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«Mon peuple
Quand
Hors des jours étrangers
Germeras-tu une tête bien tienne sur tes épaules renouées
(…)
Quand
Quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre
Au carnaval des autres
Ou dans les champs d’autrui
L’épouvantail désuet»
Nous avons tous en tête ces vers d’Aimé Césaire. D’abstraits, les voilà devenus plus sonores et plus vrais. Aujourd’hui, c’est la Guadeloupe qui craque comme un volcan sous la poussée de l’injustice et du mal-être.
Mal-être d’un peuple détourné de lui-même et qui veut reprendre le lit de son identité et de sa culture.
Mal-être d’une économie prédatrice oscillant entre assistanat et consommation comme un pendule détraqué.
Mal-être d’une société figée dans l’étau des archaïsmes et bloquée par les freins du désespoir.
Mal-être d’une terre sans production et aspirée par d’insolentes spéculations foncières et immobilières.
Longtemps, elle s’est dit à vocation touristique avant de découvrir que le plus grand touriste c’est le Guadeloupéen lui-même en proie à des chimères de paraître aujourd’hui mises à nu.
Mal-être quand l’existence ne concorde pas avec l’être, quand l’économie ne résulte d’aucune production viable, quand la culture explose en postulations irritées, quand la politique n’est qu’une affaire d’élections, quand le social ne socialise plus.
«Logique du pourrissement» chantait le poète martiniquais Joby Bernabé, «crime contre la Guadeloupe» dénonçait le chanteur guadeloupéen Fred Deshayes.
Derrière tant de leurres, sous le rideau des subventions et la pluie des allocations, sous le masque de la décentralisation, la logique du pourrissement faisait son œuvre de poux de bois rongeur non pas seulement du « pain des cases » mais encore du pain de l’histoire.
Il arrive que l’histoire ait une âme imprévisible. Il arrive que l’histoire plonge dans le ressentiment. Il arrive que l’histoire, malgré les apparats du développement, fouille dans de honteuses poubelles pour se nourrir des restes d’une colonisation qui ne veut pas mourir. Il arrive également que l’histoire se condense en présent explosif.
Alors, mis à part les cris effarouchés de ceux pour qui la théâtralité est plus importante que la pièce qui se joue ; mis à part les inquiétudes de ceux qui grincent comme les rouages d’un système de plus en plus rouillé ; mis à part ceux qui se gavent de la graisse de la bête moribonde, beaucoup se plaignent de la chaudière en oubliant les surdités antérieures, les blessures intérieures, le va-et-vient des ruses portées par les flux et les reflux de «l’outre-mer».
Nous fûmes traités de «danseuses»
Nous fûmes traités en spectateurs impuissants face à des «techniciens» tout-puissants, des aménageurs délirants, des orientations budgétaires en mal de budget et d’orientation, des ambassadeurs de la «modernité», des manipulateurs auxquels on n’avait jamais appris l’effet boomerang.
Nous dûmes avaler des silences hypocrites (Napoléon Bonaparte, Alexandre Dumas, le Chevalier de Saint-Georges, Guillon Lethière, Toussaint Louverture etc.); endurer des affirmations humiliantes (les bienfaits de la colonisation); entendre des injonctions insupportables (cessez de parler de l’esclavage!).
De vérités truquées en mensonges biaisés, nous dûmes avaler un déni rampant, gluant, étouffant, toujours puant le mépris, toujours puant l’abcès non crevé de la bonne conscience et de la mauvaise foi.
Là gît le problème! Deux discours dans un même ensemble français! L’un invalidant l’autre. L’autre contestant l’un. Et, par bonheur, la plume, la pensée, la logique, la mémoire n’appartiennent plus à un seul camp et il est toujours tragique pour un magicien de voir dévoiler les truquages avec lesquels il construisait son prestige et son pouvoir.
La France a toujours eu le défaut non seulement de vouloir assimiler mais encore de vouloir imposer une admiration (une génuflexion?) devant sa légende républicaine en oubliant que toute légende est une forme de mensonge. Liberté, Egalité, Fraternité sonnent faux lorsque la partition est coloniale ou néo - coloniale!
Petit à petit le voile s’est déchiré et la France réelle a surgi des décombres de la France fantasmée.
Le BUMIDOM (Le Bureau des Migrations des Originaires de l’Outre-Mer) en raclant une grande partie des forces vives a lézardé un imaginaire de l’abondance et de la fraternité.
Les étudiants, retournés au pays, au début des années 60, ont ramenés dans leurs bagages des désirs de souveraineté engendrés par les défaites coloniales et les luttes pour la libération des colonies.
Les créations littéraire et musicales ont attisé les braises et aiguisé la volonté d’affirmer une identité comprise comme la raison d’être et le fer de lance de l’émancipation.
Petit à petit une conscience de soi a fécondé un esprit nationaliste même chez les départementalistes.
