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Le polar au féminin: le cas des Antilles françaises

Pierre Emeline
Université de Montréal
Canada

 

 

 

 

 

 

 

Bwa Bandé, Marie-Reine de Jaham • Éd. Robert Lafont • 1999 • ISBN 978-2221091081 • 20 €.

Bwa Bandé

Résumé: Au sein de la littérature antillaise, peu de femmes ont écrit des polars. Parmi celles qui se sont lancées dans l’aventure, on retrouve Marie-Reine de Jaham (Martinique) et Michèle Robin-Clerc (Guadeloupe) qui interrogent, à leurs manières, les poncifs du genre. Le présent article a pour but de souligner  la représentation des figures féminines ainsi que le discours socio-historique qui en découle.

Abstract: In West Indies literature,  few women wrote detective novel. Among them, Marie-Reine de Jaham (Martinique) et Michèle Robin-Clerc (Guadeloupe) question the commonplace of the literary genre. This article aim to emphasize femine représentation and their sociohistorical discourse .

Mots-clés: polar, littérature antillaise, femmes, Michèle Robin-Clerc, Marie-Reine de Jaham.

Keywords: détective novel, West Indian literature, woman, Michèle Robin-Clerc, Marie-Reine de Jaham.

 

«Le roman policier anglais est affaire de femmes, avant tout.» (Lanone 2009, 31). Le domaine est représenté par de nombreux exemples. Il suffit de penser à ces Anglaises ordinaires devenues les «reines du crime»: Agatha Christine, Anne Perry ou P.D. James pour s’en convaincre. Même si ces auteures sont encore lues de nos jours, le polar1 demeure un genre littéraire encore marqué par un fond de misogynie  qui touche à la représentation du féminin en tant qu’auteure2 et comme personnage. Parler du polar au masculin peut relever d’une tautologie: le polar est un genre dominé par les hommes, autant aux Antilles françaises qu’ailleurs. La littérarité du genre est susceptible d’attirer des auteurs de renommée qui n’hésitent pas à investir le polar, avec pour effet circulaire d’en augmenter la lisibilité et le prestige littéraire. Ainsi des écrivains francophones distingués par les instances de légitimation (P. Chamoiseau et R. Confiant, par exemple) en épousent les formes et en modifient le langage. Cependant, si la littérature de la Caraïbe francophone jouit aujourd’hui d’une reconnaissance internationale, une partie de sa production, les polars, demeure toujours en marge du champ littéraire officiel, autant sur le plan régional qu’international.

Pourtant quelques femmes se sont lancées dans l’aventure. C’est ainsi que la Martiniquaise Marie-Reine de Jaham publie Bwa bandé (1999). L’année suivante, la Guadeloupéenne Michèle Robin-Clerc fait paraître Au vent des fleurs de canne (2000). De façon générale, il est rare de rencontrer des enquêtrices. Pourtant, dans notre corpus, les protagonistes qui vont élucider les crimes sont des figures féminines.

Dans Bwa Bandé, la mort d’un magnat, Armand Rouvier-Dulac, semble suspecte. Sur fond de vaudou, sa fille Ivane va chercher à éclaircir les mystères qui entourent cette disparition dans une île, Saint-Martin, en proie à de nombreuses convoitises (trafic de drogues, paradis fiscal, blanchiment de devises, etc.). Les témoins gênants seront exécutés; la «vraie» coupable, Mama Love, une mambo (une prêtresse vaudou) ne sera pas arrêtée.

Quant à l’ouvrage de Michèle Robin-Clerc, Au vent des fleurs de canne,  il relate l’histoire d’une femme, Patricia, l’épouse de Joël de Luynes, qui entretient une relation extraconjugale avec un autre homme, Sacha. Quand le meurtre de Joël survient, l’enquête démarre et se termine par l’arrestation du coupable, un associé de celui-ci qui s’est vengé d’avoir été dépossédé de son amante par Joël, en plus d’avoir été conduit à la faillite par la faute de ce dernier.

