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Aristophane et Boukman

A propos de

"Liwa Lajan"

 

Georges-Henri LEOTIN

 

 

 

 

Liwa lajan, Daniel Boukman • L'Harmattan • ISBN 978-2-336-00871-4 •
mars 2013 • 64 pages  • 10 €.

Liwa lajan

Aristophane est un Athénien auteur de comédies, né vers 445 avant J.C. (et dont on ignore la date de la mort).

Daniel Boukman est un Martiniquais qui, sans être un vieillard, a déjà derrière lui un passé de militant politique et culturel notoire. Il est spécialement connu comme un défenseur de la cause de la langue et de la culture créoles, avec, entre autres, son émission sur "Martinique 1ère", Tout lang sé lang, un slogan dont il a contribué à faire comme une maxime, et qui a été repris par un de nos politiques, Alfred Marie-Jeanne, lors du débat à l'Assemblée sur la ratification de la Charte des langues régionales.

Entre Aristophane et Boukman, que séparent 2500 ans, on peut penser aussi qu'il y a une immense distance culturelle. Peut-être que cette distance est moins grande qu'on ne le croit. Beaucoup d'intellectuels martiniquais, dont certains devenus militants anticolonialistes, ont été nourris dans leur jeune âge de culture classique, ont étudié les langues et les civilisations grcque et latine.(Je ne sais pas si c'est de là que vient le terme créole grangrek pour désigner un intellectuel ou un savant). Daniel Boukman est un ardent militant créoliste, un indépendantiste et un anticolonialiste de la 1ère heure, mais c'est aussi un nègre gréco-latin. L'expression a un petit côté péjoratif, il sent bon l'aliénation, l'acculturation...Il faudrait peut-être la réhabiliter et admettre qu'à côté de la matrice essentielle qu'est la langue et la culture créoles, la culture classique a nourri aussi beaucoup d'entre nous, sans en faire aucunement des malades mentaux. (Cette culture classique est présente aux Antilles dans les noms de personnes, et on peut imaginer une classe où les élèves s'appelleraient Platon, Zénon, Léonidas, Cicéron, César, Caton, Hannibal, etc).

L'exemple de la Grèce antique et des Antilles peut montrer à quel point, à côté de différences indéniables,  entre des civilisations très éloignées dans l'espace et le temps, il y a ausi des ppoints communs, des constantes qui sont le propre de notre commune humanité. Senghor a cru pouvoir dire: "La Raison est héllène et l'Emotion est nègre". En réalité, la Grèce antique, patrie de la philosophie, est, comme tous les autres pays, terre de croyances aussi bien. La Croyance aussi est héllène, il y avait des mystères à Eleusis comme il y en a dans les temples du Vaudou; on peut comparer la Pythie du temple d'Apollon à Delphes à nos séyansièz, ou à nos dormeuses, ces femmes qui faisaient des prédictions dans un état second. Les Bacchanales de l'Antiquité en l'honneur de Bacchus/Dionysos, ressemblaient à notre Carnaval (le mot bacchanale est d'ailleurs passé dans le créole pour désigner quelque chose pas très loin des orgies de l'Antiquité).

Revenons à Boukman et Aristophane. Chez tous deux il y a une volonté d'utiliser le théâtre à des fins politiques, pour éduquer et dénoncer. Le théâtre d'Aristophane est un théâtre de combat, un théâtre militant (et il ne faut pas croire que l'oeuvre de combat ne puisse être aussi belle). Aristophane, c'est le théatre de la liberté et de la critique, critique politique, critique des moeurs: chez Boukman nous avons la même démarche. Les pièces d'Aristophane étaient composées pour les fêtes de Dionysos (on pourrait dire pour les bacchanales) et le style d'Aristophane est, disons conforme à la destination des pièces. Il n'évite pas les gros mots, l'évocation de la sexualité, il a, pourrait-on dire, souvent un côté "carnavalesque", avec aussi des parodies du langage pathétique des Tragiques, ses contemporains. Boukman est sans doute un peu plus pudique, même s'il sait à l'occasion dénoncer des attitudes et des comportements avec verve et virulence:

"Tala, bouden'y gwo kon an blad kochon paré pou pété, pof! tala, lè i ka maché, ou sé di sé ansel voum mi taw-mi tamwen! Tout koté, sé jwé loto, kous chouval, konba kok...grenn dé...manjé-domi kazino...atann L.S.T....Lajan San Travay!" (pawol Man Pépa, Liwa Lajan p.34);

Autre point commun entre Aristophane et Boukman: le recours aux proverbes, les jeux de mots. Liwa Lajan est comme tissé de maximes, selon une façon de parler courante aux Antilles ("kon di pawol la..."). Dans la scène finale de Liwa Lajan, les thèmes de la profitation et de l'injustice sont exprimés uniquement avec des proverbes.

