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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

32. Autour du mot «créole», à propos de dénominations diverses.

Jean Bernabé

6. Mai 2011

Les Amérindiens sont dits autochtones par référence à l’étymologie grecque de ce mot (autochonos) qui signifie littéralement: «issu du sol». Cette désignation, on s’en doute, est d’ordre purement symbolique, puisque ce sont des migrations venant d’Asie par le détroit de Behring qui ont produit le peuplement premier du continent américain. Il importe donc d’établir une différence entre la réalité objective et les représentations propres à l’imaginaire.

Les  colons Européens et les esclaves africains, qui, selon des modalités bien différentes, ont migré vers les Amériques, même s’ils ont constitué une vague ultérieure de migration, ont été vécus et se sont vécus comme des étrangers à ce continent, car leur migration s’est faite dans un temps non pas mythique, comme pour les Amérindiens, mais à une époque historique, parfaitement datable. L’appellation récente de «peuples premiers» s’avère plus pertinente, car il y a une chronologie dans l’enracinement dans le «Nouveau Monde» et c’est de l’ancienneté de l’installation que dépend le sentiment de légitimité vécu par les différents peuples ou conféré à ces derniers. Mais cette légitimation par l’ancienneté va à l’encontre des intérêts des colonisateurs. Diverses stratégies plus ou moins conscientes, plus ou moins cyniques, plus ou moins cruelles ont tendu à subvertir cette hiérarchie des légitimités naturelles, consacrées par l’ancienneté. Tous les envahisseurs s’arrangent par des moyens divers pour assurer leur légitimité dans le territoire conquis. Quoi de plus scabreux, en effet, que le nationalisme des Etasuniens, qui, après avoir quasiment anéanti les Amérindiens, développent un nationalisme tout à la fois agressif envers le reste du monde et protectionniste envers leur territoire. La posture nationaliste ordinaire, fauteuse de xénophobie et que je distingue soigneusement de la démarche nationalitaire, a partiellement pour fondement le rapport des peuples avec ce qu’ils considèrent comme étant leur droit légitime sur une terre, alors que la terre est le bien commun non seulement des hommes, mais encore des animaux et des végétaux.

S’agissant du mot «indigène», il s’est chargé historiquement d’une valeur péjorative, en rapport avec la colonisation. Les indigènes sont des autochtones, sans l’auréole que confère la réhabilitation concédée par les descendants de colons. Pourtant, du point de vue étymologique, ce terme est l’exact équivalent (d’origine latine) du mot d’origine grecque «autochtone», lequel comporte, au contraire,  redisons-le, des connotations positives. Il suffit pour s’en convaincre de considérer un autre mot, celui d’aborigène. Les colons anglo-saxons ont traité avec le plus féroce mépris les aborigènes d’Australie, faisant rimer leur désignation avec celle de sous-hommes, voire de pithécanthropes. Pourtant étymologiquement, un peuple aborigène est un peuple qui vit dans un lieu «depuis l’origine» (du latin ab origine), c'est-à-dire depuis des temps immémoriaux. Bref, l’histoire des mots n’est pas chose insignifiante.

Créoles, Vieux-Habitants, Vié Neg et Zorey

Un certain nombre d’expressions servent à désigner des groupes humains. Le terme «créole» a commencé par désigner exclusivement les colons européens à condition qu’ils fussent nés dans la colonie. Les «pères fondateurs» de la colonie, ceux qui sont arrivés d’Europe mais ne sont pas nés sur place étaient appelés «Vieux-habitants» (c’est d’ailleurs le nom d’une commune de la Guadeloupe, qui a abrité une toute première vague de colons installés dans cette île). La traduction créole («Vié Blan») de ce terme s’est chargée avec le temps d’une valeur péjorative, en raison de l’évolution du terme «vié». En effet, dans la langue créole, cet adjectif, issu du français «vieux», ne marque pas tant l’âge avancé que le caractère de ce qui est décati ou sans valeur. Un vieillard se dit «granmoun» et non pas «viémoun». «An vié lidé» n’est pas une idée ancienne, mais une idée aberrante, à rejeter. «An viérev» n’est pas un rêve ancien, mais bien un cauchemar. Inutile d’insister sur le fait que le terme «kochma», ordinairement utilisé par les jeunes générations de créolophones est du créole francisé, le résultat donc d’un phénomène dit de décréolisation.

Un cas de réhabilitation culturelle

Contrairement à tout ce qui vient d’être dit, l’expression «Vié Neg» qui aurait dû receler exclusivement des relents de mépris est de nos jours prise en bonne part. Elle désigne un Nègre qui, derrière une situation socio-économique piteuse, cache en réalité des trésors patrimoniaux relevant soit de la danse, soit du chant, soit de tout autre domaine que la révolution culturelle de la Négritude a magnifié. Des chanteurs de bèlè ayant cette voix éraillée, si caractéristique, on dit qu’ils ont une voix «Vié Neg» et cela est à prendre comme un compliment. À partir du sens péjoratif véhiculé par l’adjectif «vié», il s’est produit une réhabilitation du «Vié Neg». On aura donc noté que l’évolution respective de «Vié Blan» et de «Vié Neg» relève d’une sorte de chassé-croisé, puisque le terme «Vié Blan», de mélioratif qu’il était à l’origine dans la bouche des colons, a fini par prendre une acception péjorative (à caractère non pas social, mais ethnoculturel) dans le vocabulaire ordinaire des gens de couleur.

