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Martinique des mornes
Martinique des mornes, Philippe Bourgade • K Éditions • 2015 • |
Philippe Bourgade est un photographe martiniquais de grand talent qui, depuis près de trois décennies, capture, en noir et blanc, des instantanés de son île. Il vient de publier un nouvel album intitulé "Martinique des mornes" préfacé par l'écrivain Raphaël Confiant, préface qu'on lira ci-après...
Archiver la tendresse..
Il y a d’abord cette rondeur maternelle, l’impression d’être en permanence sous mille regards bienveillants et à mesure-à mesure que l’on suit la montée de la trace, entre goyaviers sauvages et halliers aux noms inconnus, la certitude d’être vivant, là, au beau mitan du pays.
Le Morne est donc éternité impassible.
Il charroie avec allégresse – ô têtue ! – des fragments de lumière, des éclats argentés et tout un scintillement infini que capte miraculeusement l’objectif de Philippe Bourgade. Ce sont rigoles, ravines, torrents, rivières, tout ce qui nous ramène au royaume enchanté de l’enfance. Fugacement. La lessivière au bord de l’eau, accroupie dans l’eau, devient négresse féerique. Elle invente un chanter muet, des gestes qui subjuguent l’homme revenant de son jardin créole. Et lui de kokiyé les yeux de tendresse.
Car l’entre-jambes de la négresse, assise sur une roche, n’est point du tout obscène, pas plus que n’est hilarante la traversée, bas du pantalon relevé et jupe remontée, du couple de vieux-corps, qui brave les gués faussement calmes pour s’en aller prier à l’église. Ce n’est pas grave: ils ont déjà, au devant-jour, rendu hommage (en leur for intérieur) aux divinités caraïbes et africaines. Philippe Bourgade sait capter cet insu.
«Le gras téton des mornes», comme le déclame le Poète – celui qui est au fondement de nous-mêmes – est aubaine pour la marmaille aussi. Ils courent en zwel, ti neg, ti kapress, ti chaben, ti milatt, ti kouli, chahutant l’eau, s’ébrouant, se protégeant sous la feuille de chou-caraïbe lorsqu’une avalasse les surprend et là, soudain, leur regard s’empreint de fixité. Comme quand, seau qui déborde juché sur l’en haut de la tête, ils avancent crânement par les chemins de terre, sans peur de se péter le pied.
C’est que le Morne sait engendrer gravité.
Celle du kokoneg qui, sur trois roches, fomente, avec son complice le feu de charbon de bois, ce complot des carreaux de fruit à pain et de la morue séchée qui, dès la plainte tragi-comique de la bourrique (onze heures du matin plus souvent que rarement), fait frétiller les palais. Toutes qualités de marchandises grimpent le Morne jusqu’à la boutique de Man Didine.
L’univers entier s’y empile: morue séchée de Norvège, beurre de Bretagne, riz blanc de Cochinchine et riz rouge du Sénégal, vins d’Italie. Cette abondance côtoie notre rhum, notre cacao en bâton, la rousseur chabine de notre sucre de canne et deux-trois ignames-chacha négligemment posées sur le seuil.
Le Morne n’est jamais enfermement (ne pas confondre tendresse et jalousie, laquelle est sœur de la sorcellerie).
Alors, les bataillons de canne montent à l’assaut de ses flancs, mais le coupeur, l’arrimeur, le muletier, l’amarreuse et les tibann ne battent point en retraite («ne font pas derrière» comme ils bravachent dans leur parlure). Et de faire leur coutelas parler français, foutre! Ils disent son fait à cette canne qui est tout à la fois douleur et ferveur, déchéance et grandeur. Cette canne qui nous a fait et défaits! L’œil du photographe nous indique, avec subtilité, que nous ne pouvons réécrire notre histoire et qu’il nous faut par conséquent l’assumer, oui…
Au débouché de la journée, il y a la grande paix de la case créole, son air faussement déglingué, son équilibre improbable et ses ailes de bois et de tôle ondulée comme si elle était prête à s’envoler vers un ailleurs pas encore imaginé. Non ! La case reste là. Elle est bien là. Protégée par son parc à poules et son parc à cochons, sa cour de terre battue (ici-là, on dit «damée» de préférence), son jardin au sein duquel, thé-pays, cristophine, aubergine et giraumon, roses de porcelaine et l’indicible esther-fragile cultivent un joyeux embrouillamini.
Case créole, ô impératrice des Mornes!
Philippe Bourgade archive magnifiquement tout un lot d’anciennes tendresses: la machine à coudre Singer que pédale la manman yich, infatigable; le pneu usagé que le petit bougre turbulent, mais très concentré, fait rouler à l’aide de deux bouts de bois ; le kok djenm que son soigneur mignonne («caresse» est trop faible); les dominos que l’on fesse sur une table déjà branlante en criant le doub siss; les tek que les garçons infligent aux billes qui portent mille noms (agate, cristal, canique, badache, mawoulo et tutti quanti).
Nul exotisme cependant! Ce dernier hait le noir et blanc, car le paradis est en couleur. Or, ici-là, notre ici-là, s’il fut longtemps enfer n’en est pas devenu paradis pour autant. Il est tout simplement notre être-là.
Nou la la nou !
Raphaël Confiant