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À celle que le vent aimait, lettre 1
Libertinage d'Expression IV par Philippe Jordan. © Carrier Art Collection. |
Déjà, depuis le chaos initial, quand l'hélium superbe éclatait,
dans un fracas d'enfer, quand les gaz et la matière fumante emplissaient le néant,
au début des temps, des fausses genèses et des vieilles antiquités,
déjà, je portais ton vide, en pleine conscience du manque.
Déjà, quand la Vie, sur les froides planètes des lointaines galaxies
et dans les incandescences infinies, hésitait, quand les eaux submergeaient, et les monstres marins,
et les terres à naître, moi, bien plus vieux que ce monde, bien plus vieux que la Vie,
moi le vent, respiration de l'être, je portais ton vide, ta présence en creux.
Déjà, quand enfin, les atomes s'unirent, quand les ontologies s'écrivirent,
quand la forme naquit, indistincte et primitive, comme une déraison des dieux avinés,
déjà, j'errais avant le Temps, le long de grandes solitudes, triste et sans conscience,
qu'une immatérielle prescience de ton absence, comme un feu d'étoiles dans des déserts glacés.
Déjà, quand de bien des vies, j'empruntais le hasard, ce poisson hagard des abysses,
ce reptile hideux, cet oiseau fabuleux aux rémiges d'argent, cette simple liane sensuelle,
quand, bien plus tard, j'empruntais le cours hésitant des sangs et des spermes,
et un destin criminel et poussif d'homme, déjà je portais sur une épaule de conquérant,
tes griffes d'oiseau mythique et mystérieux, et dans mes yeux d'acier un sale mépris des humanités.
Déjà, quand j'eus passé bien des gués de rivières placentaires,
des métamorphoses sublimes et des métempsycoses improbables,
quand j'eus longé le cours de bien des civilisations, porté les peaux de toutes les races,
les destins des hommes sans génie et le génie de tous les vents de sable et de sel,
déjà, sous mes chairs battait le cœur d'un vide, le bruit sourd d'une absence.
Déjà, comme les marins génois et les capitaines lusitaniens, j'avais lancé sur tous les océans,
mes vaisseaux et mes chiens, je cherchais une île sauvage et belle, une Inde nouvelle,
car il fallait un rêve pur, un destin qui me dompte, une divine trajectoire,
car j'avais déjà un sentiment douloureux d'un manque d'âme,
comme une absurdité à exister, comme un regret de la matière inerte.
Dans le sillage de mes navires, régulier, je me jouais des circonstances historiques
et des vies sans altitude, et je foulais l'or et les honneurs et les pauvres religions,
plus violent qu'un vent de comètes, plus insaisissable qu'un rêve de cosmos,
car je portais l'empreinte d'un songe d'humanité qui m'épargnerait, pour un instant,
cette terrible servitude de l'immortalité. Je portais ton empreinte, ma mort possible et définitive.
Déjà, j'avais usé le Temps et ses tristes similitudes, je cherchais l'oubli minéral, lassé d'être Dieu.
Et je pensais, mélancolique, le soir penché au bord de l'univers que j'avais créé par égarement,
au seul rachat possible, digne à mes yeux d'en réparer la faute, de mourir et donc d'aimer.
Déjà, je sentais que rien, des genèses et des apocalypses, ne pourrait troubler l'ennui mordant
de ce feu infini qui brûlait en moi pour personne
et qui s'ignorait, s'oubliait et se perdait dans le delta des époques.
Oui, seul l'amour pouvait m'abolir avec honneur et immensité,
me figer dans une création superbe, un dernier destin avant la béatitude de l'oubli.
