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Prononcé le 10 mai 2012 au Conseil Régional d'Île de France Commémoration de l’abolition |
J’entends ici la voix d’Edouard Glissant, voix au bord du bégaiement et qui force à expulser les mots, les phrases les idées, comme d’un puits de lumière creusé au fond de l’homme. Voix indignée contre les attentats qui pulvérisent l’humain en de multiples miettes d’ombre dispersées aux quatre coins du malheur. Les attentats dont je parle ici ne sont pas seulement le fruit des bombes mais les fruits étranges du racisme qui se balancent à l’arbre de la diversité. Glissant fut contre ces fruits la et parce qu’il les jugeait empoisonnés, il fit symbole et enseignement du plus grand crime que l’humanité ait jamais eu à combattre : le crime de l’esclavage.
C’est un crime sans mesure et sans réparation. Il se tient là tel un pieu fiché dans l’œil sanglant des peuples esclavagistes, des nations esclavagistes, des civilisations esclavagistes, des esclavagistes de tout bord, de folle prétention, de faible philosophie. Ceux qui au nom d’une convoitise barbare, d’une foi mensongère, d’une certitude indécente ont fait de l’homme la chose de l’homme, la matière servile d’une inconsolable putréfaction morale. Ceux que Césaire appelle les «vainqueurs omniscients et naïfs». Ceux qui sont en fait non pas les vainqueurs mais les vaincus obstinés d’une grande affirmation. L’affirmation, c’est l’homme et l’homme est une immense affirmation de la conscience! Et quand l’homme s’égare ou se renie, l’esclavage s’empare des espaces sacrés de la liberté. La culture, le social, l’économique, le politique, le tout en sont infectés et infectent à leur tour le déploiement chaotique de l’histoire.
Loin de moi, ici, de renforcer le chœur des gémissements stériles. Loin de moi d’entonner le couplet de la rancune et de la haine mais il faut, du profond de la mémoire, se souvenir, se souvenir encore, se souvenir toujours du fait que le crime fut osé, que le crime fut posé, pour refonder la terre de l’homme pour l’homme et ce n’est pas gagné. Je ne plaide pas, ce disant, en faveur de je ne sais quel humanisme asservissant. Je plaide pour le tout-homme dans le tout-monde. Nous plaidons, nous rassemblés ici, pour une dignité non négociable et pour égalité non refusable. Pour le respect intégral de toutes les diversités, de tous les imaginaires, de toutes les formulations des sociétés humaines, de tous les individus, à une seule condition : celle d’humaniser l’homme. Notre limite c’est la déshumanisation, l’asservissement, l’aliénation, la grande prison des hiérarchisations insolentes, les cloisonnements obscènes, les murs insupportables, les négations cyniques, les idéologies avilissantes, les crimes qui n’osent pas s’annoncer, qui n’osent pas s’énoncer.
Je crois que ce que nous commérons ce n’est pas seulement l’abolition, ce n’est pas seulement la loi Taubira. C’est un principe : le refus de tous les esclavages. C’est une affirmation : le droit de l’homme à être l’homme. C’est un absolu :la belle diversité du monde. La belle amour humaine !
Il y a les pasteurs de l’oubli. Il y a les défenseurs de l’oubli. Il y a les propagandistes de l’oubli. Je connais leur discours rabâchés. Je présume leurs démissions. Je comprends leurs peurs et leurs inquiétudes. Ce sont à vrai dire, des marrons de l’histoire et surtout les marrons de la mémoire. Naïfs sont ceux qui croient que l’oubli oublie. L’oubli, cette façon de faire l’autruche, de penser que l‘histoire se scelle d’un coup d’éponge, maintient inapaisée les flammes de l’histoire. La mémoire donne du sens a la conscience humaine et qu’est-ce qu’une conscience sinon le sens même de l’humain.
Accrochés au mât trompeur de l’oubli, certains affirment qu’il faut en finir avec le ressassement, la rumination et même la mémoration et surtout la commémoration. Ils disent que l’identité notamment des noirs n’est pas tributaire de la souffrance de l’esclavage et qu’il faut refermer les plaies pour aller de l’avant. Ils dénoncent la culture du dolorisme et récusent le devoir de mémoire.
«L’oubli, mémoire fracassée ou mémoire forcée, est l’instrument du maintien du système» écrivait Edouard Glissant.
Je leur dirai, ici, en ce 10 mai 2012, que l’humanité n’a pas le droit d’oublier sous peine de renoncer à elle-même. Toute civilisation est mémoire. Toute civilisation est mémorielle car la mémoire soude le passé au présent et le présent à l’avenir. La mémoire est non pas un consentement mais un questionnement. C’est un besoin obscur une insurrection de la clarté. On ne fait pas table rase de la clarté !
Et puis n’oublions pas des siècles de surdité, des siècles de cécité. N’oublions pas les ruses, les pertes et les profits, les atténuations, les légitimations, les conséquences, les prolongements!
