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Orphèe nègre et Les voix des sirènes:
entretien avec Daniel Boukman

 

 

Gerry L'Étang

 

 

 

 

 

 

ORPHÉE NÈGRE et Les voix des sirènes, Daniel Boukman • 2010  •
L'Harmattan •  ISBN : 978-2-296-11617-7 •  11 €

Orphée nègre

Le dramaturge martiniquais Daniel Boukman vient de rééditer aux éditions L’Harmattan deux de ses plus célèbres pièces : Orphée nègre et Les voix des sirènes. Nous l’avons rencontré à ce propos.

Gerry L'Étang - Dans quel contexte ont été écrites ces deux pièces?

Daniel Boukman - En octobre 1961 (j’étais alors étudiant à l’université de la Sorbonne à Paris), je reçois un document m’intimant l’ordre de rejoindre la caserne de Vincennes pour y accomplir le service militaire français.

En Algérie, la France, du moins son gouvernement d’alors, poursuivait une guerre coloniale. Répondre à cette convocation, c’était accepter de revêtir l’uniforme militaire français et d’être expédié en Algérie occupée afin de participer à la guerre faite au peuple de ce pays.

Pour rester fidèle aux idéaux anti-colonialistes de l’étudiant (martiniquais) que j’étais, j’ai choisi l’insoumission... Pris en charge par une organisation clandestine antillo-algérienne, j’ai quitté la France pour le Maroc où nous (2 Martiniquais, 3 Guadeloupéens) avons suivi un stage de formation  militaire... En juillet 1962,  trois d’entre nous ont rejoint l’Algérie libérée.

Ces circonstances exceptionnelles ont fondamentalement modelé la vie du jeune que j’étais, et m’ont amené à écrire, en Algérie indépendante, Orphée nègre et Les voix des sirènes, pièces éditées en 1967 et de nouveau publiées aujourd’hui par les éditions L’Harmattan.
 
À sans nul doute enclenché l’écriture d’Orphée nègre, la critique des limites de la négritude, amorcée en 1952 par Frantz Fanon dans Peau noire masques blancs et par Jean-Paul Sartre dans Orphée noir, préface (en 1948) de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache.

Pourquoi aujourd’hui, près d’un demi-siècle après les avoir écrites, rééditer ces deux œuvres?

Orphée nègre, pièce écrite en 1962, par certaines de ses thématiques, faisait (indirectement) allusion au fait que le nouveau parti créé en 1958 par Orphée – je veux dire Césaire – s’était ouvert à des Martiniquais de la droite assimilationniste, suite à la rupture de celui-ci d’avec l’organisation communiste de Martinique.

De nos jours, le culte du «nègre fondamental» défunt, l’instrumentalisation – tous azimuts –  de sa pensée sont autant d’occasions de récupération, y compris par les représentants du pouvoir français dominant: le ballet qu’au début de la pièce, autour du cadavre d’Orphée, danse un groupe de petits bourgeois «locaux»,  symbolise ces  diverses manœuvres.

Les voix des sirènes aborde des réalités actuelles, entre autres, l’impartialité pour le moins relative de la justice rendue, comme disait feu Maître Marcel Manville, «sous les cocotiers»;  la stratégie multiforme déployée pour corrompre nos consciences; les dérives de l’idéologie afro-centrique exclusive; les appels à s’enfuir de la terre natale... autant de «voix de sirènes» que cette pièce écrite, elle aussi il y a près d’une cinquantaine d’années, donnait déjà à entendre…

Pourquoi affirmez-vous, en quatrième de couverture de cette réédition, «qu’il est sain qu’au sein d’un concert de louanges, un son discordant se fasse entendre»?

Dans tous les domaines, du plus sacré au plus profane, il est urgent que dans notre pays s’exerce le devoir de critique (ne pas confondre avec le makrélaj), même si celui ou celle qui en endosse la responsabilité court le risque d’être  cloué(e) au pilori.

La quasi religion que l’on cherche à instaurer autour de la vie et de l’œuvre du «nègre fondamental», ne doit pas interdire d’en interroger les ombres comme les lumières. C’est à cet exercice-là qu’avec Orphée nègre, en 1962,  je m’étais déjà livré et qu’en rééditant cette pièce, je renouvelle au nom de la liberté de pensée.

Vous semblez depuis toujours vouloir assumer un rôle d’imprécateur. Certains par exemple peuvent considérer que vous souhaitez les empêcher de jouir des délices de l’aliénation. Pourquoi une telle posture?

Il y a dans la question deux mots que je réfute: je ne suis pas un imprécateur, le propagandiste d’aucune vérité immanente que, du haut de je ne sais quelle chaire, je lancerais afin de ramener dans le droit chemin  des âmes égarées.

Mes prises de position politiques (au sens essentiel du terme), directes ou indirectes, verbales ou écrites, ne sont pas l’expression d’une posture, d’un jeu dont les règles seraient conformes aux codes de la réussite sociale... À cette étape déjà bien avancée de mon existence, je veux non pas réussir dans la vie, mais réussir ma vie.