Un emprunt à la zone de l’Océan Indien

Un autre mot intéressant doit être signalé. Il s’agit du terme d’origine réunionnaise «Zorey», sur l’étymologie duquel les linguistes avancent des hypothèses dont aucune n’est convaincante, mais dont la plus amusante dit que le maître est la «Grande Oreille» capable de savoir tout ce que disent les esclaves, même dans le secret de leurs alcôves. Ce terme, on l’aura compris, sert à désigner un Français au phénotype européen (ou caucasien) venant s’installer dans nos pays. Ce dernier, qui n’est donc pas un fondateur (le temps historique de la fondation est passé et dépassé, même si on assiste périodiquement à des tentatives de refondation autour des manifestations commémoratives de toutes natures), est considéré dans l’imaginaire populaire comme un continuateur de l’entreprise commencé au XVIIème siècle, par l’intermédiaire de la Compagnie des Indes Occidentales. Ces trois termes se réfèrent à des Européens, les deux premiers correspondants à une nomination des maîtres par eux-mêmes (ou «autodésignation»)  et le troisième à une caractérisation de type péjoratif produite par les dominés pour stigmatiser les dominants. Bref, le Zorey est considéré comme un être étranger au monde créole. Cela dit, ses enfants nés sur place sont, en raison de la loi non écrite du sol, spontanément intégrés par la vox populi dans une «légitimité créole», si tant est, du moins, qu’on puisse ou qu’on doive associer créolité et légitimité. Vaste question, qu’il importera, quelle que soit l’échéance retenue, de ne pas laisser en suspens!

Bossales et autres Nègres

Quant aux personnes de phénotype africain qui ne sont pas nées dans la colonie (il s’agit, bien sûr, des esclaves, car le nombre d’Africains arrivant libres aux Antilles, essentiellement des marins, était infinitésimal), elles ont reçu le nom de Bossales. Pour ce qui est des esclaves nés sur place, l’adjectif «créole» ne va servir pour les qualifier que bien après que les maîtres l’ont utilisé pour se définir eux-mêmes. Ce transfert de désignation s’est produit à peu près en même temps pour caractériser les animaux et les plantes. Une vache créole est un animal né et élevé dans le pays, de même que certains fruits sont dénommés en fonction de leur ressemblance proche ou lointaine (aspect formel ou qualité gustative) avec tel ou tel fruit européen. Il en va ainsi de l’abricot-pays ou encore du raisin-bord de mer. Dans ce dernier cas, on a affaire à une sorte de créolisation purement symbolique, puisque l’abricot-pays et le raisin-bord de mer ne résultent pas de la transplantation de fruits importés de l’ancien monde.

Du baragoin à la langue

C’est exclusivement à travers l’usage de la langue que ces fruits tropicaux s’inscrivent dans un processus, de nature psychologique relié au phénomène de créolisation. Pour ce qui est précisément de cette langue née du contact de populations d’origines ethniques et géographiques diverses, elle est tout d’abord dénommée «baragoin» (mot d’origine bretonne) et ce n’est que dans le premier tiers du XVIIIème siècle que lui sera adjoint le qualificatif de créole. Autrement dit, si les origines de nos langues dites créoles de la Caraïbe francophone remontent au XVIIème siècle, leur dénomination actuelle est bien plus récente. La dénomination de «créole» et le statut de «patois» ont longtemps été confondus, jusqu’à ce que, au terme d’une révolution culturelle initiée dans le dernier quart du XXème siècle, par le mouvement créoliste international, le créole soit reconnu comme une langue. La reconnaissance du créole comme une langue est une révolution culturelle opérée dans des esprits aliénés ou aliénants, mais nullement une révolution scientifique. Pareille reconnaissance n’était, en effet,  que normale, car tout ce qui se parle ne peut être que langue. Toute autre désignation ne peut relever que d’une volonté idéologique d’infériorisation, dont précisément le créole a pâti, pour les raisons sociologiques que l’on sait.
 

Patois et patwa

L’utilisation du terme, «patois» et de sa variante graphique «patwa» est très instructive. Dans les Antilles anglophones (Dominique, Grenade et les Grenadines, Sainte-Lucie, Trinidad), le terme «patwa» est le nom donné dans ces pays au créole, sans qu’intervienne forcément une volonté d’infériorisation. C’est la raison pour laquelle la graphie de ce mot est très importante. Quand on l’écrit sous la forme orthographique française «patois», on est toujours dans l’infériorisation. Par contre, quand on l’écrit «patwa», on est soit dans le mépris (un mépris qui, d’ailleurs, tend à appartenir au passé, en raison de l’action des militants culturels du mouvement Bannzil Kréyol (Archipel créole) né dans les années 1980 et dédié à la revalorisation de nos langues créoles, soit (ce qui est de plus en plus fréquent) dans une dénomination objective, correspondant au nom d’une langue, comme on parle d’anglais, d’espagnol ou de français.

On l’aura compris, il est important de distinguer par la graphie le terme stigmatisant «patois» (dans l’utilisation qui en est faite dans le domaine francophone) et celui à valeur de désignation que constitue dans les Antilles anglophones, le mot «patwa». Il n’en demeure pas moins que ces deux graphies, qui aujourd’hui, en fonction des zones linguistiques considérées, ne renvoient pas toujours à des réalités identiques, prennent leur source dans une histoire commune, liée à la domination esclavagiste.

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