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L'espace dans la littérature antillaise

Ernest Pépin

Tout récit se meut dans le temps et l’espace où se déroule son action. Cependant, l’espace - ou plutôt le traitement de l’espace- n’est pas neutre. Il se révèle au lecteur comme un indicateur qui oriente le sens de la narration tout en déployant un réseau multiple de significations ayant pour fonction d’engendrer la cohérence de l’ensemble textuel.

A ce titre, l’espace enracine ou déracine le récit dans un lieu (ou dans des lieux divers) et exhibe la relation que veut établir l’auteur, à travers personnages et narrateur, avec les topos.

On peut donc en portant attention à ce que dit l’auteur de l’espace découvrir ce que dit l’espace du projet de l’auteur. S’agit-il pour lui de produire l’illusion de la réalité? Cherche t-il à communiquer un savoir du monde? Veut-il assigner à l’espace une fonction spécifique dans l’intrigue? Souhaite t-il rattacher le texte à un courant littéraire? Autant de questions qui ne manqueront pas de nous préoccuper dans le cadre de cet exposé.

Toutefois, avant d’aborder l’analyse de l’espace dans la littérature antillaise, il convient de situer le cadre dans lequel elle s’inscrit en tant que production singulière émanant de deux foyers, la Martinique et la Guadeloupe, marqués par la dimension coloniale de l’histoire et de la géographie.

Littérature en excès par rapport à la modestie de l’espace insulaire et comme un débordé d’une conscience collective dont la structuration doit à de multiples ancrages. Toujours un ici-dans et des ailleurs s’y entrechoquent pour dire la postulation d’un univers invalide qui veut s’ériger en valeur. Il s’agit donc pour cette littérature de combler un manque, de résoudre une fracture, d’explorer une faille afin de rejoindre, par delà les fausses cécités, la plénitude signifiante d’une relation gratifiante à soi-même et au monde.

Il est à noter que cette littérature, dès le départ, ne s’est jamais pensée de manière autarcique mais comme une confrontation obligée, un dialogue complexe avec la littérature occidentale. C’est que précisément elle est née du besoin vital d’affirmer une altérité tout en revendiquant sa parenté avec les grandes littératures du monde. Quelque chose de l’ordre de l’écartelé, du déchiré l’habite alors même qu’elle hèle à la réconciliation. Au moment même où elle se proclame marqueur d’identité, elle se dissout dans le vaste océan de l’écrit littéraire. Condamnée à multiplier les acrobaties idéologiques, esthétiques et politiques, elle a connu un parcours contrasté où s’égrènent différents courants littéraires.

L’itinéraire est connu. C’est une littérature dont l’évolution a été rythmée par différentes strates qui vont du doudouisme exotique à la créolité en passant par la négritude et l’antillanité.

Il n’est donc pas inutile de rappeler le traitement de l’espace dans chacune de ses strates.

Le doudouisme exotique, impensé de notre littérature, dans une sorte d’aveuglement idéologique va mythifier l’espace en le déportant vers un ailleurs édénique correspondant aux clichés attendus par le regard colonial.

Il ne retiendra que l’écart, anesthésiant et anesthésié, par rapport à une norme, non dite mais présente en creux, qui relève des canons de l’occident. Mer bleue, sable d’or, colibris, végétation luxuriante, beauté de la doudou font partie d’une panoplie convenue dont la fonction est d’extraire du paysage les ingrédients d’un merveilleux de pacotille propre à susciter le rêve d’une sorte d’innocence paradisiaque du paysage.

Aussi bien, assistons-nous à une mise en scène de la nature qui loin d’être naturelle sera naturée avec des artifices plus ou moins grossiers. Cet excès de la nature tue la nature en brouillant l’émergence d’un sens et il n’en reste que le décor d’un fantasme exotique d’îles amoureuses du vent où l’air à des senteurs de vanille.

De ce paysage, l’être est absent dans sa dimension humaine, sociale et historique. Il devient le reflet accommodant d’une réalité évidée. Au sens propre du terme, le doudouisme ne voit pas le réel qu’il a voilé derrière le masque de son mirage ou alors celui-ci est ramené à une poétique de la déterritorialisation. L’écart, l’ailleurs, l’étrange en plein cœur de l’ici camoufle une béance, creuse un silence, fabrique une cécité en donnant plein la vue dans un spectacle sensuel où nulle intériorité ne se donne ni ne se quête.

En clair, le doudouisme exprime une sorte de faillite de l’espace qui se retrouve chosifié, déshumanisé et pour finir vidé de toute substance et de toute perspective.

C’est le régionalisme qui va insuffler un peu de vie et de vérité à ce décor de « peplum » antillais en tentant d’introduire dans l’espace une dimension culturelle, c’est-à-dire une conscience de l’histoire.

Toujours l’écart est maintenu par rapport à la norme mais le rapport a basculé sur son axe. A l’absolue différence nécessaire à l’émerveillement va succéder la relativité qui, au lieu d’éloigner, rapproche la perception des humanités. La danse, la cuisine, les coutumes et les traditions, le parler sont localisés non plus seulement dans une essence mais dans l’historicité de toutes les pratiques humaines. C’est dans le registre de la variation, de la variante qu’il faut lire le régionalisme d’ailleurs vivace dans la littérature française elle-même.

