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La couleur peut-elle servir de fondement
à le revendication identitaire?

Ernest Pépin

Enfants

Photo © M. Ferrazzini.

Rude question qui comporte tous les pièges tendus par l’histoire coloniale et offre tous les mirages de ce qu’il est convenu d’appeler la revendication identitaire.

Comme en toute circonstance, il faut questionner la question afin de sonder sa légitimité en dépit de son apparente pertinence.

Qu’est-ce que la couleur?

D’aucuns pourraient répondre qu’il s’agit d’un héritage biologique. Et ils auront raison.

D’aucuns pourraient répondre qu’il s’agit d’un accident génétique. Et ils auront raison.

D’aucuns pourraient répondre qu’il s’agit d’une construction idéologique. Et ils auront raison.

Pour ma part avec cette méfiance que j’ai envers le biologique lorsqu’il s’agit de l’humain, je pense que la couleur n’est rien d’autre qu’un argument, tout comme la religion, ou le sexe, pour enlever à l’homme sa dimension anthropologique et l’assigner à résidence dans l’innommable, dans ce que Freud appelait le «ça» et dans ce fantasme négateur où s’origine le racisme. Autrement dit, la couleur est un imaginaire névrotique qui se prend pour une réalité.

Cependant, cet imaginaire provient d’une histoire, d’un discours et d’une mise en scène qui ont donné naissance à la problématique de la couleur comme cache-sexe de la domination et comme misère de la libération.

La couleur, avec la connotation que nous donnons à ce mot dans un contexte colonial, est née de la confrontation violente de deux entités oppositionnelles: le Blanc et le Noir.

Toute couleur induit un regard, un regardant et un regardé. Tout regard construit son sujet dans une logique de dissociation. Toute dissociation déséquilibre la relation dans un processus gratifiant de chosification ou de déification.

Le Blanc n’est blanc que parce que le noir est noir et réciproquement. Je veux dire l’un face à l’autre dans un rapport faussé par la représentation. Tant il est vrai que la couleur est d’abord une image de la couleur.

Ce qui importe ce n’est pas la couleur. Ce qui importe ce sont les interprétations, les décodages, les sémiologies qui viennent lester la couleur d’un sens et plus grave d’une essence.

Je ne vais pas ici, rappeler les différentes «instrumentalisations» de la couleur dans le code colonialiste. Nous ne les connaissons que trop! Je voudrais simplement souligner que celles-ci fonctionnent dans les deux sens. Du Blanc vers le Noir et du Noir vers le Blanc. Dans les deux cas une aliénation rend l’homme étranger à l’homme et surtout étranger à lui-même. Reconnaissons que pour nous, trop souvent, le Blanc est celui qui a comme projet de nier le Noir en nous par «dilution», assimilation ou ségrégation. N’est-il en vérité que cela? N’habite t-il pas aussi en nous à travers sa langue, sa religion, ses traditions, son histoire, ses combats idéologiques? Est-il indemne de nous comme il le prétend?

Parvenu à ce point, il me semble nécessaire d’interroger la notion de «revendication identitaire».

Revendiquer c’est affirmer et le plus souvent c’est réclamer et j’ai envie d’ajouter réclamer son dû. C’est se positionner dans une démarche de contestation. On revendique toujours face à quelqu’un: l’autre! Celui qui refuse d’entendre, d’écouter, de comprendre, d’admettre, de reconnaître et peut-être même de donner.

La vérité c’est que nous sommes en pleine fiction coloniale. Cette fiction décrète que la couleur existe et que la couleur signifie. Cette fiction suppose, croit-on, un déni de l’identité. Or, à bien regarder cette fiction proclame un trop-plein d’identité.

C’est parce qu’il croit à une identité nègre ou indienne que l’occident chrétien enferme le nègre ou l’indien (en réalité le colonisé) dans une identité négative, infra-humaine, en un mot «barbare».