Notre exploration du polar au féminin dans la Caraïbe francophone se déclinera en fonction de quatre axes principaux. Tout d’abord, nous nous intéresserons plus largement à l’historique du polar chez les femmes et singulièrement, aux Antilles, pour mieux saisir l’appropriation du genre dans la région. Pour ce faire, suite à une présentation des traits génériques du polar, nous verrons si les auteures les subvertissent. Par la suite, nous nous pencherons sur quelques représentations du féminin qui interrogent les frontières sociales du masculin et du féminin (Lanone, 2009, 31). Le discours socio-politique, omniprésent dans le polar, sera passé en revue. Ce discours nous invitera à nous questionner sur l’apport de ces œuvres au sein du genre, mais aussi à mesurer la portée de ces enjeux dans l’ensemble de la littérature antillaise.

I. Historique du polar au féminin

Le roman policier remonte aux nouvelles de l’Américain Edgar Allan Poe: Double assassinat dans la rue Morgue (1841), Le mystère de Marie Roget (1843) et La Lettre volée (1845). Quelques années plus tard, la France (1860) s’initie aux écrits policiers par l’entremise d’Émile Gaboriau. Vers 1880, l’Angleterre fait une entrée remarquée dans le genre, avec l’emblématique Sherlock Holmes et son ami Watson, sous la plume de Sir Arthur Conan Doyle. S’il est avéré que ce sont des hommes qui ont initié le genre, «[l]es auteurs féminins ont toujours été très présentes dans le roman policier» (Spehner 2007, 89). En 1861, Ellen Price publie East Lynne. L’année suivante, Mary Elizabeth Braddon fait paraître Le Secret de Lady Audley sans oublier la publication de l’œuvre d’Anna Katharine Green qui a pour titre Le Crime de la cinquième avenue paru en 1878.

Agatha Christie, Amanda Cross ou Ruth Rendell ont succédé aux pionnières du genre avec des œuvres qui jouissent d’une renommée internationale. Toutefois, force est de constater que c’est seulement à partir des années 70 qu’on assiste à une véritable éclosion du genre chez les femmes. Cette période coïncide avec une frénésie contestataire (mai 68, culture pop, guerre d’Algérie, etc.) à laquelle le mouvement féministe - bien qu’entamé dès le 19e siècle- n’est pas étranger. C’est durant cette décennie charnière que le mouvement des femmes obtient des réformes législatives qui ont pour but de « garantir l'égalité entre hommes et femmes dans les sphères publiques et privées.3» L’agitation sociale de l’époque n’est pas sans effet sur le roman policier qui connaît des mutations majeures4 notamment en prenant le nom de polar.

À la Guadeloupe et à la Martinique, le polar est apparu tardivement, de façon soutenue, bien que quelques publications clairsemées aient marqué son évolution. On retrouve des occurrences du genre dès le 19e siècle5 avec les œuvres du Guadeloupéen Adolphe Belot qui a fait paraître Secret terrible (Mémoires d’un caissier) en 1878, ainsi que La Femme de feu, en 1874. Dans les années 1930, son compatriote Sully Lara écrit Sous l’esclavage. Toujours durant la même décennie, en 1932, le Martiniquais Salavina, publie Amours tropicales ou Martinique aux siècles des Rois. En 1946, son concitoyen Daniel de Grandmaison édite Rendez-vous au Macouba et trente ans plus tard, Le Bal des créoles (1976).

Les femmes ne sont pas en reste puisque la Martiniquaise Marie-Magdeleine Carbet (en collaboration avec Claude Carbet) sort un ouvrage, Braves gens de la Martinique en 1957 où une nouvelle intitulée «l’accident» relate une enquête policière. Michèle Lacrosil, romancière guadeloupéenne, diffuse une fiction policière en 1967: Demain Jab-Herma.

Depuis les années 1990, on assiste à une production plus soutenue du genre. On note une floraison remarquable d’un genre littéraire dynamisé, grâce au développement de maisons d’édition locales et de réseaux de diffusion régionaux.