Gilbert de Chambertrand, Gilbert Gratiant, Oruno Lara et tant d’autres, d’une certaine façon, rapprochent les poétiques alors même qu’ils prétendent exprimer une singularité: une légitimité de la différence. Il s’agit pour eux de donner une visibilité à leur inscription dans le champ dénié de l’humain. Ils évoluent de fait entre les rives de la continuité littéraire et de la discontinuité culturelle. C’est cette tension qui fait le propre de leur écriture de l’espace. D’où chez eux un classicisme certain qui désaccorde l’écriture avec le projet idéologique. C’est cette faille qui accore leurs œuvres aux poncifs d’un folklorisme aujourd’hui désuet. Cette discordance révèle qu’ils n’avaient pas les moyens théoriques et encore moins littéraires de leur ambition d’enracinement dans l’espace. Entre les proclamations et les clameurs seule demeure une rhétorique de l’assimilation qui ressemble à s’y méprendre à une marque d’impuissance.

Il a fallu attendre la négritude pour que soit posée, en termes polémiques, la question du lieu. On le sait : pour la négritude le lieu c’est l’Afrique. Une Afrique mythique dont la domiciliation littéraire est habitée par la nécessité de rompre avec l’Assimilation en creusant l’écart anthropologique et en renversant le discours de l’Occident. Baobab, tam-tam, empires disparus, traite négrière, douleurs de la plantation, déracinement seront, entre autres, les déclinaisons d'une nostalgie impossible emportée dans un corps à corps avec l’espace et surtout avec le temps.

C’est que l’espace de la négritude césairienne est avant tout une coupure, un manque, une perte remémorée, ressassée jusqu’au dégoût. Loin de relever de l’ordre de la jouissance jubilatoire, il se complaît dans le disjonctif, le disruptif au point d’écarteler le moi collectif en de multiples fragmentations souffrantes.

«et voici passer
vagabondage sans nom
vers les sûres nécropoles du couchant
les soleils, les pluies, les galaxies
fondus en fraternel magma
et la terre, oubliée la morgue des orages,
qui dans son roulis ourle des déchirures
perdue, patiente, debout
durcifiant sauvagement l’invisible falun,
s’éteignit

et la mer fait à la terre un collier de silence,
la mer humant la paix sacrificielle
où s’enchevêtrent nos râles, immobile avec
d’étranges perles et de muets muûrissements
d’abysse,

la terre fait à la mer un bombement de silence
dans le silence»

Les pur-sang (in Les armes miraculeuses)

«transmission d’anolis au paysage de verres cassés»
Soleil serpent (in Les armes miraculeuses)

«batouque de bourgs bossus de pieds pourris de morts épelées dans le desespoir sans prix du souvenir »
Batouque ( in Les armes miraculeuses)

«Pluie capable de tout sauf de laver le sang qui coule sur les
doigts des assassins des peuples surpris sous
les hautes futaies de l’innocence»
Pluies (in Cadastre)

On en revient à la deterritorialisation, non pas par le détour exotique chosifiant, mais par une mémoire de la chair noire dressée contre la transplantation mutilante et le déport subi hors de son lieu historique, culturel et ontologique. Césaire privilégie la coupure tout en voulant ressouder les deux rives de l’Atlantique et il cherche aux Antilles l’Afrique perdue et croit-il, ressouchée.

Pourtant, à bien lire le Cahier d’un retour au pays natal, les Antilles s’y présentent avec la palette du dolorisme mais aussi avec leur vérité historique de purulence coloniale.

Il y a bien cette ville plate, étalée, échouée et pour tout dire piteuse et pitoyable comme la preuve d’un élan dévitalisé. Il y a bien le morne au «sang impaludé», «accroupi», «famélique» où se juchent les peurs et les faims.

Alors que dans l’imaginaire antillais le morne est le haut lieu de la résistance, paradoxalement chez Césaire, il est comme arasé, comme écrasé par le pilon mortifère de la colonisation.

Il y a bien la mer, mais c’est une mer de la strangulation, de la voration, une sorte d’archives de la douleur, une bouche avide qui grignote, un impossible de l’aller sans retour, une béance de la défenestration psychologique, un miroir de l’horreur de la traite…Ce n’est pas uniquement par souci de prendre à rebours l’exotisme, c’est aussi et surtout parce que la négritude s’arrime à une passion christique dont la mer , à l’instar de la plantation, est le calvaire et la croix.

Il est intéressant de comparer la rhétorique de la mer dans l’œuvre de Saint-John Perse et dans celle d’Aimé Césaire. Autant la mer de Perse est une promulgation divine autant la mer de Césaire est un infernal décret. Autant la mer de Perse s’élargit au monde dans une avancée impériale et impérieuse autant la mer de Césaire se ferme en couloir de la désespérance. Elle ne mène nulle part même si elle ramène les dépouilles mentales de la déchirure initiale. En fait, elle ramène à soi comme un cachot peuplé de terreurs intimes.

Le soleil est là, mais loin d’être une force , un rayonnement nourricier, il devient figure de la malédiction, de la damnation. Soleil «vénérien» qui débilite et vampirise.