C’est aussi parce qu’il croit à une identité blanche que le Blanc s’arroge le droit d’établir une hiérarchie des identités. Il y a longtemps, très longtemps que le Blanc «pur», exempt de tout contact, vierge de tout emprunt, n’existe plus. La colonie, écrit Françoise Vergès, n’est pas cet espace extérieur à la métropole, mais un espace qui affecte idées, représentations, mouvements sociaux et politiques en métropole, et vice versa. La culture française est une culture coloniale ajoute Catherine Coquery-Vidrovitch.

«La colonie en tant que telle est constitutive de la nation française, elle n’en est pas un surcroît ou son ailleurs déraisonnable. Le colonial a trop longtemps été compris comme l’exception alors qu’en réalité il modèle le corps même de la République.» - Françoise Vergès (Nègre je suis, nègre je resterai)

C’est enfin parce qu’il croit à une identité nègre que le noir va revendiquer face au blanc «son» identité spécifique en réaction contre un comportement hégémonique et assimilationniste. La question de l’identité est inséparable de la question de l’assimilation!

Si l’on entend par identité l’ensemble des traits spécifiques qui distinguent l’un de l’autre force est de reconnaître que l’identité correspond d’abord et avant tout à des critères culturels et non à des critères de couleur.

La couleur et en l’occurrence la couleur noire, telle qu’elle est signifiée dans l’univers colonial désigne une somme d’expériences traumatisantes (la traite, l’esclavage, l’exploitation), engendre une condition trop souvent marquée par la souffrance, l’humiliation, les préjugés et le rejet. Cela ne crée pas pour autant une identité même si cela motive une solidarité dont les formes sont encore complexes. Entre le Rwandais qui a vécu un ethnocide, le noir américain qui chante «Georgia, sweet Georgia», le noir guadeloupéen qui rejette le noir haïtien, le Sénégalais musulman, le noir colombien où est l’identité commune sinon ce qu’il faut bien appeler une identité mémorielle. C’est plutôt à un processus d’identification que nous assistons dans l’entremêlement obligé de l’hexagone. Identification résultant d’une non-intégration voire même d’une exclusion.

Ceci dit, il faut bien comprendre que toute identité, aussi culturelle soit-elle, est fondamentalement une identité humaine. Là est la complexité du débat. Comment concilier l’identité humaine, ouverte, imprévisible, créatrice, en devenir, avec l’identité culturelle que nous vivons comme close, rigide et spécifique. Et c’est, ne l’oublions pas, au nom de l’identité humaine que nous revendiquons l’identité culturelle.

Les Blancs ne sont pas culturellement identiques entre eux. Les Noirs ne sont pas culturellement identiques entre eux. Et lorsque l’on dit l’Afrique on prononce un mensonge de même lorsqu’on dit l’Europe ou l’Asie. Ce sont tout au plus des territoires traversés par des flux culturels convergents et en même temps contradictoires. Ce sont des espaces culturels en proie aux tourments, aux démons et aux bienfaits de la diversité. Ce sont des lieux du monde qui conjuguent des histoires selon des modalités liées à des rapports de force, des bouillonnements incertains, des créations fragiles, des réponses chaotiques et des imaginaires compensatoires.

Poser l’identité comme une revendication, c’est respecter la règle du jeu imposée soit par le colonisateur, soit par les puissances dominantes de la pseudo mondialisation.

C’est à sortir de l’identité-revendication que nous devons jouer. C’est à entrer dans l’exister que nous devons jouer. C’est à déconstruire la machine infernale qui produit l’identitaire comme marqueur unique de l’humain que nous devons nous attacher. C’est à construire une autre approche de l’identité que nous devons nous convier.

Je vois pour ma part trois dangers de notre approche «classique» de l’identité.

Le danger de la victimisation permanente.

Le danger de l’irresponsabilité historique et humaine.

Le danger de l’inversion des contradictions en lieu et place du dépassement des contradictions.

Dire j’ai une identité noire ou nègre revient trop souvent à quémander son droit à l’humanité malgré la couleur, à asseoir la revendication sur le siège trop étroit de la victime, à demander réparation en affichant une innocence de principe. Nous n’avons rien à prouver sinon à nous mêmes, rien à demander sinon à nous-mêmes. Je n’aime pas le mot «réparation» et je trouve insultant le mot «indemnisation». Le seul mot qui vaille est le mot «respect» qui va de pair avec le mot «solidarité».

