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La Martinique après le débat sur les articles 73-74 35. Une utile mise au point historique 20. Mai 2011 |
De toutes les conséquences provoquées par la parution de l’essai, Éloge de la Créolité (1988), la plus évidente consiste en ce que les Békés sont passés d’une position systématique de rejet hors de la communauté tout entière à une situation où le reste des Martiniquais, partis politiques d’extrême gauche compris, n’a eu d’autre issue que de les considérer comme des membres légitimes de cette même communauté. Il n’empêche que la logique des choix matrimoniaux des Békés ou encore le statut économique, très varié mais tout de même prépondérant de leur groupe, uni par une solidarité ethnique, en font une caste (voire une «tribu») originale.
La logique d’un système
Le groupe béké vit aujourd’hui encore, en 2011, dans une situation d’apartheid, avec des habitudes et des traditions propres, bref une culture douée d’incontestables spécificités. Depuis le début de la colonisation française de la Caraïbe (1625) jusqu’en 1685 (date de promulgation du Code Noir), il y avait de nombreuses unions interraciales. En revanche, à partir du tournant correspondant précisément au Code Noir, cette situation a changé. Il était logique que, dans une société régie par l’esclavage, les liaisons matrimoniales entre esclaves noirs ou amérindiens et colons blancs, après avoir connu une grande liberté, soient prohibées parce que devenant menaçants pour les fondements même de cette société. Cet encadrement juridique résulte de la formation d’une classe enrichie par les succès du commerce colonial. On l’aura compris, le nouvel interdit relationnel (qui n’a jamais pour autant exclu le droit de cuissage des maîtres sur le bien meuble que constituaient les femmes esclaves) trouve sa justification dans la volonté, transmuée en nécessité vitale pour le colon, de sauvegarder son patrimoine matériel. Comment? En protégeant son patrimoine génétique!
Le grain de sable
Le «Sang-mêlé» (issu d’une relation sexuelle interraciale) représente, on l’aura compris, une menace pour un tel régime. Le métissage biologique générateur du métis (spécifiquement dénommé «mulâtre» dans les colonies de la Caraïbe, quand il s’agit du mélange Blanc/Noir) constitue donc le grain de sable propre à enrayer la machinerie de cette société. Ou bien le mulâtre suivra l’ordre social conservateur (son type humain est celui de l’Ariel, de Shakespeare) ou bien, ce que redoute le maître, il se révoltera et cherchera à subvertir la société (son type humain correspond à celui de Caliban, du même Shakespeare).
Une machine à broyer pas seulement la canne à sucre
L’absence de réglementation raciale avant 1685 s’explique par le temps nécessaire à la colonie (une bonne soixantaine d’années) pour prendre la mesure d’elle-même. Il ne faudra pas moins de cette durée pour que les pères fondateurs (les Vieux-Blancs, nés en Europe) et leurs enfants nés sur place (les Créoles) franchissent plusieurs étapes les conduisant du stade du défrichage des terres à celui de la commercialisation réussie des denrées coloniales que sont le tabac, le sucre et le rhum, en passant par la mise en valeur progressive des sols. Dans la toute première étape, le maître vit dans une certaine précarité (les colons sont en majorité de pauvres hères désargentés, fuyant la misère sociale ou encore les persécutions religieuses). Il entretient dans cette toute première phase de la colonisation une proximité matérielle très grande avec l’esclave, lequel, bien souvent, habite la même case que lui.
Vu sa rareté à l’époque, l’esclave est d’un prix très élevé sur le marché. Le colon doit ménager son outil de production. C’est pourquoi, quoique privé de liberté, l’esclave est généralement mieux traité que l’engagé, autrement appelé «trente-six mois». Rien d’étonnant à cela: en effet, une fois écoulés ses fameux trente-six mois de travail forcé, exécuté en paiement de la dette contractée auprès de la Compagnie des Indes Occidentales pour le voyage d’Europe aux Amériques) l’engagé devait, au terme du contrat, obtenir une terre à défricher, ce qui faisait de lui un concurrent fort embarrassant pour le colon déjà installé. Bref, un concurrent à éliminer, ce qui se produisit la plupart du temps, en raison des mauvais traitements. L’engagé se trouve donc bien plus maltraité que l’esclave, précieux instrument de production et moyen d’une productivité accrue. Dans cette première phase historique, l’opposition sociologique n’est pas encore une opposition Noir/Blanc, mais une opposition esclave utile au colon/engagé, concurrent potentiel pour le colon.
L’engendrement du Béké
Ainsi donc, comme l’a rappelé, Lambert-Félix Prudent dans sa thèse Des baragoins à la langue antillaise (1980), une fois donc réalisés, vers 1685, les premiers succès commerciaux, les colons vont distendre à tous les niveaux leur proximité du début avec l’esclave. Au plan de la vie quotidienne, il va alors s’installer un cloisonnement entre le maître enrichi et l’esclave, bien moins précieux, parce que moins rare. Le maître va traduire sa différence socio-économique par un souci de distanciation, une recherche de la «distinction», au sens que Bourdieu assigne à ce terme. Il va alors développer une idéologie de la différence, d’où découle celle d’opposition de race, fort utile pour alimenter l’idée d’une supériorité naturelle. Le colon, une fois enrichi, va donc se muer en Béké. Il convient, par ailleurs, de noter que si tenace a été l’idéologie raciste dans l’histoire des sociétés occidentales que c’est seulement dans la deuxième moitié du XXème siècle que la notion de «race» a été supprimée du vocabulaire de la science anthropologique, sauf à considérer qu’il n’existe sur cette planète qu’une seule race: la race humaine.