La case, elle-même, est de l’ordre du faux et du monstrueux avec sa toiture qui grésille, son semblant de lit, ses purulences et ses lèpres.

Seule la végétation échappe à cette maladie du paysage césairien. Elle irrigue le texte d’un vitalisme animiste comme si elle prenait la relève (où la défense) de l’homme défait. Elle proteste, contredit, déjoue et signe une pétition de la révolte consubstantielle à son foisonnement et à son désordre.

Bien sûr, elle se distribue aussi, sur la carte des symboles, en négativité autant qu’en positivité, mais elle demeure l’acteur d’une forme de rébellion indomptable par la seule énergie de son affirmation. Tout se passe comme si l’élan vital, dans cette désolation, avait reflué vers la masse végétale. D’où la métaphore récurrente de l’arbre, magnifié en symbole du debout, du dressé tel un mât salvateur.

Lorsque mon ami, Raphael Confiant, affirme qu’il n’y a rien de créole dans l’œuvre de Césaire et qu’elle rêve d’un ailleurs en négligeant l’entour, il commet à mon humble avis un contresens. Il oublie que la poétique de Césaire se nourrit d’une exigence: réhabiliter l’Afrique non pas en Afrique mais précisément en plein cœur des Antilles! Or si l’Afrique n’est pas portée par les hommes vaincus, par le paysage colonial de la ville et de la plantation, elle ne peut l’être que par la végétation intouchée qui devient le symbole d’une origine, la mémoire du commencement du monde et partant la matrice d’un possible recommencement. Les plantes créoles sont bien présentes! Loin de servir à planter un décor, elles signifient, à travers le prisme d’un animisme constant, la force d’une possible Rédemption. Elles ne sont ni connaissance, ni science mais intuition d’une participation renouvelée à la dynamique du salut. Elles font contrepoids à la déroute et à la défaite du déracinement.

C’est que le lieu de Césaire n’est ni l’Afrique, comme on le répète à l’envie, ni comme le réclame Confiant la validité du monde créole. Son véritable lieu est un hors-lieu parce que loin d’être géographique il est d’abord psychanalytique. Il suffit pour s’en rendre compte de suivre avec attention les images de l’enfermement, de l’explosion, de la neuve éclosion, de la rédemption, du salut, de la libération. Le lieu est une blessure à conjurer, une rupture sans soudure, un écartèlement, une dislocation à la fois commémorée et refusée. Autant dire qu’il s’agit avant tout d’un espace mental… Osant une boutade, je suggérerai que Césaire ne veut pas (ne peut pas) sortir du bateau négrier. S’il refuse de voir (la créolisation) c’est que la traversée lui a brûlé les yeux. Dès lors, c’est sa mémoire qui voit de façon régressive jusqu’à recréer un monde habitable: celui de la poésie. Il n’est pas en-dehors du paysage, il s’y plonge et le découvre inacceptable, invalide: version absurdement raté du paradis terrestre. Toujours cette référence au paradis alliée au non-dit: l’enfer!

«Tropiques», la revue, curieusement contredit cette poétique, profondément chrétienne, en faisant l’inventaire de certaines réalités créoles (contes, faune, flore) comme si de l’approche intellectuelle à l’approche poétique un fossé s’était creusé. Mais penser cela c’est faire fi des enjeux de l’une et de l’autre. «Tropiques», tout en le contestant, prend le relais du régionalisme face à la négation pétainiste de l’Amiral Robert La poésie, tout en affirmant l’imprescriptible droit à la différence dénonce au nom de l’universel le crime d’une déterritorialisation forcée, la chute de l’homme dans le nègre en postulant une remontée jamais vue. Il n’y a là aucune contradiction mais l’adaptation de la perspective aux finalités.

Edouard Glissant va, au sens propre et figuré, rapatrier la problématique du lieu et de l’espace dans la Caraïbe et singulièrement aux Antilles. A la poétique du déracinement regretté, il va substituer une poétique de l’enracinement assumé. A la poétique de la protestation, il va substituer une poétique du consentement. A la poétique d’une lecture fantasmée du paysage, il va substituer une poétique de l’étant. Sa démarche sera de l’ordre du défrichement et du déchiffrement dictés par un ancrage dynamique, non pas dans la mémoire de l’Avant mais dans l’avancée de la mémoire prospective. «Vision prophétique du passé»! D’où chez Glissant l’importance accordée à la «trace», à «l’opacité», au «listage» afin de révéler au soleil de la conscience une vérité trop longtemps occultée.

Cette vérité est limpide. Elle s’apparente à cette affirmation de Jean-Paul Sartre: «L’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, l’important est ce que nous avons fait de ce qu’on a fait de nous.». L’important est cette germination contrariée, rusée, obstinée qui fonde une culture constamment en gestation, en bifurcation, en détour, en ramification. Elle s’est crée son espace et , le créant, elle modifie les espaces du monde. L’espace devient alors le centre d’une poétique et la poétique d’un décentrement des histoires.

Dans «La Lézarde» que l’on peut lire comme un itinéraire, une initiation, une traversée vers soi-même, un allant et un élan, le paysage s’érige en personnage signifiant. Il y a simultanéité et concordance entre le fait de remonter le cours de la Lézarde et celui d’entrer dans l’éblouissement de la conscience. Lequel est lié à un meurtre, c’est-à-dire à un écoulement de sang.

