déjà penchés sur tes jours balbutiants, des rêves avaient passés comme de hauts vents amers de tristesse slave. Était-ce l'infinitude des bouleaux de la plaine russe où tu étais née, était-ce les bords noirs de la Vltava praguoise, était-ce la musique blessée de Schubert, était-ce simplement la floraison de désirs amoureux qui donnaient cette pathétique émotion à ta voix et cette profondeur minérale à tes yeux? Tu restais plongée sur une pensée comme se mire une jacinthe des bois sur le tain d'une mare. Moi qu'un chemin onirique portait sur le bord de ton soir, au seuil de ta pensée, à l'embrasure de tes rêves, moi qui lisais tes attentes comme tu lisais Schubert, je m'assis au bureau. Je pris une page blanche et me mis à t'écrire ces quelques lignes, tandis que tu songeais, ma transparence:


                                                                             Ile de Kolgouïev, le 26 Septembre 1991

 

                                                                 Tatjana, chère ancolie des steppes,

 

         Il pleut sur l'île de Kolgouïev, il pleut sur la mer de Barents une cuve sans fin comme il pleut sur mon âme. Je me nomme Voznéssensky, on m'appelle Athanase. Je t'ai croisée voilà une semaine dans la Mala Strana à Prague. J'étais en Bohême pour quelques jours. C'était dans l'ombre de la rue Vitezslav Nezval, tu marchais timide auprès de ton père. Nos regards se sont croisés. Un instant j'ai vu la pâle Ophélie qui flottait dans mes nuits sur les falaises argentées de Kolgouïev, spectre mystérieux des Ys englouties. Ton père t'appela, j'ai su ton nom. Je vous suivis dans le dédale des rues vers le Staré Mesto au bord de la Vltava. Je t'écris cette nuit froide du phare de Kolgoueïev, battu par la houle boréale de la mer de Barents. Je t'écris de ma chambre glacée où vacille l'éclat blême d'une bougie tremblante moins que ne vacille ma raison depuis le jour où mes yeux de loup arctique ont croisé ton regard sauvage et las d'étoile du Kirov.

         Me faut-il chercher à quel passereau délicat de mon île du septentrion comparer ton corps frêle. Me faut-il chercher dans nos vieilles légendes russes à quel sylvain chanté par Pouchkine tu sembles incarner la grâce délicate. Tes cheveux défaits ont le teint vert pâle de nos tristes lichens. Et ton visage, fin travail d'orfèvre, ciselé dans un bloc de carrare, trouble comme une éternelle aube boréale l'ombre calme de mes nuits. Mais surtout dans tes grands yeux bleus, gemmés, gypaètes immobiles de l'Oural, j'ai vu des mares secrètes cousues de joncs, de nénuphars, de myosotis, nimbées de brumes mystérieuses et peuplées de génies mélancoliques.

         À l'orée de mes vingt ans, moi Athanase Voznéssensky, gardien de phare en mer, solitaire guetteur dans les embruns iodés, les lames glacées de l'océan arctique, près des terres désolées de Kolgouïev, j'ai perdu à jamais le calme taciturne des existences polaires. J'ai perdu le sommeil et la faim et mes yeux salés par les déferlantes de ton  souvenir sont deux feux éteints, deux sémaphores engloutis. Je laisserai aux brisants les pêcheurs de Mourmansk, les chalutiers d'Arkhangelsk. Je n'allumerai plus jamais mon phare.

         Je ne sais comment nommer ce sentiment inconnu qui m'envahit l'autre jour à Prague. Bien trop de mots usés, communs et corrompus se heurtent à l'estuaire de ma plume. Je voudrais que se pare ma lettre, comme un frai d'étoiles déposé sur le sable de la nuit, des brocarts poudrés d'argent de mes pensées. Je voudrais enfanter quelques émeraudes rares qui iriseraient tes yeux quand tu me liras. Pour toi, frêle esquif qui dérive le long des nuits découpées, je voudrais allumer des feux grégeois, brasiers sans fin de mon amour. Je voudrais semer ta jeune prairie, garrigue virginale et sauvage, de ces fleurs rares d'Europe, l'hyacinthe bleutée des montagnes, le bleuet sanguin d'Italie, le coquelicot turquoise de Westphalie. Je voudrais dérouler sous tes pieds délicats, jeune faon inquiet, un tapis velouté de mousses vert céladon dans les bois profonds où tu habites. Sur tes nuits de jade, dans ton sommeil tranquille d'enfant, j'arpégerais les accords tendres du cymbalum sidéral, xylophone d'étoiles. Je veux chauler les cendres de ta mélancolie slave du lait clair de mon amour. Ce feu de comètes a traversé le ciel de métal gris qui couvrait les jours mornes où j'attendais les steamers de Novaïa Zemlia, les caboteurs de Doudinka, pluie de météores ignés. Tu as, sirène au chant suave et enchanteur, entraîné ma gabarre de jours calmes sur les écueils, les brisants des passes de l'amour. D'invoquer ton image, feu follet tremblant, gravé sur l'argile de ce jour où je te croisai à Prague, me tord l'estomac, suspend le flot régulier dans mes veines, assèche l'air marin qui brûle mes poumons. Ton absence, lointaine Tatjana, a dépeuplé à jamais Kolgouïev, cormorans criards, phoques huileux, pêcheurs russes harassés. Ton absence, lame rougie sur mes yeux, torture sans pitié mes jours, mes nuits d'une souffrance noire, amère brûlure sans rémission.