L'ARGENT-ROI

L'argent est le personnage principal des 2 pièces, le Ploutos et Liwa-Lajan. S'il y avait chez Aristophane un côté iconoclaste, ce n'était pas pour autant un révolutionnaire, il semblait plutôt attaché aux traditions. Le Ploutos c'est en définitive l'éloge du travail et l'apologie de l'inégale et aveugle répartition des richesses. L'argent pour tous, cest la mmort du travail et de l'esprit d'entreprise, si l'on en juge par ce qu'Aristophane met dans la bouche du personnage qu'il nomme Pauvreté. Pour Aristophane,  l'argent aveugle est une bonne chose et l'argent pour tous plutôt un malheur pour les sociétés, tout bien considéré. On peut penser ici à la thèse libérale d'Adam Smith: en poursuivant des intérets égoïstes, les hommes réalisent involontairement le bien de tous, la recherche de l'intérêt particulier concorderait avec l'intérêt de l'ensemble. Un peu comme qui dirait : sa ki bon yonndé zwa, bon pou tout kanna. (Mais bien entendu on peut rétorquer: délè sa ki bon anpil pou yonndé zwa, ka fè anlo kanna ditô!).

Chez Boukman, l'argent, d'abord aveugle et ...misérable (an chinpongtong) devient l'argent-roi. Il règne sur le monde, de 2 façons: il est l'ami des riches, "i vini bon zig épi lé gwo-môdan", et, d'autre part, le peuple lui-même ne jure que par l'argent, devenu un bien en soi, comme une panacée, la solution à tous nos maux. Un proverbe créole dit: "Lajan pa zaboka", voulant dire peut-être: l'argent ne devrait être qu'un moyen, un médiateur, il ne peut avoir autant de valeur que le travail.

Dans Liwa Lajan, les choses ne sont évidemment pas dites avec la clarté d'un tract politique, mais on perçoit sur la fin une critique du culte de l'argent au détriment de la recherche d'autres rapports sociaux, au détriment de la recherche de formes de solidarité qui rendraient la population moins dépendante de la Grande distribution. Cela ne signifierait pas l'abolition de l'argent mais l'ouverture d'une brèche dans son règne absolu. Ecoutons les paroles de Misié Kwata, tout à la fin de la pièce, une conclusion en forme de mise en garde:

"Liwa Lajan sanfouté pa-mal lé piti...Mesiézédam, sa ki ka kouté, sa ki vet, sa ki matrité, sa ki mi, sa ki za dou...pa blié pawol tala: avan vansé anlè anlè an chimen, fok sav ola pié ka mennen!"

LAJAN NAN TOUT LANG

Tout lang sé lang ! Nou pé di Daniel Boukman mèsi anchay. I ofè nou an bel katjil asou lajan, i pran an chimen Aristophane li prèmié té wouvè, étila ou ka jwenn mapipi matjè kon  Schakespeare(Timon d'Athènes),Molière(L'Avare), Goethe(Faust), Marx (Manuscrits de 1844, Le Capital) épi, pli pré nou, Salvat Etchart* (Le monde tel qu'il est), Térez Léotin (Piétè-a ). Epi  an menm tan i ba nou pou katjilé, Boukman fè nou tann an bel pawol kréyol, ki pa tjòlòlò!

Georges-Henri LEOTIN

  • * Voici ce qu'écrit le Basque-Martiniquais dan Le monde tel qu'il est (Mercure de Fance, 1967):

"Et c'est à la ville [Fort-de-France] que l'être le plus méprisé le plus honni le plus ridicule le plus suspect, n'est ni le concussionnaire ni le gangster ni le flic ni le voleur ni le maquereau ni le proxénète ni la prostituée ni le mouchard ni le traite ni le tortionnaire, mais l'homme sans argent (...) Le veau d'or n'est pas mis en question, mais la façon de le servir. Face aux orthodoxe, le voleur a qualité d'hérétique. On ne désespère pas de le convertir, de le rééduquer. C'est entre "l'honnête homme" et le truand une sorte de guerre de religion...Mais l'homme sans argent, le pauvre, est lui le hors-la-loi véritable, le dangereux asocial. Rien ne peut le sauver. Ce n'est pas un frère égaré, c'est un sauvage."– Salvat ETCHART

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