Une esthétique du paysage est ici déployée avec des moyens nouveaux – non exotique- puisque le paysage se vit aussi comme un monde intérieur à la fois subjectif et objectif.

Cette esthétique devient plus maîtrisée, plus organisée – moins lyrique en somme – dans «Le Quatrième siècle» où se mettent en place le morne du marronnage, la plaine de l’accommodement rusé et l’entre-deux d’une créolisation annoncée sous le mode de l’entremêlement, de l’indistinct. C’est de cette topographie désormais signifiante que surgit la création opaque d’une identité non pas illisible mais non élucidée hors de la maîtrise purement coloniale. Dans le triangle , le trio, Béluse, Longoué, Laroche une forme de restitution fore son espace embrouillé à travers une géographie qui s’accommode des mémoires transversales et , apparemment, contradictoires. Glissant se fait porte-parole de ces lieux en les soumettant à la clairvoyance d’une conscience de l’en-dessous.

«Notre paysage est son propre monument: la trace qu’il signifie est repérable par-dessous. C’est tout histoire.)
in: Discours Antillais (page 20)

«Malemort» semble remettre en question cette clairvoyance en brouillant les pistes de l’enquête. Tout se passe comme si le paysage se dérobait sous la poussée d’une usure du sens liée à l’irruption perverses et sournoises des effets de l’assimilation. Quimboiseurs sans sacré, marrons sans révolte historique, djobeurs voués à la marginalisation, petite-bourgeoisie diluée dans le mimétisme sont les échos sociaux de lieux délités et sans fonctionnalité. Autrement dit, les repères s’estompent et n’émettent plus que des leurres pour une société qui tourne à vide.

«Ce livre en grande ambition tâchait de surprendre quelques aspects de notre usure collective et peut-être par là de contribuer à ralentir cette usure, à contester le renoncement.
(…) Hormis pourtant l’action nécessaire (le bouleversement sans réserve de cette banalité de mort), il reste à crier le pays dans son histoire vraie: hommes et sables, ravines, cyclones et tremblements, végétations taries, bêtes arrachées, enfants béants.»
in Le Discours antillais (Pages 14/15).

C’est ce que théorise à l’envi le Discours Antillais tout en annonçant les armes miraculeuses d’une difficile repossession de soi d’un peuple et d’une parole qui sombrent dans le délire verbal et la parodie de l’identité.

C’est aussi, derrière la description mortifère, la reviviscence postulée dont va s’emparer la créolité en déplaçant à nouveau la problématique (le point de vue?)

A la culture de la géographie caribéenne, elle va faire succéder une géographie de la culture déclinée comme diversité élue. A côté des fonds baptismaux de la plantation, elle quête dans les marges, les  interstices, les fausses béances d’un système ouvert sur la dynamique syncrétique des identités mosaïques.

Si la plantation a amassé des densités occultes, c’est dans les bourgs et la frange de la ville que se sont noués les emmêlements et que se sont dénoués (en contestation souterraine) les amarrages assignés par la non-histoire ou l’histoire insue: celle qui évide la chronique coloniale et remplit la mémoire créole..

Il faut faire une place à part à Simone Schwarz-Bart, cette femme écrivain qui se situe à la charnière de l’antillanité et de la créolité et qui à bien des égards mérite d’être considérée comme un précurseur des voies nouvelles. Même si elle n’a pas théorisé sa pratique, elle a su déployer dans son écriture des techniques et des procédés qui feront les beaux jours de la créolité.

«Pluie et vent sur Télumée-Miracle» annonce dès son titre l’acharnement des éléments naturels contre la personne miraculeuse et insubmersible de Télumée. C’est donc un roman de la résistance non pas dans sa forme héroïque et césairienne mais dans la préservation quotidienne d’un ensemble de valeurs ouvertes à la vie. Télumée endure avec la volonté de durer et de faire perdurer, à travers son témoignage, l’existence d’une communauté arc-boutée dans son territoire. Si elle garde en elle (comme d’autres protagonistes) le souvenir du passé, elle demeure résolument tournée vers la vision intérieure de son île et la quête de sa vérité.

Cette vision donne à la nature et au paysage un statut particulier à propos duquel Roger Toumson écrit ceci:

«La nature, dans «Pluie et Vent sur Télumée Miracle, est une présence vivante dont l’homme n’est nullement distinct, qu’il ne domine pas et qu’au contraire il subit. Elle est la forme matérielle, visible d’une force supérieure, immatérielle, bénéfique et maléfique à la fois, qui se manifeste dans les moindres circonstances de la vie quotidienne. Elle apparaît bien comme un «cryptogramme», comme un répertoire de faits hallucinants, de signes indéchiffrables. Les sujets mis en jeu en sont au stade d’une pensée religieuse où nature et providence, fatalité et savoir s’informent mutuellement. Ils se placent sous la dépendance d’une autorité transcendantale.»
(in T.E.D page 49)

Il y a une sorte d’entrelacement entre les péripéties qui jalonnent le destin de Télumée et les cadences de la nature. Généreuse lorsque Télumée nage dans le bonheur elle devient hostile lorsque Télumée affronte des crises. Et Toumson d’ajouter:

«L’hostilité est du reste le trait le plus marquant de l’univers dépeint. Plus que de nature, il conviendrait de parler de «surnature» qui donne sa facture au roman, organise les épisodes d’une intrigue fantastique.»
(T.E.D Page51)

Plusieurs remarques s’imposent à nous lorsque nous abordons les différentes fonctions de l’espace dans ce roman.

