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Les migrations d’Homo Sapiens et leurs succédanés
3. Décolonisations créoles et autres 27. Décembre 2012 |
On l’aura compris, la décolonisation par rapport à l’Angleterre inaugurée par la révolution de 1776 ne relève pas de principes anticolonialistes. Elle est tout au contraire l’amorce d’une colonisation en interne, au détriment des habitants premiers, en l’occurrence les Amérindiens et par l’exploitation d’esclaves africains. Cet événement d’une portée historique incalculable, renvoie aux concepts de colonisation gérée à partir de l’extérieur, (ou exocolonisation) et de colonisation en interne (ou endocolonisation), concepts que j’ai déjà eu l’occasion de développer, il ya deux ans, dans une précédente chronique.
Ainsi donc, la guerre d’indépendance de 1776, fondatrice des USA, marque le passage d’une colonisation gérée depuis le donneur d’ordre que constitue l’Angleterre à une colonisation en interne prise en mains et mise en œuvre par les colons eux-mêmes. Autrement dit, en passant du statut de colons à celui de colonisateurs donneurs d’ordre, les immigrants européens sont parvenus à se faire autochtones (en réalité, néo-autochtones) du continent américain, après en avoir quasiment éliminé les premiers habitants, quand ils ne les ont pas confinés dans des réserves.
L’ancrage dans le sol comme instrument d’amnésie du passé migratoire
Le désir d’autochtonie est, rappelons-le, relié à la logique d’une créolisation que j’ai qualifiée de symbolique, par opposition à une créolisation fonctionnelle, qui produit des langues et des cultures dites créoles. Un fait est à méditer: la construction actuelle par les USA d’un mur à leur frontière avec le Mexique! Les Étasuniens auraient-ils oublié que dans une ère historique toute récente (et non point immémoriale!) leurs ancêtres ont été pour une écrasante majorité des migrants? Apparemment, cela ne gêne pas moralement l’immense majorité d’entre eux (mis à part les esprits épris de justice) de se trouver collectivement propriétaires, en tant que nation, d’un territoire qui cherche à se prémunir contre les vagues migratoires issues du Tiers-Monde, alors que sa densité démographique est extrêmement faible. Assurément, leur grande majorité est loin de considérer la Terre comme le bien commun de tous les humains et d’admettre que l’un des problèmes les plus cruciaux est précisément la juste répartition de l’humanité sur la Planète.
Les luttes de libération nationale
La révolution de 1776 ne peut se comprendre que mise en rapport avec trois autres révolutions: l’une qui la précède, à savoir celle engagée par Cromwell au XVIIème siècle et deux autres qui lui succèdent: d’une part, la Révolution Française de 1789 et d’autre part, la révolution haïtienne, débouchant sur l’indépendance en 1804. S’agissant des révolutions, deux traits saillants sont à retenir: l’antimonarchisme et le nationalisme. Antimonarchiste, la révolution dirigée par Cromwell conduira en 1649 à l’établissement d’une république, dont la durée, on le sait, sera éphémère. La guerre d’indépendance de 1776 est une guerre à la fois antimonarchiste (sur le modèle cromwellien) et nationaliste (par volonté d’ancrage dans le sol américain, selon le principe de créolisation symbolique, expliqué précédemment). La Révolution Française est d’emblée une révolution antimonarchiste, mais l’ensemble de l’Europe se trouvant liguée contre la France révolutionnaire, la dimension nationaliste s’imposera assez vite en raison de la nécessité de défendre tant la Révolution que le sol de la patrie. L’idée d’État-nation, s’inspirant de l’antécédent étasunien, va, après s’être amplifiée et densifiée, être considérée comme un legs de la phase révolutionnaire que constitue la Convention. Quant à la révolution haïtienne, elle est spécifique. Elle présente, certes, des similitudes avec les révolutions précédentes, pourvues de motivations antimonarchistes ou nationalistes, mais elle s’en démarque par le fait qu’elle constitue la première «révolution nègre» des Amériques. Les Haïtiens s’ancrent comme Nègres dans le sol de leur patrie. D’où l’idéologie dite noiriste, qui trouvera sa plénitude sous Duvalier.
Révolution nègres et révolutions anti-occidentales
Si la révolution de 1776 constitue la première «révolution créole» des Amériques, le terme créole servant à caractériser surtout les colons et non pas les esclaves, en revanche, la révolution nègre haïtienne est la première révolution anti-occidentale. Le rapport démographique était dans ce pays très largement en faveur de la population noire composée d’esclaves créoles et surtout, de Bossales, c'est-à-dire d’esclaves nés en Afrique. Cela explique le farouche désir de liberté et d’indépendance de la composante nègre de la société haïtienne. Leur révolution servira, sinon de modèle, du moins d’antécédent aux luttes de libération nationale menées au XXème siècle contre l’impérialisme occidental (luttes de Gandhi pour l’indépendance de l’Inde, guerre d’Indochine, d’Algérie, guerre du Vietnam etc.). Sa dynamique dépasse les enjeux de la révolution bourgeoise de 1789. Par là même, elle constitue une vague préfiguration, antérieure au marxisme, de la révolution prolétarienne de 1917, en Russie, révolution anti-impérialiste dirigée par Lénine.