Deux discours contradictoires ont émergé au fil du temps: discours réclamant plus d’égalité et discours réclamant plus de respect envers les particularités (le pays!). Le «nous sommes Guadeloupéens» s’accompagne souvent du «nous avons le droit de bénéficier pleinement de nos droits de citoyens français». Ni l’un, ni l’autre n’ont été suffisamment pris en compte par les gouvernements successifs de droite comme de gauche car ils ont toujours fait de la question de l’outre-mer une question purement sociale alors même qu’il s’agit d’une question politique.
On oublie trop souvent l’ordonnance de 1960 qui mutait d’office les fonctionnaires jugés séditieux.
On oublie trop souvent que la fermeture des usines sucrières, depuis les années 60, n’a été suivie d’aucun projet crédible.
On oublie trop souvent que la réponse de nombreux gouvernements aux plaidoiries d’Aimé Césaire à l’Assemblée Nationale fut d’essayer de le tuer politiquement et de discréditer son discours d’homme de lettres.
On oublie trop souvent les manuels scolaires étroitement, abusivement, franco-français.
On oublie trop souvent les procès coloniaux qui ont suivi les évènements de Mai 1967.
On oublie trop souvent la très longue durée d’un SMIC à deux vitesses au désavantage des Guadeloupéens.
On oublie trop souvent le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire radié du programme alors que M. Bayrou était ministre de l’Education nationale. IL lui a préféré alors le poète Louis Aragon.
On oublie trop souvent que le rouleau compresseur des monopoles écrase une réalité économique composée de petites entreprises, de petits artisans, de petits commerces.
On oublie trop souvent que les institutions financières ont rarement soutenu les projets dont les porteurs ne disposaient d’aucun avoir du fait même de leurs origines. Elles ont préféré faire le choix des prêts à la consommation!
On oublie trop souvent, par un tour de passe-passe indécent, les «peuples» transformés en «population».
On oublie trop souvent que la France n’a jamais pensé à une possible «fonctionnalité» des «départements de l’outre-mer».
Sans ces rappels, il est impossible de comprendre les raisons d’une colère qui brûle depuis des siècles. C’est la France même, par ses politiques infantilisantes, par son refus de partager la culture créole, par sa répulsion devant l’évocation de l’esclavage, par son soutien appuyé à une économie-container, par ses réticences à impliquer des Guadeloupéens dans tous les domaines de la société, par son manque d’ambition pour la Guadeloupe qui nourrit les frustrations, entretient l’antagonisme toujours latent entre «nou» et «yo» et pour finir provoque les conditions idéales d’une révolte dure.
Il est temps, pour elle, de comprendre que la Guadeloupe n’est pas qu’une simple extension de la France aux Amériques mais une altérité au sein de l’ensemble français. Il ne suffit pas de brandir le mot «république» sans se soucier de la diversité et du droit à être soi même pour toutes les composantes de la nation.
Les dysfonctionnements sont visibles, palpables et vérifiables.
On ne peut que déplorer que l’assistanat soit devenu pour un trop grand nombre, un mode d’existence.
On ne peut que regretter le manque d’efficacité de la lutte contre la drogue.
On ne peut que s’interroger devant le faible nombre d’entreprises appartenant à des guadeloupéens dans la zone industrielle de Jarry à Baie-Mahault.
On ne peut qu’être révolté par la dégradation de l’environnement, le développement de l’insécurité, etc.…
Cette situation crée un malaise diffus, une frustration, une colère qui se sont cristallisés en un soulèvement contre la pwofitasyion. La Guadeloupe a toujours dansé sur les volcans sociaux, toujours surfé sur des vagues rebelles, toujours marché sur des mangroves empoisonnées parce que loin d’être un Eden exotique ou un «lambeau de France», un «confetti de l’empire», une «poussière», elle est un pays!
Aujourd’hui le pays est debout. Il réclame non seulement une justice sociale mais, par-delà, la justice d’une existence, le respect d’une identité, la mise en œuvre d’une autre politique. A bien regarder, c’est le colonialisme qui est en procès! Il est surprenant que la cadence des grèves en Guadeloupe n’ait sérieusement interpelé ni l’État, ni les collectivités, ni les partenaires sociaux et qu’il ait fallu attendre le mouvement massif du collectif Lyannaj kont Pwofitasyion pour voir enfin bouger les lignes et changer la vision traditionnelle de «l’outre-mer».
À l’évidence, l’heure est venue d’élaborer un projet global afin de réorienter le destin collectif. Une terre sans production sera toujours une terre incandescente. Une économie-containers sera toujours une économie de pacotille. Une société «racialisée» sera toujours minée par la discrimination. Une culture perçue comme «périphérique», «mineure», sera toujours une culture de combat dans son expression et dans son intention. Une histoire bâillonnée criera toujours son devoir de mémoire.