La première c’est qu’il y a une véritable intimité entre les personnages et le paysage. Cette réalité génère des métaphores qui assimilent les qualités des uns aux propriétés de l’autre. Ainsi, Toussine évoque tour à tour «la grâce d’une flèche de canne», «un lever de soleil par temps clair», «la grâce insolite du balisier rouge». Télumée est appelée «cher flamboyant», «feuille de siguine sous la pluie», «fleur de coco», «canne congo», «fruit-à-pain mûr» etc…

La seconde c’est que l’errance des personnages et en particulier celle de Télumée matérialise un parcours initiatique dont l’enjeu est la connaissance et la jouissance du «pays». De l’Abandonnée à Fond-Zombi, de Fond-Zombi à La Folie, de La Folie à la Ramée en passant par Bel Navire, Bois Rouge, La Roncière, Télumée, entre chute et salut, déchéance et remontée, accomplit l’exploration de sa condition humaine et découvre sa vraie place sur terre. Ceci donne une résonance particulière à certaines citations emblématiques:

«Le pays dépend bien souvent du cœur de l’homme: il est minuscule si le cœur est petit, et immense si le cœur est grand».

Cœur doit s’entendre dans la double acception de moteur du sentiment et de pourvoyeur de courage face aux difficultés. Avoir du cœur, en créole, c’est avoir une capacité forte à endurer et à surmonter les épreuves en se surpassant parfois.

«Si on m’en donnait le pouvoir, c’est ici même, en Guadeloupe, que je choisirais de renaître, souffrir et mourir.»

A travers ces citations, Simone Schwarz-Bart nous livre l’enjeu du discours idéologique de son roman: légitimer l’enracinement dans une histoire et dans une géographie. La portée  de cet enjeu ne peut se comprendre que si l’on garde en mémoire le dénigrement et l’auto-dénigrement engendrés par l’aliénation dans un univers colonial. Eriger l’espace comme valeur pour une conscience lucide capable d’affronter les aléas du destin et d’en tirer des leçons positives, tel apparaît l’objectif de Pluie et Vent sur Télumée Miracle. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard que l’itinéraire de Télumée va de «L’Abandonnée» à «La Ramée» c’est-à-dire de la confrérie des déplacés à la solidarité des enracinés. Le jardin à la fois lieu nourricier, lieu édénique et lieu de sagesse devient la figure symbolique de cette force tranquille.

Avec Simone Schwarz-Bart un renouvellement de la poétique du lieu s’opère. En effet, loin d’éprouver le lieu en tant qu’espace problématique elle inaugure une forme de consentement serein qui va se prolonger dans la littérature de la créolité. Cependant celle-ci va tourner la page de l’espace rural pour entrer dans la lecture de l’espace urbain.

Dans «Chronique des sept misères», déjà l’en-ville déroule sa tapisserie créole Djobeurs, marchandes, marché, économie de subsistance, modes de la survie et des et coetera piroguiers de la mangrove créole (quimboiseurs, conteurs) construisent, dans une sorte d’errance centripète le dit de la ville tandis que les mornes s’étiolent ou se préservent en savoirs opaques.

Mais c’est d’une ville disparue dont parle Chamoiseau avec la plume de la nostalgie. Nostalgie non gémissante, nostalgie exploratrice comme en alerte devant un possible avorté dont la survie (sous d’autres formes) impose vigilance et mémoire. Que l’on songe à l’admirable épisode du jardin miraculeux de Pipi qui se déconstruit, se dérègle et se décompose à partir du moment où les hommes de sciences veulent en percer le secret.

Il en va de même dans «Solibo magnifique» ou le conteur s’écroule sur la Savane, en plein cœur de Fort-de-France.

«Sur le marché au poisson où il connaissait tout le monde, il parlait à chaque pas, il parlait à chacun, à chaque panier et sur chaque poisson. (…) Au billard de la Croix-Mission, au vendredi du marché-viande à l’arrivage du bœuf, sur le préau de la cathédrale après la dévotion, au stade Louis-Achille tandis que nous assassinions l’arbitre, Solibo parlait, il parlait sans arrêt, il parlait aux kermesses, il parlait aux manèges, et plus encore aux fêtes. (…) Au Chez Chinotte sanctuaire du punch…» Pages 26 et 27.

La parole incessante et continue de Solibo se distribue en des lieux référentiels qui semblent d’un autre temps. Et la Savane n’est plus, depuis longtemps, la «grande place de liberté végétale». Les «flambeaux» des joueurs de serbi s’éteignent peu à peu et les dames-jeannes de tafia ont émigré vers l’oubli collectif. Monde du commissariat, de l’autopsie, du Centre culturel, de France-Antilles semble progressivement vampiriser le monde de Solibo.