On assiste aujourd’hui à des révolutions antioccidentales non marxistes, à savoir celles inspirées par le radicalisme coranique. Il n’est pas aberrant de penser que la révolution haïtienne a été traversée par une sorte d’anticipation de ce courant, à travers l’action de Boukman, un des initiateurs de l’insurrection des Noirs haïtiens. Il faut, en effet, savoir que le nom «Boukman» est au départ un pseudonyme. Celui qui se l’est attribué n’est pas un nègre créole, mais un Bossale (autrement dit, rappelons-le, un esclave né en Afrique) et locuteur de la langue anglaise. Si on ignore par quel circuit cet africain a pu atterrir en Haïti, en revanche on peut parfaitement décrypter son pseudonyme (en français, littéralement: l’homme du Livre). De quel livre peut-il s’agir, si ce n’est le Coran? Boukman est donc non seulement un musulman, mais encore une préfiguration du militant islamiste avant la lettre. Le slogan «koupé tett, boulé kay» (dont on lui attribue la paternité et qui fut prononcé lors de la cérémonie réunissant les conjurés à Bois-Caïman) est l’indice de sa tendance radicale, face à Toussaint-Louverture, plutôt modéré.
Diversité des dynamiques révolutionnaires sur le continent américain
Il n’est pas exact d’affirmer, comme je l’ai souvent entendu, que toutes les colonies d’Amérique, à l’exception des seules Antilles Françaises, ont été à l’initiative des indépendances nationales, comme ce fut le cas des pays hispanophones, sous l’impulsion de héros tels que Bolivar ou Marti. Il ne faut pas oublier que ce n’est qu’au XIXème siècle finissant que les révolutions créoles (comprendre: des Blancs créoles) ont touché l’Amérique Latine. Il faut aussi savoir que le phénomène du «creollismo» (bien étudié par Maurice Belrose, spécialiste du Vénézuéla) constitue un mouvement littéraire initié par des colons d’origine hispanique installés en Amérique latine. Ce mouvement, qui a produit un certain nombre d’œuvres, n’a eu d’équivalent ni dans les colonies francophones, ni dans les anglophones. En tout cas, la littérature qui s’est développée dans ces derniers pays ne s’est jamais réclamée explicitement de la créolité, ce mot pouvant constituer une traduction française du terme espagnol «creollismo», ce qui, bien sûr, ne doit pas amener à confondre, quant au contenu la créolité des colons et celle qui s’est exprimée dans l’Éloge de la Créolité.
Il convient de souligner que ni les pays anglophones, mis à part les USA, ni les pays francophones, ne se sont pas engagés dans le processus d’indépendance, dans le courant du XIXème siècle. Les pays hispanophones de l’Amérique ont en effet décrété l’abolition de l’esclavage très tardivement, plusieurs décennies après l’Angleterre (1833) et la France (1848). Ce retard s’explique par la démographie plus forte des colons en Amérique Latine, (démographie alimentée par une intensification de l’immigration européenne), ce qui a conféré à ces Créoles une force politique apte à déboucher, comme pour les USA en 1776, sur une volonté d’émancipation par rapport à la métropole, et ce dans l’optique d’une créolisation symbolique, c'est-à-dire d’un processus qui vise à ancrer le colon dans le sol de la colonie, en en faisant un autochtone, au prix, bien évidemment, de l’élimination des habitants premiers. Tout au contraire, les abolitions de 1833 et 1848 sont tout à la fois la cause et la conséquence de la fragilité des colons britanniques et français. En effet, une indépendance dans la confrontation avec des Afro-descendants, beaucoup plus nombreux, n’apparaissait pas comme sécurisante. Cela dit, à ce jour, les Antilles françaises, contrairement aux Antilles anglophones, devenues indépendantes dans le courant de la deuxième moitié du XXème siècle, n’ont toujours pas accédé à l’indépendance. Cela s’explique par la mise en place d’une politique d’assimilation, inaugurée avec l’abolition de 1848, mécanisme qui n’a pas été installé par la Grande-Bretagne en 1833.
Le choix paradoxal et singulier des élites guadeloupéennes, guyanaises et martiniquaises d’une décolonisation par intégration à la nation française aura-t-elle débouché sur une vraie décolonisation? Nos pays ne sont-ils pas en réalité en proie aux effets et méfaits d’un système très singulier et très complexe, qui, malgré des aspects apparemment positifs, constitue un frein à une émancipation effective?
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