II. Aspects génériques

Longtemps relégué au registre de la paralittérature en Europe et aux États-Unis, le polar est désormais reconnu par les institutions au point où Franck Évrard déclare que « [l]e genre reconnu par l’institution donne l’impression de se diluer dans la sphère de la littérature, après des années de purgatoire. » (1996, 72) 

Le polar «peut être caractérisé par sa focalisation sur un délit grave, juridiquement répréhensible […]. Son enjeu est, selon les cas, de savoir qui a commis ce délit et comment (roman à énigme), d’y mettre fin et/ ou de triompher de celui qui le commet (roman noir), de l’éviter (roman à suspense).» ( Reuter 2007, 9-10)

Brocas identifie  un «canon» du polar: «un crime, un auteur, des enquêteurs, une intrigue, un contexte.»  (2009, 73) L’investigation débute au moment où le cadavre est découvert. Un enquêteur est alors chargé de l’affaire. À charge pour lui, d’observer, de questionner, de relever, de consigner tous les éléments (suspects, indices, témoins) qui lui permettront de trouver le coupable. Pour ce faire, l’investigateur évolue dans des espaces sociaux et topographiques divers; ce qui permet à la critique de développer les nouvelles conditions de son déploiement.

S’il est d’usage que le paratexte fournit aux lecteurs des indications quant à la classification de l’œuvre, Au vent des fleurs de canne n’enfreint pas la règle dans la mesure où elle est identifiée dans la catégorie du «roman policier». Pourtant, le titre choisi «tend à projeter le roman dans une sphère à la fois poétique et proche de l’univers lyrique de la saga» (Maleski, id.). Parallèlement,  l’illustration de la page couverture, une reproduction de tableau,  de même que la spécification de l’intérêt de l’auteure pour la poésie, «elle écrit des poèmes depuis l’enfance», en quatrième de couverture, tranchent avec l’image qu’on pourrait se faire d’un polar, habituellement habillé d’une jaquette plus sobre. En revanche, Bwa Bandé est classé en tant que «roman» dans la collection  «best-sellers6» aux éditions Robert Laffont. Cette catégorisation positionne l’œuvre face à une consommation de masse, l’opposant «ainsi à la consécration par la critique des spécialistes reconnus du circuit restreint de la littérature.» (Saint-Jacques 2002, 50). Ces considérations autour des œuvres contribuent à mieux saisir les «aspects génériques de la réception», et peut-être de mieux comprendre les raisons pour lesquelles elles demeurent en marge de la critique tant journalistique que savante (Stempel 1986, 163)

III: Figures féminines génériques

Dans son ouvrage intitulé Le roman policier et ses personnages, Yves Reuter parle de la fonction des «figures génériques» des personnages (1989, 161). Selon lui, elles servent au lecteur à identifier le genre et à «organiser la cohérence textuelle» (Id.). Dans le genre policier, il n’est pas fortuit que l’on retrouve une «récurrence des femmes» puisque cette figure générique permet «fonctionnellement7 de recueillir l’adhésion du lecteur tout en organisant la narration et en la justifiant par la disproportion des forces en présence.» (162)

Dans le polar, «on rencontre peu de femmes, au premier plan en tout cas. […] Les femmes sont maintenues hors du champ de bataille. Elles possèdent, tout au plus, le droit d’inciter au crime […]. La femme fatale, tentaculaire, appelée à séduire pour mieux détruire; la vampire, la nymphomane, la croqueuse d’hommes.» (Lemonde 1984, 137) Le personnage féminin est relégué au rôle de tentatrice ou alors elle est perçue comme un objet sexuel. Dans les œuvres à l’étude,  plusieurs viols sont perpétrés et sont souvent suivis de meurtres. Selon Anne Lemonde, «les personnages féminins du roman policier [sont] [t]outes à tuer» (137). Cette brutalité à l’encontre des femmes est un thème répétitif qui conforte ainsi leur rôle a priori secondaire. Dans Au vent des fleurs de canne, Patricia de Luynes devient la maîtresse de Sacha, suspecté par la police d’être l’auteur du meurtre de son mari. Pendant qu’il la questionne afin d’obtenir des informations quant à la progression de l’enquête,  «Sacha remonta les mains vers sa gorge et commença à serrer doucement comme pour l’étrangler. Une panique sourde fit battre le sang à ses tempes.»  (2000, 131) Cette violence trouve un écho dans Bwa Bandé où Élizabeth, riche héritière, se fait frapper par son amant, Richard, dont elle est la patronne. Pour se faire pardonner, celui-ci lui offre «un bracelet d’esclave.» (1999, 306) Il l’humilie en l’excluant de négociations pour le compte de l’entreprise, sous prétexte qu’il s’agit de «dîner d’hommes» (161). En réalité, «[l]a violence individuelle [renvoie] à la violence collective à l’espace tragique» des îles, des sociétés antillaises (Évrard 1996, 120).