Quant à ceux qui choisissent de jouir, comme vous dites, des «délices de l’aliénation», lorsque, cyniquement, ils se livrent à ce crime en criminels, j’y vois là une forme de désespoir inavoué... Par contre, ceux/celles qui se proclament disciples du meilleur de la pensée d’Orphée, tout en se vautrant dans les délices de l’aliénation protéiforme ambiante, puisse pour eux, pour elles, rapidement venir le temps de la tombée des masques dont ils affublent leurs vrais visages.

Propos recueillis par Gerry L’Etang

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Extraits choisis d’Orphée nègre

Dans un coin de la scène, une petite fille des Antilles, noire, joue avec une grande poupée blanche et lui chante

La petite fille
Une négresse qui buvait du lait / Ah! se dit-elle si je le pouvais
tremper ma figure dans ce pot de lait / je serais plus blanche que tous les Français.

La Négritude
Ma négritude / c’est aussi l’arracheur / des masques blancs / sur les peaux noires
et dans mes mains / des lambeaux de chair / et d’âme.

Nouvelle apparition: un fou, un nègre des Antilles, fou

Le Fou
Je suis / blanc / blanc / blanc Mademoiselle / je te jure nos enfants
seront de petites boules de neige  / dans mes sapins blancs
il y aura de beaux épouvantails / blancs / pour effaroucher le soleil. (...)

La Négritude
Alors / j’ai creusé creusé / la Nuit / avec mes ongles / avec mes dents / avec mon cœur
et remonté vers les étoiles / la Dignité Nègre.

C’est la fin de la nuit... Le jour se lève lentement. L’écho qui s’amplifie avec la lumière, dit

L’Echo
Et de malins chasseurs / ont arrêté / l’aigle en plein vol / dans une cage / l’ont confisqué /
pour eux et leur clique / noire et blanche.

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Extraits choisis de Les voix des sirènes

Le Passé ( au «coupable» qui a repris vie)
Allons / Il faut partir / Ta nuit est morte. / Pour toi / clament les trompettes / de l’Espoir.
Viens viens avec moi! / Marchons / loin loin derrière la ligne bleue de la mer...
Loin de cette île / où chaque pierre chaque étoile au creux des nuages rappellent tes souffrances / où les collines elles-mêmes / un jour / dans un hoquet immense

vomiront  des cataractes de sang... / Prends ma main. / Je serai pour toi / le Doux Berger.
Tu ne réponds pas! N’aie pas peur! / Au bout du voyage / des palais aux murs maculés d’or / des trônes d’ébène sertis de rubis / des sagaies aux pointes d’ivoire.

Deuxième chant du coq

Le Passé
Partons partons! / Fuyons au beau pays d’Afrique! / Là-bas / les hommes les Dieux
face à face se contemplent sans baisser les yeux. / Viens! /Que te réservent ces îles piteuses?
Allons viens! Les Esprits les secrets que dévoile la sagesse / la voix des Anciens
le chant des griots / une terre vaste comme désir de vengeance  une terre
porteuse de promesses infinies / une terre point de mire du monde
Voilà le pays d’où je viens / voilà la terre refuge... / Tu ne dis rien! (...)

L’Homme (se relevant)
Non ! Mon cœur n’est pas une porte fermée.  Merci merci jusqu’au dernier souffle de ma vie.
Merci pour la lumière retrouvée. Mais vois-tu, tout cela est ancré au fond de ma mémoire, et
mon souvenir n’est pas le bélier que retient la corde trop courte...Comme le refrain d’une complainte, de temps en temps, il remontera à la surface et tu seras alors tout contre moi.

Le Passé
Pourquoi refuser de venir avec moi? / Songe aux incertitudes dont regorge cette terre.
Songe aux malheurs ici vécus. / Allons sois raisonnable! / Viens!

L’Homme
Cette terre insulaire / fille de souffrances ancestrales prolongées
cette terre / mes pas en connaissent les moindres caprices. / C’est la terre où repose /
des miens le sommeil sans retour / la terre hérissée des mornes de mon enfance.
La sueur le sang les pleurs / ont forgé une chaîne d’acier / et je demeure esclave
esclave soumis / esclave de cette terre que j’aime / ma terre.

Le Passé
Viens / je t’en supplie. / Viens! Pour toi / je serai une mère / mes caresses pour toi
Seront  des caresses d’épouse  / Viens avec moi / ne me laisse pas seul / seul sur les sentiers
où le silence est une nuit sans lune sans étoiles.../ Souviens-toi!  Rappelle-toi tes tourments! L’Espérance / se referme ici / comme une, huître.

L’Homme
Non ! Je ne peux pas / je ne veux pas / suivre ta route..
Là-bas / ces lambeaux de terre éparpillés au gré du vent / mes chemins. (...)

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Viré monté