Dès lors, il ne s’agit pas seulement de désamorcer un conflit structurel mais de transformer en profondeur une structure conflictuelle.
De quelle manière?
Le Président de la République propose des États Généraux. Ils n’auront un résultat positif que si tous les partenaires concernés s’impliquent avec sincérité, loyauté envers la Guadeloupe. Toute la Guadeloupe!
Une Guadeloupe que pour ma part, je souhaiterais désentravée et reconvertie. Une autre Guadeloupe!
Il n’existe pas de société parfaite mais ce n’est pas une raison pour accepter et pour subir une société téléguidée, assistée, bloquée.
Nous sommes au XXIème siècle et la départementalisation, vieille de 63 ans, ressemble à une vieille dame essoufflée. Elle a rendu de bons et loyaux services en matière de santé, de scolarisation et d’équipements. Là où le bât blesse, c’est qu’elle n’a jamais su proposer un projet économique digne de ce nom. Le monde a changé. La France a changé. La Guadeloupe aussi a changé. Dans l’ensemble, la plantation a vécu et le mode de vie s’est progressivement européanisé. Les exigences d’aujourd’hui ne concernent pas seulement le pouvoir d’achat, elles revendiquent surtout un pouvoir être.
Cela signifie que la question de la production locale est posée avec la même acuité que celle de la répartition des richesses. Cela signifie que la Guadeloupe ne veut plus être simplement une destination touristique. Elle veut forger son âme. Cela signifie que la Guadeloupe aspire à plus de responsabilité, à l’émancipation, à un nouveau contrat social avec l’État et avec elle-même.
Depuis de nombreuses décennies, les syndicats sont les fers de lance des revendications salariales. L’heure est venue pour Le Politique d’entrer en scène. Je dis bien Le Politique et non la politique! Les élus ont géré, avec une certaine passivité, des municipalités, des assemblées dans un cadre néo-colonial. À ce titre, ils n’ont pas réellement démérité. En réalité, ils ont été dépassés par des mutations de tous ordres qui ont bouleversé la donne. Jamais, le besoin du politique n’a été aussi fort. C’est-à-dire le besoin de repenser les finalités et de donner du sens à notre histoire.
Cela aurait pu être un malheur! C’est une chance!
Une chance, parce que nous voilà libérés des pensées limitantes et réclamant l’audace de construire, d’inventer et même de rêver.
Une chance, parce qu’une formidable énergie a été mise en branle: celle de la pensée critique et celle de l’agir vrai.
Une chance, parce que malgré les invectives, nous nous décloisonnons. Les murs se lézardent. Les fondations sont ébranlées. Un tremblement poétique secoue les imaginaires et nous savons désormais que le possible nous appartient. Une vieille Guadeloupe bascule sous la pression d’un autrement inexploré et fascinant.
Histoire tourbillonnaire quand se brisent les fatalités immobiles, désuètes et mensongères. Histoire à étreindre sous peine de se fossiliser.
Histoire aussi qui peut s’immobiliser dans la peur, se tétaniser avant de s’effondrer car des résistances inquiètes se manifestent.
Une autre histoire nous appelle et sa beauté c’est de ne pas avoir de modèle à importer même si elle charroie la voix des prophètes de la décolonisation. Cela ne signifie pas que nous marcherons sur un lit de roses. Cela signifie que nous marcherons dans le monde comme partie prenante et non comme résidu colonial engourdi par les chimères de l’aliénation.
C’est désormais à nous de construire notre maison selon notre goût, notre culture et nos aspirations et pour ce faire, nous sommes condamnés à nous réconcilier, à vaincre les malentendus, à surmonter les différences, à inventer une pédagogie de la fraternité.
Le collectif LKP et surtout la mobilisation d’une large fraction des Guadeloupéens, ont eu l’incontestable mérite d’être les détonateurs d’une nouvelle donne. Ils ont réussi ce que des générations de politiciens n’ont jamais fait avant eux: pousser un pays anesthésié à se regarder en face, à se remettre en question, à contester l’ordre injuste des choses.
La France entière nous regarde. Elle ouvre des yeux étonnés car elle découvre que nous ne sommes pas une population d’outre-mer. Nous sommes un peuple brandissant les bonnes raisons de la colère.
«De qui sommes-nous le rêve
De quel rêve sommes-nous l’amant
Il y a toujours à traverser
Le visage déchaviré
De nous-mêmes»
(Babil du songer)
Il semble qu’aujourd’hui la colère rêve d’une Guadeloupe qui ne soit plus le «jouet sombre au carnaval des autres». Peut-être se souviendra t-elle de cette phrase de Saint-Exupéry: «il ne suffit pas de prévoir l’avenir, il faut le rendre possible.».
Ernest Pépin
Lamentin
Le 25 février 2009