Dans Au vent des fleurs de canne, le commissaire Boucher et un assistant mènent l’enquête selon les procédures habituelles (relevés d’empreinte, garde à vue, interrogatoire, etc.). Pourtant, ce sont deux femmes, soit l’épouse du meurtrier, Alice, et la conjointe de la victime, Patricia, qui identifient le coupable. Alors que l’assassin s’apprête à abattre Patricia, Alice surgit, en endossant le rôle de justicière,  pour protéger la jeune femme en déclarant à son mari: «Ne me force pas à te tuer.» (157) Pour maîtriser celui-ci qui se montrait récalcitrant, Alice n’hésite pas à faire usage d’une arme à feu, qu’elle a appris à manier en cachette de son époux; la balle projetée lui arrache l’oreille. Ainsi, la solidarité féminine s’est exercée face à l’adversité, et notamment face à une police désavouée. Amère, Patricia déclare: «Vous arrivez bien tard, commissaire» (Id.). Pourtant, tout au long du récit, le lecteur ne soupçonne pas Alice de connaître l’identité du coupable.

Dans Bwa Bandé, l’investigation est conduite par Ivane, une anthropologue, qui quitte Paris pour Saint-Martin suite au décès de son père, Armand. Elle cherche à faire la lumière sur la mort mystérieuse de celui-ci. Cette jeune femme «normale» se retrouve enquêtrice malgré elle. À aucun moment, elle ne sollicite l’aide de la police. Elle «avançait dans son investigation» en réunissant des indices et en questionnant des témoins ou des suspects (232).

 Il n’est pas rare, dans les polars, que la police ne participe pas à l’enquête. Souvent, l’enquêteur est «lié affectivement à la victime» et choisit de prendre en charge l’investigation. Ce faisant, le rôle de la police est reconfigurée Cela est d’autant plus vrai dans l’œuvre de De Jaham puisque le crime initial (qui sera suivi de plusieurs) semble avoir été commis à la suite d’une malédiction proférée par une prêtresse vaudou à l’encontre d’Armand. Comment dès lors envisager le travail des représentants de la loi dans un contexte où le surnaturel prime?  Mama Love est sûre d’une chose, face à ces meurtres mystérieux, «[l]a police se perdrait en conjectures avant de classer l’affaire. »  (326)

Autre figure générique emblématique du polar: le coupable. Souvent, il s’agit d’«un homme adulte [qui] n’est pas présenté comme un ‘‘professionnel’’ du crime» (Reuter 1989, 162). Si cela est vrai dans le roman de Robin-Clerc, il n’en est pas de même dans Bwa Bandé. On y retrouve plusieurs meurtres commis par des incriminables différents, sauf que le personnage qui est derrière tous ces assassinats est une femme: une mambo. Elle en commandite directement auprès d’hommes de main, et elle a aussi recours au vaudou pour manipuler des protagonistes en les amenant au crime. À la fin de l’œuvre, elle reconnaît que: «[…] Richard, c’est moi qui l’ai détruit» […] Moi qui l’ai poussé au mal par mes envoûtements!» (327). Mama Love représente une figure peu commune dans le polar. Cette protagoniste, ambivalente, symbolise la gardienne des traditions antillaises en raison de son investissement dans la culture. Cette femme d’affaire influente est propriétaire d’un restaurant haut de gamme, spécialisé dans les recettes traditionnelles délaissées. On vient de toutes parts réclamer sa protection. Ses clients proviennent de tous les milieux sociaux et «raciaux» de l’île. Elle protège des opprimés face à la démolition de leurs maisons contre des promoteurs immobiliers véreux. Son surnom, Mama Love, est affectueux, elle apparaît comme la