         Je te crois sage, Tatjana, je ne veux qu'étreindre l'ombre fauve de ton corps, enlacer tes rêves secrets, irriguer de sucs miellés la peau diaphane de tes songes; vent nordique tiédi par l'amour, je veux faire frissonner le feuillage enchevêtré de tes pensées, murmurer dans la blonde taïga de tes cheveux les légendes féeriques de la vieille Russie. Je serai pour toi le cavalier cosaque du Caucase qui chevauche sans fin sur la toundra infinie, valeureux guerrier, libre et fier. Je serai pour toi ce roi des steppes du Kasakhstan qui pour l'amour d'une sylphide aux yeux verts erre en haillons sur les lichens de la plaine éternelle. Batelier habile de la noire Volga, je trouverai pour tes pas hésitants les gués bleutés vers les rives adamantines de la vie. Je serai pour tes yeux tristes, le pêcheur de perles nacrées, de lueurs phosphorées, d'azurs brillants, de clartés d'aubes immobiles.

         Je t'emporterai, douce Tatjana, loin des plateaux de Bohême, de la Vltava paresseuse, vers ces océans aux mufles couverts d'écume, immensités iodées sous les lunules de mercure. Je t'emporterai sur le dos laineux des flots déchaînés, sous les soleils cupriques errants dans les cieux débridés. Je t'emporterai sur la goélette effilée de mon cœur, voiles de lin étarquées, mâture d'acajou précieux. Je t'emporterai vers une île perdue, inconnue de tous les portulans, une terre au-delà des rêveuses atlantides, des fabuleuses hespérides. Nous vivrons là sous des tropiques cléments, de fruits juteux et sucrés, de coquillages goûteux, de dorades argentées. Nous vivrons là, languissants, sous les palmes bercées des haleines chaudes des nymphes marines. Et seules les étoiles, yeux d'acier aux judas des voûtes célestes, seule la lune, pâtre solitaire des météorites chenues, seuls les hauts vols de soleils borgnes migrant vers les crépuscules virides, seul le prisme des arcs-en-ciel bandés après les orages, seuls les parhélies des cieux hyperboréens sauront nos vivifiantes amours, nos ballets aquatiques, nos longues promenades sur la frange du soir, nos étreintes de pieuvres énamourées et nos fécondes fusions, nos sonates délicates pour violon et clavier que chaque soir nous écrirons sur les portées mauves de la nuit ...

          Mais il pleut sur Kolgouïev comme il pleut sur mon âme. Je suis seul cette nuit à la vigie de mon phare en mer. Prague est si loin que mon souvenir trahit ton image cristalline. Puissent mes baisers quitter la Mer de Barents, doubler le Cap Kanin, traverser le lac Onega, la Carélie, gagner le Golfe de Finlande et la Baltique puis la baie d'Helgoland en Mer du Nord, milliers de verstes parcourues. Puissent mes baisers remonter l'Elbe des Landes de Lunebourg vers les terres continentales, vers la Vltava praguoise, vers le Staré Mesto, dans quelque élégante demeure baroque où tu dors sûrement à cette heure, du sommeil séraphique des âmes pures.

         Te reverrai-je amère Ophélie? Que de jours et de terres nous séparent, Tatjana adorée! Mais tant que ton aube ne se lèvera pas sur l'horizon d'encre de mes jours, tant que je ne verrai pas l'ombre innocente de ta silhouette d'elfe traverser le regard agité et perçant de mes yeux, je laisserai éteint ce phare de haute mer, la lampe au xénon et malheur aux morutiers, ferries, caboteurs et chalutiers, malheur aux équipages, qui viendront festonner les brisants ciselés de la Mer de Barents...

 

         Je laissai là la page inachevée pour me dissoudre dans le sommeil lourd du matin et franchir à nouveau les terres et les mers interstellaires de ma nuit tropicale. C'était un rêve de gemme bleutée car aux âmes maudites par les sortilèges irrépressibles de quelque vengeance divine, il n'est pas permis d'aimer.

 Viré monté