Il n’a jamais suffit d’abolir la mémoire pour créer les conditions d’un renouveau de l’humanité. Pour toutes ces raisons, je fais l’éloge des commémorations et plus encore l’éloge de cette commémoration la. Elle ne concerne pas seulement les millions de victimes.
Elle concerne les millions de citoyens qui complices, tapis dans l’ignorance, embusqués dans la forêt des bons sentiments, irréductiblement attachés à des suprématies désuètes, flattés par l’air du temps, réfugiés dans la crise, non seulement tentent de réhabiliter les idéologies pernicieuses de l’altérité mais encore souscrivent à l’exclusion et au mépris des différences. Disons le tout net l’exclusion est la porte d’entrée de tous les racismes. Je dirai même la voie royale si le racisme recelait une quelconque noblesse. Disons plutôt la voie servile des fausses supériorités. Le racisme est en soi un esclavage qui ouvre sur l’esclavage des autres. La fêlure est là!
Elle rôde dans cette piteuse défense: la colonisation fut positive. Cette affirmation charrie le fantasme du sauvage, de celui auquel l’on a apporté charitablement les bienfaits de la civilisation européenne, celui qui tarde à entrer dans l’histoire, etc. etc. Tout le monde connaît le réquisitoire d’Aimé Césaire dans son fameux «discours sur le colonialisme». Point n’est besoin d’en rajouter. De Tagore, à René Maran, de René Maran à Aimé Césaire, d’Aimé Césaire à Glissant et à Frantz Fanon, Fanon à Mandela, de Mandela à toutes les formes non littéraires de l’émancipation, il n’y a pas un pour croire en la fable d’une colonisation positive. Ni en Afrique, ni aux Amériques, ni au sein de la Caraïbe, ni en Europe même les colonisations n’ont apporté l’ombre d’un bienfait. Je dis en Europe même parce qu’en dehors des richesses matérielles colossales et en dépit de prodigieuses aventures technologiques, que de stagnations de la pensée, que de pauvretés de la philosophie, que d’étiolements, que d’imaginaires corsetés, appauvris, desséchés. Je ne veux pas dire que l’Europe ne soit rien. Je dis qu’en dépit de ses lumières et de ses scintillements, elle s’est asphyxiée car elle n’a jamais été capable de penser la Relation. Car l’esclavage, la domination, l’exploitation, le déni de l’humain, le refus de la diversité ont rigidifié des murs, atrophié les imaginaires, rétrécit les fraternités. Si bien qu’il y a une énorme différence entre la devise républicaine de la France et les discours et les pratiques de cette même France. Qui n’a entendu parler de la Françafrique? Qui ne décode pas la peur engendrée par les musulmans? Qui ne voit pas que la France est empêtrée dans les filets de l’immigration? Comment une puissance mondiale en est-elle encore à payer moins les femmes? Ose parler de karcher?
On le voit: la Relation est malade! Elle est malade de son trop plein. Elle est malade de ses manques.Elle est malade de son propre imaginaire de la Relation. Un imaginaire de la domination et de l’exclusion. J’ai vu des émissions terrifiantes concernant les néo-nazis dans les pays de l’Est ou aux Etats-Unis. Je sais bien que l’Europe a fourni nombre de contestataires, nombre de contradicteurs, nombre de militants contre ces régressions infantiles. Ils ont, eux aussi contribuer à élargir l’horizon, à me donner l’image d’une dignité humaine mais, me disait Edouard Glissant la plupart a été soi minimisée soit mal comprise de ce qu’il est convenu d’appeler la pensée Française.
J’invite les auditeurs présents à lire des biographies concernant
René Maran !
Félix Eboué !
Frantz Fanon !
Aimé Césaire !
Victor Segalen !
Antonin Artaud !
Lautréamont !
André Schwarz-Bart
Baudelaire !
Rimbaud !
Mon ignorance ne me permet pas d’allonger la liste. L’important est que ces irruptions atypiques, d’une façon ou d’une autre, mettaient l’Autre dans leur pensée, esquissaient ou développaient l’idée d’ une Relation.
Les obstacles à la Relation sont nombreux.
Le premier est que la Relation n’a jamais été le projet de la colonisation.
La seconde est que le colonisé lui-même se vivait comme un sujet angoissé, traumatisé, dérouté qui ne pouvait que dé-parler donc s’exclure d’un langage commun.
Le troisième c’est que la France demeure largement tributaire d’une culture d’empire.
Le quatrième est la France conçoit l’assimilation comme une nudité absolue.
Le cinquième est que l’enseignement de l’histoire coloniale est largement insuffisant car dans le récit national elle contredit la grandeur mythique de la nation.
Le sixième est que pour une large part les enfants de la 2ème ou 3ème générations portent pour beaucoup la livrée du colonisé.
La septième est que nombreuses blessures suintent encore y compris dans la sphère politique.