‘‘ femme- refuge’’ […]. La mère est, dans cet univers de violence, le symbole pour le héros, de l’apaisement possible, de la sécurité, du repos. Le retour aux sources, l’oasis, une halte dans sa course frénétique. […] La mère attend, comprend, soutient. En un mot, aime. Sans restrictions. […]  La femme-refuge est le rappel de la fonction unique : la Maternité.  (Lemonde, 36)

D’où ce surnom Mama qui cache, en réalité, une femme impliquée dans le trafic de drogue et une froide meurtrière. Tous les assassinats n’ont qu’un but: assurer un avenir professionnel à son fils, Ernest, âgé de 35 ans, dans la société de son père, Armand. Ce dernier l’a écarté de son testament. Mama Love cherche à se rendre justice par rapport à la trahison de son amant qui l’a délaissé dès sa grossesse. Toute sa vie, elle a vécu cela comme une humiliation et elle n’a eu qu’un objectif: se venger. Dans un monologue, elle confesse:

Armand, doudou, ne sois pas fâché contre ta petite Cornélia (de son vrai nom)… Elle ne voulait pas te faire de chagrin. Mais il ne fallait pas la repousser. […] Quand je t’ai mis ton fils dans les bras, tu t’es détourné. […] Je n’ai rien dit quand tu as épousé une autre. […] Est-ce que je pouvais accepter cela, moi ? […] Pourquoi m’as-tu obligé à agir ainsi? (327)

Mama Love souhaite racheter son «honneur» (331). Elle veut que sa «justice [soit] accomplie» (330) par le biais de l’intégration de son fils au sein de la direction de la société paternelle. La prêtresse a écarté tous ceux qui pouvaient entraver le succès professionnel de son enfant. Ivane démasque la machination de la mambo à qui elle offre son pardon; elle lui déclare: «Vous n’êtes peut-être pas aussi mauvaise que je l’avais cru.» (331) Pour que l’ordre soit rétabli, la police arrête les hommes de main, mais l’investigatrice principale demeure impunie. Dès lors, Mama Love apparaît comme une coupable, mais aussi comme une victime. Victime des rapports compliqués entre les hommes et les femmes, victime également des rapports «raciaux», car bien qu’elle ait été la seule femme qu’Armand ait aimé jusqu’à sa mort, il ne l’a jamais épousé préférant des femmes issues de son milieu social et ethnique.

IV Discours socio-politique

Le fonctionnement du polar «résulte en grande partie de l’inégalité sociale, économique et politique entre les individus» ce qui l’autorise à tenir un discours critique (Lemonde, 36) En réalité, le polar est une «étude sociologique d’un milieu, [une] analyse idéologique des modes d’existence modernes, [une] mise au jour des refoulements de la conscience historique d’une société aliénée.» (Vanoncini 2002, 103) Ainsi, ce n’est pas fortuit que De Jaham et Robin-Clerc se soient appropriées un genre qui leur permet de porter un regard critique sur les sociétés guadeloupéenne et martiniquaise profondément marquées par un crime originel: l’esclavage. Si les auteures n’appuient pas leurs propos sur cette thématique, elles traitent de séquelles de cette période traumatique. Le préjugé de couleur fait partie de celles-là.  Dans la Caraïbe, depuis la période esclavagiste, la couleur de peau est un indicateur du statut social de l’individu. Les stéréotypes liés au teint participent à l’élaboration de thèses racistes.

