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Adresse posthume à Edouard Glissant (A l’occasion de la présentation de l’Etude du roman La Lézarde
La Lézarde, Édouard Glissant, prix Renaudot - 1958 étude d'un roman, |
Monsieur Glissant,
Un livre comme celui de Mme Eloi-Blézès m’a manqué, quand, adolescente, je tentais d’aborder votre œuvre avec pour seuls clefs ma curiosité et l’immense respect que je vous vouais déjà.
Pour le parcourir, j’ai accepté d’être aussi vierge que je pouvais l’être alors, guidée seulement par une trame et une étude qui, pour être rigoureuses, n’en laissent pas moins transparaître l’enthousiasme et même l’amour de la «disciple» pour le Maître.
Le Maître, c’est ainsi que nous vous appelions. L’écho en un frémissement se déployait: «Le Maître est ici!», pour dire que vous étiez Opéyi. Alors, impatients et timides, nous nous préparions à vous rencontrer sur la plage du Diamant ou chez L’Oiseau de Cham. Là le tambour et le rhum roulaient, là c’était la fête à ce que L’Oiseau de Cham et vous appeliez des «non-plats», ces recettes du vitement-pressé et de la sobriété obligée, celles du pêcheur qui lâche dans l’eau bouillante et parfumée d’épices le fruit de sa pêche - et ainsi naissait le blaff; celles du ti-nain-morue ou de la salaison sauce-chien.
Et la parole aussi roulait. Et les blagues à deux sous…
A l’ombre de votre grande et presque fragile silhouette, j’étais silence…
Il y avait également les soirées «Espace Créole», du nom du concept et du petit restaurant des Terres Sainville qui les accueillait. Ce rendez-vous de l’expression libérée, en paroles ou en musique était un concept conçu là aussi par Oiseau de Cham et vous. Votre voix hésitante dans la nuit –si bon de vous avoir là, si près, à portée de regards et de mots mais sans jamais oser «vous déranger»- les rires, les audaces créatives, les acras brûlants, tout cela participait de cet espace créole vivace et partagé!
Et puis je garde encore comme un don précieux les deux notes de lecture noircies de votre écriture altière et penchée que vous m’aviez remises à propos des manuscrits de mon roman C’est vole que je vole et d’une sélection de poèmes… Vous y disiez que mon souffle particulier procédait du halètement. J’ai retravaillé mes textes en tenant compte de toutes vos remarques, je me suis confrontée avec ardeur à mes propres mots, à mes lézardes intérieures parce que grandir à vos yeux et grandir tout simplement l’exigeait. Et je cultive l’espoir qu’un jour, Monsieur Glissant, ce souffle mien, ce cri de l’urgence de dire, de me dire, de nous dire, saura avec la maturité se faire chant polyphonique… Car ne disiez-vous pas que «Le poète choisit, élit, dans la masse du monde, ce qu'il lui faut préserver, chanter, sauver, et qui s'accorde à son chant. (… )Et le rythme est force rituelle, levier de conscience.»?
Et puis la vie, le temps, les chemins… Je n’ai plus été de ces rencontres émouvantes et gaies, informelles toujours. Tant d’années… A se dire qu’on aura le temps, qu’on aura l’occasion, d’autres opportunités, qu’on a toute la vie; à vous croire, comme Aimé Césaire, immortel, même vous sachant malade. Oui pour moi, même travaillé par le ressac, vous étiez roc inébranlable. Mais la vie, le temps, la mort…
Je n’ai pas assisté aux cérémonies qui ont présidé à vos funérailles car, sauvage, je n’aime guère à me trouver là où il faut être. Dans ces endroits-là, je me dandine maladroitement, je me tiens à l’écart, un chien dans une yole… Comme je l’ai fait pour Aimé Césaire, je viendrai sur votre tombe, un jour, oui, je viendrai vous parler à travers la pierre…
Vous dire merci d’avoir fait chanter nos paysages, nos rivières et nos bois dans toute leur clarté, dans leur violence aussi. Merci, à chacune des lectures et relectures de vos œuvres, de nous emmener, en traversant nos méandres, nos incertitudes, et nos grandeurs, de nous emmener loin, en nous-mêmes et jusqu’à l’Autre… Oui, merci de n’avoir eu de cesse de nous alerter sur les dangers du repliement sur soi, de la crispation névrotique sur une identité figée.
Merci de nous apprendre à appréhender et à aimer le chaos comme source et non comme perdition.
Merci de nous offrir, contre toutes les scléroses, la richesse mouvante de l’ambigu, de la vulnérabilité consentie. De nous convier à prendre le risque de mettre à jour nos vulnérabilités pour oser nous mêler à l’Autre et j’ai envie de dire de l’Autre.
Merci de n’avoir eu de cesse de nous enseigner «l’envers éclairant de l’Histoire».
Et ce peuple que vous avez voulu dire dans La Lézarde -entre opacité et trouées de lumière,- aura à se demander, par vous, avec vous: «Comment être soi sans se fermer à l’autre et comment consentir à l’autre, à tous les autres sans renoncer à soi? (...) Comment défendre sa communauté dans la réalité d’un chaos-monde qui ne consent plus à l’universel généralisant?» (in Introduction à une poétique du divers)
Car même si je n’adhère pas à toutes vos propositions, je continuerai de m’incliner devant la puissance de votre pensée en action, l’audace avec laquelle vous n’avez cessé de nous secouer et de secouer, d’interroger, de déranger la totalité du Monde, la constance de votre engagement à nous empêcher de nous endormir sur nos blessures, nos pitoyables avoirs, nos piètres velléités d’être…
Pour terminer, je voudrais dire merci à Juliette Eloi-Blézès d’offrir, non seulement à la communauté éducative mais également à tous les Martiniquais et à toute personne intéressée à mieux connaître votre œuvre, cette étude comme autant de codes d’accès jusqu’à votre écriture et votre si féconde pensée. Lui dire merci de nous aider à comprendre que chez vous, opacité n’est point hermétisme, inaccessibilité mais bien la seule façon de dire la confusion, la brutalité et la richesse de notre histoire et de notre réel.
J’émets ici le vœu que ce travail exigeant de Juliette Eloi-Blézès donne le goût à d’autres chercheurs, à d’autres enseignants de procurer à notre jeunesse un certain nombre de pistes pour aller à la rencontre d’une œuvre monumentale, cet héritage flamboyant que vous avez laissé entre nos mains incrédules…
Nicole Cage,
Fort-de-France, le 03 février 2012