Il a fallu attendre Texaco pour comprendre la vraie lecture de Chamoiseau de «l’en-ville» comme une passion de la repossession et une épopée de l’en-dessous dans la lisière de la géographie de l’assimilation.

L’origine n’est plus seulement le bateau négrier et la mer se fait humblement côtière, pourvoyeuse de survie et de légendes…

«La mort de l’Africaine ouvrit un nouveau temps. Mon citoyen Esternome gardait bien ce souvenir. Il racontait cette mort sans fatigue, avec une vague angoisse et une exaltation. On transporta l’étrange cadavre en petite procession jusqu’au bourg du Prêcheur afin qu’un missionnaire le vit. On l’enterra dans je ne sais quoi. La compagnie d’enterrement en profita pour driver au Prêcheur dans la quête d’une aubaine. Ninon devant la tombe. Seule, désormais, ce retourné de terre attestait que sa mère lui provenait de l’Afrique. Vaste pays dont on ne savait hak. L’africaine elle-même n’avait évoqué que la cale du bateau, comme si sa mémoire, juste là, avait fini de battre. Ninon ne savait pas encore que tout en cultivant le souvenir de sa mère, elle oublierait l’Afrique: resterait la femme, sa chair, sa tendresse, le bruit particulier de ses sucées de pipe, ses immobilités malsaines mais rien de l’Autre Pays. Pas même le mot d’un nom.»
in Texaco Page 134/135.

 L’origine c’est la plantation minée de l’intérieur (empoisonnement/force des mentô/ menace des nègres marrons etc…) et de l’extérieur par les évolutions juridico-économiques ( salaires/banques) qui entraînent son effacement progressif. Maison du maître mise à mal, production en régression, fonctionnalité peu assurée en sont les symptômes. (voir Pages54 et 55)

Texaco est l’aboutissement d’une itinérance, la concrétisation d’un désir, la prise de possession d’un rêve sans cesse recommencé, la verrue qui illumine le visage mort de l’en-ville. Texaco retrace l’importation créatrice de la campagne dans l’espace urbain, l’odyssée de la mémoire créole et le tressage de la créolisation.

Ce roman nous propose une contestation contestée de l’assignation de l’univers de la plantation et un consentement fondateur aux modes nouveaux de la survie.

«l’injuste prospérité de ces habitations dans cette chaux de douleurs» (Page 45)

 Il se donne à lire comme le commencement d’une modernité créole où se mêlent les résistances, les ruses, les enracinements précaires et les errances étriquées. Texaco est à la fois zone de contacts, de contamination, de frontière comme une ceinture de vérité bordant le mensonge vain de l’en-ville. Zone populaire, laboratoire explosif de l’inventer créole mais aussi géographie communautaire, communauté spatialisée reliée par le ciment de l’entraide, de la solidarité, de la volonté de durer et la nécessité d’endurer. Archives de l’errance, pétrification des mobilités ancestrales, monumental adossement du friable et du poreux.

«La ravine en somnole sous le pont, nos cases échassières dans la mangrove visqueuse, les ultimes camions de l’ancienne compagnie puis les falaises grimpées par nos maisons à pattes» (Page 28)

Dans «L’homme au bâton», la ville joue aussi sa partition dans la symphonie du divers et de l’en-dessous revitalisé par les cultures populaires.

«Lisa aimait sa rue car elle était cocasse, haute en couleur, bruyante à souhait, pleine de blagues et de bagarres et inondées par l’odeur tenace de la vie, c’est-à-dire de l’amour à bon marché, des marinades et de vieux nègres. Des enfants à moitié nus courant après un cerceau ou une trottinette complétaient le décor» Page 15 (Folio)

Il suffit de s’attarder aux descriptions de la rue Vatable, aux plans panoramiques de la ville de Pointe-à-Pitre, à l’évocation de la case de Man Tata, à la confrontation nocturne entre le Préfet et la Soufrière pour comprendre que l’espace, dans ce roman, joue un rôle moteur dans l’avancée du récit et la lecture du réel.

Salons de coiffure, artisans, marchands, commères et compères, crieurs de journaux, buvettes composent le chant d’une communauté à la fois baroque et solidaire, unie dans les mêmes croyances, le même rapport au monde, la même créativité et parfois la même crédulité.

A l’opposé, l’administration coloniale incarnée par le Préfet se heurte non seulement au mystère de l’homme au bâton mais encore à l’opacité symbolique de la Soufrière.

Dans «Tambour-Babel» le milieu rural prédomine. Il est non seulement le cadre de l’histoire mais il est aussi le lieu privilégié d’Eloi et de Napo. Ils s’y sentent à leur exacte place dans un rapport fusionnel avec la mémoire des lieux. Loin de vouloir s’en évader, ils s’y enfoncent profondément (au cœur des bois) pour trouver l’un l’inspiration, l’autre la clé du savoir musical. Pourtant la musique conduira Napo à une nécessaire ouverture sur les autres, la ville et le monde. Ses rencontres avec Hégésippe, avec Vélo, avec Van lévé rythment son contact avec un espace qui s’élargit au fur et à mesure que progresse la maîtrise de son art.