Les œuvres à l’étude relatent le milieu des affaires  des Békés8. Dans Au vent des fleurs de canne, Joël de Luynes refuse de payer Alain Sesmar,  l’entrepreneur qu’il a employé. Leur dissension rejoint rapidement le terrain de la couleur:

Quand il lui arrivait quelque chose de ce genre avec un Béké, Sesmar se sentait tout de suite devenir encore plus noir qu’il n’était, plus pauvre, plus impuissant. […] Il sembla éprouver des sensations d’une époque différente. Le dix-huitième siècle, avec son commerce triangulaire, les fers de ses esclaves, la misère des fonds de cales et de la coupe de la canne.  (33-35)

S’en suit une réflexion du protagoniste révélant un pan méconnu de l’histoire de la Guadeloupe (et par les Guadeloupéens) où il évoque un conflit social qui survient suite à l’échec de négociations entre des planteurs Békés et des salariés (majoritairement noirs). La révolte s’est terminée dans un bain de sang. À travers Joël et Alain, la question des relations équivoques entre ces groupes ethniques est abordée de façon à montrer que la mixité sociale et «raciale» semble difficile à envisager.

Quand ce «un meurtre de Béké» survient, l’opinion publique a tôt fait de le rattacher à l’action d’un groupe ethnique: Noirs, Béké ou métropolitains mettant en lumière les enjeux de chaque communauté comme si cet assassinat était lié à une question de couleur (55). Alors que le commissaire Boucher développe une attirance pour la veuve, il se rappelle qu’ «[à] la Guadeloupe, il n’était pas d’usage qu’un Noir tombe amoureux d’une Békée.» (58).Ce sentiment est qualifié «d’étrangeté.» (Id.) Parallèlement, «Patricia était sous le charme de Boucher, ne comprenant pas vraiment ce qui lui arrivait, car elle n’était pas accoutumée à avoir ce type de sentiment pour un Noir. […] Les histoires d’esclavage ne le traumatisaient pas.»  (64) À cela s’ajoute que la jeune femme « se sentait vivement attirée par Boucher. Ce désir était presque galvanisé par l’interdit que représentait sa couleur. […] Pour la première fois de sa vie, Patricia venait d’embrasser un Noir.» (98) Toutefois, à la fin du roman, elle choisira de demeurer avec Sacha, issu du même milieu qu’elle.

Les fonctionnaires métropolitains de passage dans les départements d’outre-mer qui étaient nommées «pour deux ou trois ans» ne sont pas épargnés par la critique (108). Le commissaire Boucher «en avait marre de ces métropolitains qui ne faisaient que passer, et n’avaient pas le temps de saisir le millième du mode de fonctionnement de la société guadeloupéenne.» (Id.) S’en suit un court passage illustrant une spécificité quant à la prononciation des «noms se terminant par ‘‘et’’, [qui] se prononcent ‘‘ette’’. »  (Id.)En réalité, à travers ce qui semble être un détail quant à la prononciation, ce sont les liens ambigus entre la France et la Guadeloupe qui sont abordés. C’est probablement pour cette raison que les auteures s’appliquent à mettre l’accent sur les spécificités locales, en retranscrivant un environnement caribéen. Robin-Clerc situe son propos, dès la première phrase de l’incipit, à Baie-Mahault, ville de Guadeloupe tandis que De Jaham introduit son texte avec une carte de la Caraïbe et le termine avec un encadré explicatif qui survole la géographie caribéenne. Cette approche didactique laisse penser qu’elle vise un lectorat non antillais. Par leurs écrits, les auteures réclament que leurs écrits puissent s’ancrer, non plus nécessairement dans leur île, mais dans le bassin caribéen. Cette pratique s’inscrit dans une démarche du décentrement qui va au-delà des repères spatiaux habituels. L’espace antillais (Guadeloupe et Martinique) est éclaté et trouve des prolongements, non plus uniquement dans l’Hexagone, mais surtout dans les autres pays de la Caraïbe. Il n’est donc pas inopiné que Bwa Bandé se déroule principalement à Saint-Martin, une île «au cœur de la Caraïbe, [où] se côtoient près d’une centaine de nationalités.9 »