La naissance du racisme
Avec la traite subsaharienne, l’Occident passe d’une conception omniraciale de l’esclavage (c'est-à-dire selon laquelle une personne de n’importe quel type ethnique pouvait être l’esclave d’une autre personne de n’importe quel groupe ethnique) à une conception uniraciale de l’esclavage, c'est-à-dire spécialisé dans la traite du Nègre. Là est l’origine du racisme.
Avant la traite négrière, le racisme, dépourvu de toute base socio-économique, n’avait aucune de raison d’être. Le dénigrement de l’Africain ne précède donc pas l’esclavage. Il en est, au contraire, une conséquence directe, fût-ce à retardement. Les Africains n’ont donc pas été réduits en esclavage en raison de leur couleur de peau, mais c’est leur mise en esclavage qui a rendu problématique leur phénotype.
Les deux matrices d’une idéologie qui a la vie dure
Au plan de la communication linguistique, même si la langue créole est une élaboration commune, le Béké, tout en continuant à s’exprimer dans cette langue, va attribuer à cette dernière des caractéristiques que son idéologie dominatrice réfère à l’esclave noir, à qui il impute une infériorité native. Le déshumanisant, il peut exploiter sa force de travail en toute bonne conscience. De là naît ce qui constitue la matrice psychoculturelle de nos pays: d’une part, le rejet du Nègre hors de l’humanité (la négrophobie) et, d’autre part, le rejet du créole hors du statut de langue (la créolophobie). La créolophobie est une conséquence directe de la négrophobie et non l’inverse. Ces idéologies, produites par les maîtres et intériorisées par les descendants d’esclaves, constituent par là même une source d’aliénation. Frantz Fanon a travers ses analyses psychiatriques, notamment dans Peau noire, masques blancs, en a étudié les ravages.
La Créolité, accomplissement et non pas rejet de la Négritude
La dialectique de l’histoire du philosophe Hegel pose trois phases successives: la thèse, l’antithèse et la synthèse. Dans le cas de nos sociétés, la thèse, c’est le discours idéologique dominateur du maître, l’antithèse, c’est la contestation de ce discours magistral sous les espèces du mouvement de la Négritude. À travers les écrits Suzanne Césaire parus dans la revue Tropiques, on assiste à un essai de réhabilitation de la langue et de la culture créoles, mais cette démarche est moins prioritaire que la réhabilitation du Nègre et de l’Afrique. La synthèse, c’est le discours de la Créolité, qui, au-delà de la revalorisation du créole, tente de resituer toutes les parties prenantes de nos sociétés dans un système ouvert, qui implique des reconsidérations et des représentations nouvelles des différents groupes en présence.
L’ordre chronologique Négritude-Créolité était indispensable, car une séquence inverse Créolité-Négritude aurait forcément assimilé le discours créolitaire, quelle qu’eût pu être sa teneur, à une simple variante du discours béké traditionnel. Il fallait donc ABSOLUMENT passer par la Négritude pour la dépasser. Car, il était question non pas de l’abolir, mais de l’accomplir. Cela dit, si la Négritude a généré un modèle de prise de conscience et de discours d’émancipation, l’ensemble de nos sociétés antillaises ne relève pas entièrement d’une une afro-descendance, même si cette dernière y est majoritaire. Dans nos pays, des groupes ethniques divers (africains, français, tamouls, chinois, syro-libanais, etc.) ont longuement interagi.
Félures dans le cocon de l’apartheid béké
Installée dans son sentiment ancien devenu archaïque de domination, la caste békée dans son ensemble a toujours été d’autant moins encline à se remettre en cause que sa faiblesse démographique, mais aussi sa décroissance économique la mettaient sur la défensive, donc dans une situation de cécité sociale, facteur de renforcement du clivage Béké/Nègre, supposé protecteur. Il serait assurément injuste d’imputer indistinctement à tous les Békés l’idéologie globale de leur groupe. En revanche, on doit admettre que, plongée dans sa culture multiséculaire, l’immense majorité de cette ethno-classe vit aujourd’hui encore dans une véritable ségrégation (en fait une «auto-ségrégation»), dont il n’est pas facile de s’émanciper.
La ségrégation a sévi aux USA, avant de commencer à décliner sous le choc de la déroute vietnamienne et l’action charismatique d’un Martin Luther King. Vint ensuite la chute du mur de Berlin, l’implosion de l’empire soviétique, tous événements qui ont précipité la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et consacré le triomphe de Mandela. Quoique encore balbutiante, la nouvelle mondialisation ne pouvait laisser de tels retournements historiques hors de portée du reste du monde. Il ne manquait qu’une occasion favorable pour que l’Histoire se fraye une voie dans les marécages de la conscience martiniquaise et qu’une repentance associée à une condamnation de l’esclavage fût clairement formulée par une bouche békée, celle, en l’occurrence, de Roger de Jaham. Cela arriva, en 1998, à l’occasion du cent-cinquantenaire de l’abolition.
Il y a créolité et créolité
Assurément, venant après la Négritude, la Créolité ne saurait aujourd’hui être un discours exclusivement béké, comme celui qui, rappelons-le, a été exalté au XIXème siècle dans les pays d’Amérique Latine, sous les espèces du mouvement appelé Creollismo et empreint d’un esprit typiquement colonial, en opposition complète avec les enjeux et les objectifs de la Créolité post-Négritude, celle argumentée par l’Éloge de la Créolité. Il n’empêche que certains Martiniquais, dans une posture sceptique et polémique, veulent voir dans l’adhésion des Békés à cette nouvelle Créolité une démarche récupératrice et une volonté insidieuse d’élaborer un nouveau Creollismo, «relouké», sous couvert de repentance, aux couleurs d’une fraternité purement verbale.
De telles imputations peuvent-elles se justifier? Que nous révèlent-elles de pertinent sur la situation sociopolitique et socio-psychologique de notre pays?