La mémoire, blessée, refoulée, étouffée, qu’on le veuille ou pas, tente d’écrire une autre histoire de la Relation. Ce n’est pas un exorcisme ou une catharsis, c’est l’exigence d’une refondation, d’une relecture, d’une sémantique nouvelle. On ne commémore pas pour soi seulement. On commémore pour les autres et si possible avec les autres.
A bien regarder, l’esclavage tout comme la colonisation est l’histoire d’une Relation manquée et d’une certaine façon c’est l’humanité tout entière qui a perdu. Les richesses pillées, les impérialismes avortés, les chefs d’états indignes, les décolonisations truquées, les guerres fratricides, les problèmes de santé, d’environnement, les trafics divers, le manque d’instruction, de formation pénalisent non pas seulement les peuples concernés mais tout le monde. Ce sont les effets, les conséquences d’un système caractérisé par sa colonialité et qui s’affaiblit autant qu’il affaiblit.
Je ne me réjouis d’aucun affaiblissement, je pense simplement que commémorer l’abolition de l’esclavage ne suffit pas si on s’arrête en chemin.
S’arrêter en chemin c’est ne pas écouter toutes les mémoires souffrantes.
S’arrêter en chemin, c’est ne pas traquer tous les esclavages camouflés ou insus. Pire connus et comme absous!
S’arrêter en chemin, c’est ne pas décoder et contrer tous les discours, apparemment anodins, bénins, qui de fait banalisent l’esclavage, la discrimination, l’exclusion, le racisme et relancent la peur de l’autre. Vous le savez mieux que moi ce sont les discours de la régression.
Commémorer c’est changer l’imaginaire des victimes et des bourreaux de l’homme.
Lorsque je commémore, j’appartiens au monde et parce que j’appartiens au monde, je me soucie du monde, de ses injustices, de ses inégalités, de ses blessures.
Alors les bas salaires me concernent.
Les enfants soldats me concernent
Les enfants et les adultes violés me concernent
Les bien mal acquis me concernent.
Les génocides me concernent
L’état de la planète me concerne
Vous l’avez compris commémorer l’abolition de l’esclavage c’est affirmer le droit à la solidarité et le devoir d’égalité.
Ceux qui manipulent les mémoires, ceux qui opposent les mémoires, ceux qui comparent les mémoires sont en fait les pires ennemis de la commémoration de l’esclavage.
Il est temps de dire que l’esclavage, avant tout autre, fut le premier des crimes contre l’humanité.
Il est temps de dire que l’esclavage des noirs fut par sa longévité, par son ampleur, par ses conséquences incalculables et non résolus le crime absolu contre l’humanité.
Il est temps de dire que nous commémorons pour décrasser le passé mais aussi pour nettoyer l’avenir.
Je ne me console pas d’avoir perdu mon nom dans le gouffre de la traite.
Je ne me console pas des conditions de la mort de Toussaint Louverture.
Je ne me console pas de mes ignorances anciennes concernant Alexandre Dumas, le Chevalier Saint-Georges, Napoléon, Pouchkine, Nemer.
Je ne me console pas des plaies de l’Afrique
Je ne me console pas de la voix de Billie Holiday chantant Strange Fruit.
Je ne me console pas de tout un pan de l’histoire.
Il est des arrogances qui ravivent mes blessures. Il est des dépendances qui m’humilient. Il est des géographies qui me tourmentent.
Je ne me console pas mais je suis fier que Chistiane Taubira ait arraché la loi qui porte son nom.
Je suis fier de Maryse Condé et de Françoise Vergès
Je suis fier de Serge Romana et de son épouse
Je suis fier de ce qu’Aimé Césaire m’a légué.
Je suis fier de ce qu’Edouard Glissant m’a légué.
Je suis fier d’être là en ce jour et je suis fier de vous parce qu’ensemble nous sommes le monument vivant, actif, de la commémoration.
Je suis fier du fait que nous ayons pu,nous de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion, d’Haïti et même d’ailleurs , transcender l’esclavage pour accoucher du monde créole, cette belle synthèse du Tout-Monde!
C’est aussi n’en déplaise aux assassins de l’aube ce dépassement imprévu, imprédictible, que nous commémorons aujourd’hui! Une commémoration ce n’est pas un ressassement nombriliste, c’est une espérance pour aujourd’hui et pour demain!
Je ne puis terminer sans citer Edouard Glissant:
«Les mémoires des esclavages ne cherchent pourtant pas à raviver les revendications ou les réclamations avant toutes choses. Dans le monde total qui nous est aujourd’hui donné ou imposé, la poétique du partage, de la différence consentie, de la solidarité des devenirs naturels et culturels, qui décide d’une communauté de politiques appropriées à mettre en œuvre (de manière singulière mais concordante), dans les diverses situation du monde, nous incline vers un rassemblement des mémoires, une convergence des générosités, une impétuosité de la connaissance, dont nous avons besoin, individus et communautés, d’où que nous soyons. Conjoindre les mémoires, les libérer les unes par les autres, c’est ouvrir les chemins de la Relation mondiale.»
(lire Solo d’îles)
Ernest Pépin
Le 10 mai 2012