Dans les deux ouvrages, la Caraïbe est mise en scène et sa représentation est peu reluisante. Tant dans Au vent des fleurs de canne que dans Bwa bandé, la criminalité semble omniprésente. Dans l’œuvre de Robin-Clerc, «de nombreux fusils circulaient dans la Caraïbe, les îles présentant à la contrebande trop de côtes, de plages, de pontons et de jetées.» (51) Cela traduit l’impuissance de la Loi, de l’ordre face à des territoires qui semblent insaisissables d’où le fait que, dans Bwa Bandé, des assassins aient pu prendre la fuite dans un hors-bord, sans être inquiétés par une condamnation. À ce sujet, un personnage soutient que «dans la Caraïbe, il n’est pas facile de garder les mains propres. La mafia et les cartels de drogue contrôlent une partie de l’économie…Les criminels en col blanc sont parmi nous.» (234) Il faut dire que la police semble incompétente ce qui conduit des journalistes à conclure, suite à l’assassinat de Joël de Luynes, que «ce nouveau meurtre resterait impuni.» (55)

V. Apports de Robin-Clerc et De Jaham

Les œuvres de Marie De Jaham et de Robin-Clerc sont boudées par la critique locale et internationale. Robin-Clerc en est à sa première œuvre, publiée chez Jasor, une maison d’édition locale ce qui pourrait expliquer le silence autour de son polar. Cependant, la discrétion autour du roman de De Jaham est plus surprenante. Sa production littéraire est prolifique, pourtant peu d’études ont été menées sur ses œuvres. S’il est vrai que le paratexte met de l’avant une image doudouiste des Antilles, son propos mérite qu’on s’y attarde. Si Au vent des fleurs de canne s’inscrit dans la convention du polar, l’auteur du crime est identifié et arrêté, force est de constater que ce sont des figures féminines qui élucident l’enquête et livrent l’assassin aux mains de la police. Ces femmes, craintives et soumises face à leurs conjoints, vont s’affranchir de la tutelle masculine pour occuper un rôle beaucoup moins secondaire qu’il n’apparaissait au début de l’histoire. D’autre part, le texte est parsemé de citations littéraires de classiques français (Pascal, Montaigne, etc.). Ceci posé, Au vent des fleurs de canne se place sous l’égide de la littérature légitimée. Dans Bwa bandé, la représentation de la femme apporte un souffle nouveau au polar par l’entremise de Mama Love, une meurtrière hors norme, qui montre que les femmes ne sont pas «toutes à tuer», elles peuvent aussi tuer, «posant le problème du genre et des limites sociales du masculin et du féminin.» (Lemonde, 3) À travers la mambo, De Jaham questionne un fondement du polar car il est d’usage qu’il soit codifié de telle sorte que la résolution du crime passe par une démarche d’enquête scientifique. L’auteure s’écarte de la norme, et de ce fait, son écriture remet en question la suprématie du polar conventionnel. Dès lors, l’imaginaire social caribéen contraint le polar à réinventer ses propres codes quitte à ébranler les horizons d’attente du lecteur qui n’a pas  «la possibilité d’hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle» (Bertrand, 2002, 227) comme le fantastique le permettrait.  Ici, il n’y a pas de doute, l’invraisemblable constitue la norme. La police n’a pas accès au monde parallèle.

Dans un autre ordre d’idées, au sein de la littérature antillaise, il est rare que l’élite économique caribéenne soit mise en scène. On voit davantage le vécu des classes populaire et moyenne. Ces deux écrivaines, issues de la classe békée, apportent leurs voix à l’instauration d’un champ littéraire antillais. Le fait d’écrire un polar est un acte subversif dans la mesure où c’est un genre peu investi dans la Caraïbe francophone, notamment par des femmes, bien qu’un corpus conséquent se mette en place. De cette manière, elles investissent «l’espace des points de vue» (1992, 271) tel que l’affirme Pierre Bourdieu qui déclare que