Nous oublions que le monde colonial s’est construit avec nous comme partenaires. Partenaires révoltés, partenaires complices, mais partenaires tout de même. Nous avons accepté la domination et même parfois nous avons aimé les dominants. J’en appelle à la reconnaissance de notre part de responsabilité dans la tragédie de l’histoire. Parce que se proclamer irresponsable c’est aussi déserter le droit à l’humanité.

Inverser les termes de la contradiction c’est postuler une revanche, exiger une punition, condamner en bloc un peuple, croire à la transmission de la dette du crime contre l’humanité. Figer le colonisateur dans la statue de la chose.

Je reconnais qu’il s’agit là de non-dits mais ils sont suffisamment dangereux pour que je m’en émeuve. Ils minent le débat et pollue le questionnement.

Je reconnais que parce qu’ils sont noirs beaucoup d’êtres humains sont victimes du racisme, de l’exclusion et même de la déshumanisation. Cela pour autant ne fonde pas une identité. Cela légitime un combat et fonde un droit au droit, un devoir de résistance, une obligation de transformer l’ordre inique du monde.

Je reconnais enfin que l’identité est la création et l’expression singulières des cultures et qu’à ce titre elle est un droit.

Cependant l’identité ne se décrète pas.

L’identité ne s’octroie pas.

L’identité ne se revendique pas.

L’identité se manifeste, se vit, s’exprime dans un mouvement continu qui est celui de la conscience d’être et de la conscience tout court.

À mes frères et sœurs vivant sur cette île. Je pose la question: la terrible question. Qu’est-ce qui menace et détruit notre identité sinon notre désertion, notre aliénation, notre adhésion à des systèmes de valeurs mercantiles, notre absence de résistance, notre manque de foi en nous-mêmes?

À mes frères et sœurs vivant dans l’hexagone, je pose la question: n’avons-nous pas accepté longtemps, trop longtemps, que notre identité soit méprisée, piétinée? Ne l’avons-nous pas trop longtemps réduite à un folklore, un exotisme, une complaisance? N’avons-nous pas péché par manque de solidarité, par ce tropisme de la division qui nous fait tant de mal, par larbinisme envers les gouvernements successifs?

Aujourd’hui la révolte gronde et nous assistons déjà à une guerre de chefs, à des querelles de clans, à la tribalisation de notre combat collectif. C’est la plus belle manière d’organiser l’impuissance et de pérenniser la domination.

Je rêve d’un monde débarrassé de la couleur. Je rêve d’un monde débarrassé des diktats de l’identité. Je rêve d’un monde humain rien qu’humain.

Alors me dira t-on, il ne suffit pas de rêver. Il ne suffit pas de rêver mais il faut commencer par rêver. Ensuite il faut vouloir. Enfin il faut s’organiser.

Comment?

En refusant le colonialisme, ses héritages, ses pièges et ses pompes.

En refusant le ghetto de l’exotisme.

En vivant pleinement, sereinement, naturellement son identité, c’est-à-dire sa culture.

En se donnant les moyens d’être une force culturelle, sociale, économique et politique.

En assumant ses responsabilités vis-à-vis de soi-même et des autres.

En construisant un imaginaire de la décolonisation.

Les victoires symboliques sont importantes, mais elles ne sont que symboliques.

A titre de boutade, je conclurai en disant qu’il faut décoloniser la France et l’on verra alors que la couleur ne peut-être le fondement de la revendication identaire. Pour ma part j’ai toujours récusé l’expression «homme de couleur». Je m’enorgueillis d’essayer de conquérir chaque jour mon humanité, je suis fier d’être guadeloupéen et j’ouvre ma conscience au monde. Ceux qui ne voient en moi qu’une couleur n’ont jamais regardé un homme.

Ernest Pépin
Le 06 Juillet 2006

Viré monté