Il est à noter cependant que Soso et Vélo sont eux des personnages issus de la ville. De même Hégésippe représente la mémoire du monde qu’il a connu à travers de nombreuses pérégrinations. Néanmoins, la ville de Sosso comme celle de Vélo fait plus figure de prolongement de la campagne que de référence citadine. Et le monde n’est exploré que pour mieux revenir à soi. Habiter son monde sous le mode de la jouissance telle semble être le discours sous-jacent du roman. Le voyage véritable se fait par l’intermédiaire de la musique qui relie toute la diversité en un seul langage: celui de la transcendance. On rentre en soi dans la dimension creusée par l’histoire pour mieux sortir de soi par un jeu de connivence avec les autres histoires. N’est-ce pas là ce à quoi nous invite Morne d’or, espace mythique, durement conquis par Napo et d’où il peut voir enfin la vérité de son destin, de son pays et de son talent? On comprend alors que ce qui compte ce n’est pas l’espace en tant que tel mais la relation harmonieuse avec l’espace perçu comme une dictée de la vision intérieure. Dès lors Paris (comme symbole de la domination et de l’aliénation) peut apparaître pour ce qu’elle est: un leurre, un repoussoir, une négativité (centre de la tragédie coloniale). Mais l’espace réel de «Tambour-Babel» c’est la musique créole  - et en particulier le gwo-ka – comme aire d’inscription d’une culture accordée à la mémoire populaire et ouverte à tous les élans du monde. Vélo mais aussi Mozart, Miles Davis, Ravi Shankar etc… peuvent l’habiter en toute légitimité car elle est par excellence terre de cohabitation, d’emprunt et de créolisation. La musique irrigue un terroir qui est lui-même caisse de résonance des diversités élues et postulées. Les pays d’avant, le pays d’ici, les pays de l’entour élargis à toutes les souffrances, à toutes les prières et à toutes les jubilations de la planète y communient dans un même et seul discours: celui d’une Rédemption, celui d’une Assomption.

Dans l’univers de Raphael Confiant et notamment celui de son roman «L’allée des Soupirs» les scènes privilégiées sont celles des quartiers populaires de Volga-Plage, Terres-Sainvilles, Morne Pichevin, Sainte –Thérèse etc…

Il s’agit pour lui de nous entraîner, au fil de son récit dans une visite commentée de tout ce qui s’oppose au centre-ville dont la connotation bourgeoise est quasiment méprisée. Aussi, il organise une vision contrastée et hiérarchisée de Fort-de-France. Curieusement, la Savane et particulièrement l’Allée des soupirs jouent le rôle de zone de contact entre les classes sociales et les communautés. Un certain nombre de pôles cristallisent des enjeux de paroles, de croyances, d’actions et révèlent de ce fait la vérité créole de la ville. Ce sont les cimetières, la boutique du Chinois, le boxon de la rue Curie qui fonctionnent comme des points d’ancrage où s’arrime la vie baroque et croustillante des personnages.

La campagne est citée. Elle représente soit le point de départ d’un destin, soit la zone de repli après une déconvenue, soit le théâtre d’une résistance quotidienne.

«Ancinelle regrettait parfois d’avoir quitté Fond Brûlé, dans la commune de Grand-Anse, où sa mère amarrait des cannes pour un planteur blanc créole.» (Page 17).

«Ce bandit connaît le Morne Sulpice comme sa poche, il peut nous massacrer à n’importe quel moment» (Page 70).

On ne peut toutefois oublier que «L’Allée des Soupirs» orchestre des errances: les émeutiers, les chiens, la pacotilleuse, les petites gens de Fort-de-France circulent sans arrêt d’un point à un autre, multipliant les focalisations et donnant ainsi l’illusion que «la Martinique est vaste», plus vaste que sa géographie. Cela engendre une juxtaposition d’espaces divers dont les frontières ne sont pas toujours bien définies. C’est au sens glissantien du terme un espace « chaotique » bien qu’enraciné dans la terre martiniquaise.

La Guadeloupéenne Gisèle Pineau semble avoir fait le pari de la confrontation des lieux en cherchant les passerelles contrariées qui peuvent permettre de nouer des relations problématiques.

Dans «La Grande Drive des esprits» Léonce tout en étant un homme de la campagne a contact avec la ville (il a une place sur le marché de La Pointe). Il se rend en Grande-Terre pour rencontrer le charpentier qui lui construira sa maison.

La narratrice, une citadine, voulant réaliser un album sur les cases créoles découvre le pays au bout de son appareil de photo.

«Je sillonnais villes et campagnes. J’allais à pied, en char, à bicyclette. (…) Un matin , je décidai d’entrer au fond des campagnes.» (Page 41).

Les deux jumelles, pour fuir «un avenir de mépris» décident de s’en aller avant d’être chassées. Le récit de leur voyage emprunte au code du conte antillais tout en laissant voir une intertextualité avec «La Conscience» de Victor Hugo.

«Elles montèrent et descendirent des mornes inconnus. Elles cheminèrent jour et nuit, sous le soleil et sous la lune pleine, comme elles deux. Elles passèrent des rivières et enjambèrent des champs de cannes qui pointaient leurs fleurs identiques à mille flèches de guerre.
Enfin, elles arrivèrent dans un pays sans mémoire.» (Page 47).