Oui, il me fallait une dernière fois inventer,
après les enfers et les tourments dérisoires, après l'éther et les bleuités astrales
sur le reflet parme des nuits et le turquoise des océans, après les vents violents,
déchiquetant avec insolence les crêtes vierges des montagnes, les pelages soyeux des mers,
les cimes suppliantes des forêts, après le règne vivant et sa laborieuse évolution,
après les bassesses humaines et les splendeurs aussi des hommes,
et bien après l'oiseau qui se rit de l'espace, l'oiseau de feu,
il me fallait inventer l'amour, une dernière fois torturer le néant,
l'amour, indélébile testament sur le palimpseste des vies innombrables, l'amour et la mort.
Quel vertige pour moi de concevoir une dernière fois, et d'atteindre l'absolu de l'oubli !
Et ces îles lumineuses et sauvages, prenaient soudain les traits d'une femme,
car je voulais rompre la chaîne des conditions, je serais homme, le dernier homme.
Du moins à ma connaissance et selon mon pressentiment.
Et ces îles lumineuses et sauvages, d'une innocence perdue avant l'enfance des enfances,
prenaient soudain, les formes brouillées de brume d'une femme,
sous le chant rude des équipages, sous les claquements des voiles,
moi l'océan, moi le galion, moi la mâture, moi les voilures et moi les drisses et les haubans,
moi le gouvernail, la vigie, la proue et l'étrave et surtout moi le vent,
je voyais, de tout l'alpha et l'oméga, sur l'horizon incurvé et infini
des déserts marins et des océans sahariens et des solitudes divines,
se dresser l'unique silhouette d'une femme unique
car inséparable de ma nature, j'avais acquis avec mon existence d'homme,
ultime havre, la prescience de la femme qui achèverait mon unité,
et l'unicité de cette femme car, bien que multiple, j'étais un être unique.
Du moins à ma connaissance et selon mon pressentiment.
Et ces îles lumineuses et sauvages, que je cherchais sans répit,
obstiné coureur de mers, Colomb inlassable, infatigable rouleur de rêves dans mes cales,
ces îles lumineuses et vierges, calmes et sauvages,
ces îles, c'était toi.
Bien avant que le premier de ta race n'ait pensé à exister, imaginé de vivre,
bien avant que le premier de ta race n'ait rêvé l'humanité,
et couru des forêts denses vers les savanes arides près des oueds et des fleuves,
bien avant que le premier de ta race ne se dresse et taille une sagaie
et lance un cri de fauve à la face des êtres vivants asservis à l'humaine domination,
bien avant tout cela, déjà je te connaissais.
Comme je savais les lois universelles, comme les théories, les religions et les crédulités
que j'avais inventées, je savais ton essence et ta possible existence,
et je sentais surtout que tu n'aurais qu'un visage,
un dernier visage, une dernière beauté avant mon crépuscule et ma cécité.
Je sentais, que toi, île lumineuse et sauvage, tu viendrais crever mon œil de cyclope,
l'œil de Dieu qui contemplait le monde, mon monde que j'avais créé et que je ne verrais plus.
Aussi farouche ou sage que tu sois,
il te faut admettre que bien avant que tu naisses, j'avais tressé pour toi, sauvageonne,
un filet de chanvre aux mailles serrées pour te saisir le jour venu.
Je savais toutes les ruses, le passage des troupeaux, le sentier des solitudes,
les migrations des oiseaux, ces routes le long des cieux.
Vieux pêcheur j'avais plus d'une nasse, je savais où filaient les bancs de poissons-ange,
les squales solitaires et les espadons fougueux.
Il te faut admettre que tu n'avais pas ta chance,
pas la moindre chance de m'échapper, depuis des siècles et des gorgées de temps que je te traquais.
Un seul regard suffit à dénuder tes masques, laver tes fards et même tes croyances.
Un seul regard à peine pour te reconnaître
et déjà ma lance avait quitté son fourreau, vibrait dans l'air vers sa proie, vers sa victime, vers toi.
Tu étais à moi avant d'être, hélas.
Un seul regard pour te reconnaître mais combien d'heures, de jours et de saisons,
combien de vies et de vies pour te découvrir ?
combien de vies pour découvrir l'ombre impensable de ton âme mystérieuse et sauvage ?
Gisoolo ko ?