[l]a question fondamentale devient alors de savoir si les effets sociaux de la contemporanéité chronologique, voire de l’unité spatiale […] ou [le fait] d’être exposés aux mêmes messages culturels […] sont assez puissants pour déterminer, […], une problématique commune, [un] système de prises de position différentes par rapport auquel chacun doit se définir.  ( 281)

En somme, si Robin-Clerc confirme sa filiation avec le polar qui cherche à être le reflet de la réalité en passant par la mise à jour de la structure socio-économique et politique de la Guadeloupe, elle réussit à faire des déplacements qui illustrent ses prises de position littéraire et sociale, notamment en ce qui a trait à la violence faite aux femmes. Quant à De Jaham, son apport principal est « l’affirmation d’une démarche logico-spirituelle plutôt que logico-déductive, d’une mise à jour des pratiques occultes dans le corps social que l’enquête légitime et […] d’une reconnaissance irréductible du substrat africain qui travaille ces sociétés en les dépouillant de leurs masques occidentaux.»  (Naudillon 2009, 98) Comme Robin-Clerc, elle a recours aux stéréotypes du genre, pour les dépasser. Contrairement à Au vent des fleurs de canne, il y a un retour à l’ordre, mais celle qui est à l’origine des assassinats ne paie pas pour son méfait. Bien au contraire, elle en est récompensée car son objectif est atteint.  Les deux œuvres concourent à montrer la diversité du polar, et par extrapolation la quête de nouveaux contours au sein de la littéraire antillais.

Notes

  1. Depuis sa création, ce terme a eu du mal à être défini. C’est pour cela que Norbert Spehner déclare que « le monde du polar est une sorte d’auberge espagnole sémantique où chacun a tendance à se forger ses propres définitions. » (2007, p. 5-6 ) Quant à nous, c’est la définition qu’il propose que nous retiendrons à savoir que «le mot ‘‘polar’’ est devenu un synonyme […] de ‘‘roman policier’’». Ce point de vue est corroborée par Estelle Maleski qui affirme qu’«[a]ujourd’hui, […], le roman policier classique a pris l’appellation plus moderne de ‘‘polar’’, subissant idéologiquement et structurellement les effets de son ancrage au sein de la société contemporaine.» (< http://www.limag.refer.org/Theses/Maleski.htm>)
     
  2. Nous en voulons pour preuve la recension du Magazine littéraire  (Hors série, juillet-août 2009) dont le numéro a été consacré au polar. Dans le palmarès des « cinquante auteurs qui comptent aujourd’hui »,  sept femmes y figurent.
     
  3. Dossier «Histoire des femmes et des mouvements féministes en Europe», <http://www.helsinki.fi/science/xantippa/wef/weftext/wef215.html>,  consulté le 5 avril 2010.
     
  4. Le polar propose un remaniement de la convention du roman policier (noir) avec l’apparition de nouvelles thématiques, de nouveaux personnages et d e nouveaux espaces. Les questions d’ordres sociales, politiques et économiques occupent une place centrale.
     
  5. Maleski, < http://www.limag.refer.org/Theses/Maleski.htm >.
     
  6. Collection qui regroupe de nombreux polars.
     
  7. En italique dans le texte.
     
  8. Descendants des premiers colons blancs.
      
  9. Saint-Martin, < http://www.ile.fr/a-la-decouverte-de-saint-martin-the-friendly-island-26-02-2010 >.

Bibliographie 

Brocas, Alexis, «James Ellroy, L’écriture comme arme de service». In  le Magazine littéraire,  Le Polar, Hors-série,  numéro 17, juillet-août 2009 : 72-73.

Bertrand, Jean-Pierre, «Fantastique». In Paul Aaron et al.: Le dictionnaire du littéraire. Paris : PUF, 2002 : 226-227.

Bourdieu, Pierre. Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris: Éditions du Seuil, 1992.

De Jaham, Marie-Reine. Bwa bandé. Paris : Laffont, 1999.

Évrard, Franck. Lire le roman policier. Paris : Dunod, 1996.

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