Pour tenter d’écrire son destin «sans rature» Célestina quitte Haute-Terre pour se rendre à Pointe-à-Pitre. La ville nous est présentée de manière rapide avec ses dangers, ses misères et ses mystères.

«En ce temps, il y avait des couloirs dangereux: rendez-vous des joueurs de grenndé; des ruelles qui sentaient la boulange et l’encens des sorciers; des passages où l’on taillait les cercueils entre coiffeur et pacotilleuse ; il y avait des rues où les cases en bois appelaient l’incendie et cachaient des misères, des femmes à cinquante marmailles, des hommes sans manman qui pleurait dans le rhum; la rue des ma-sœur de Saint-Joseph, celle de la sous-préfecture, et celle des manawas. La Pointe était commerce. Les boutiques, lolos, épiceries vendaient un peu de tout merci, comme au cœur des campagnes.» (Page143)

Après maintes plongées à Haute-Terre, le roman nous emmène à Paris et à Londres avant de revenir en Guadeloupe.

Dans «L’Exil selon Julia » il est essentiellement question de personnages déplacés en quête de leur vraie place. Man Julia, à Paris, ne retrouve plus ses repères culturels mais elle les cultive dans sa mémoire et les transmet à ses petits-enfants dont la narratrice fait partie. Dès lors, le retour, après certains détours, peut s’opérer sous le mode de la réappropriation de l’espace.

«L’Espérance-macadam» nous plonge dans la désolation de Savane, un quartier populaire, bordé par Ti-Ghetto.

«Et là, y avait des cases où roulaient des existences en cjien qu’on serrait sous la tôle et la planche.» (Page 18)

Univers du désespoir marqué par toutes les plaies de la misère qui grouille, Savane est un rêve avorté qui navigue entre deux cyclones où se sont entassés les «zombis des temps nouveaux».

Lieu d’une incessante guerre multiforme que même l’arrivée de l’électricité n’arrive « pas à pacifier».

«Savane était livrée-abandonnée aux esprits de tous calibres qui drivaient dans les grands pieds-bois, montaient et descendaient, sortaient de Grande-Terre et des îles inconnues de la Mer Caraïbe pour venir en changement d’air, panser leurs blessures et poser leurs os sur la terre d’ici-là.» (Page 135)

Seule Angéla semble avoir un semblant d’avenir et c’est elle qui découvre La Pointe en espérant y trouver une nouvelle naissance.

«Quand La Pointe apparut, derrière le pont de la Rivière Salée, Angela fit un vœu et demanda au cyclone de nettoyer son corps au plus profond, de la remettre tout entière comme avant, au temps de l’innocence.» (Page 284)

C’est, malgré tout sur l’évocation de Savane que se termine le roman avec cette image de «paradis de Joab au macadam des espérances».

«L’âme prêtée aux oiseaux», bien que plus optimiste, poursuivra cet inventaire mouvementé des lieux impossibles en nous promenant du Paris de la guerre et du racisme, à la Caraïbe des douleurs et des préjugés, aux Amériques du cloisonnement. Une force cependant essaie de briser les barreaux de toutes les cages: l’amour.

Il y a lieu de comparer ces différentes représentations des lieux avec les promesses de «Eloge de la créolité».

«entrer dans la minitieuse exploration de nous-mêmes.»; «la vision intérieure»; «retourner la vision que nous avions de notre réalité pour en surprendre le vrai.»; «exprimer une totalité kaléïdoscopique»; «la mémoire collective est notre urgence.» tels sont quelques énoncés qui balisent le parcours théorique de la créolité. Alors, qu’en est-il dans la réalité des œuvres?

Il est difficile d’être juge et partie. Toutefois, il semble  bien que les auteurs de la créolité aient renouvelé la vision et la fonction de l’espace dans le roman antillais tout en maintenant la dualité ville/campagne. Ils ont assigné aux lieux une fonction d’archives de la mémoire collective. Ils ont privilégié tout de même la ville en y recherchant non pas l’éclat hautain et parfois vain du mimétisme colonial mais au contraire le maelström des quartiers populaires (Volga-plage, Texaco, Morne Pichevin, la rue Vatable, Bas-de –la-source, Savane, Ti-Ghetto). Ils ont ouvert ces lieux à une symbolique de l’emmêlement et de la contamination. Ils ont réhabilité à travers ces lieux des valeurs culturelles du monde créole. Ils ont proposé une vision intérieure décomplexée. Empruntant une image à la tectonique, je dirai qu’ils ont révélé l’en-dessous en essayant de saisir les mouvements des plaques. Evidemment une littérature n’est jamais achevée mais une poétique est en marche sur les traces ouvertes par l’œuvre d’Edouard Glissant et de Simone Schwarz-Bart.

Pour terminer, je dirai que l’écriture de l’espace a donné naissance à un nouvel espace de l’écriture qui, par-delà les notions d’enracinement et de déracinement, fait déborder le cadre traditionnel pour s’étendre aux racines, trop souvent enfouies, de l’exister créole. Plus que jamais: «le pays dépend bien souvent du cœur de l’homme: il est minuscule si le cœur est petit, et immense si le cœur est grand». C’est à croire que les écrivains antillais ont tous le cœur grand.

Ernest PEPIN
Dublin le 2 septembre 1999.

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