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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

23. De la violence

Jean Bernabé

13. Mars 2011

La violence constitue parmi les modalités d’interaction les plus constantes entre l’Homme, ses semblables et le milieu naturel (animal, végétal et minéral). Elle est tout à la fois une manifestation symptomatique et une pratique structurante. Au-delà de la recherche de ses causes, démarche purement spéculative, la prise en compte de sa dynamique et des symptômes qui l’accompagnent ainsi que des enjeux politiques qu’elle induit constituent les seuls points de repères propres à guider les actions à mener pour la sauvegarde de notre société martiniquaise, objet focal, mais non exclusif, de mon propos.

Une spécificité humaine

Spécifiquement humaine, la violence implique une stratégie de domination, liée à un mépris de l’Autre, que cette stratégie soit consciente ou qu’elle se manifeste sous une forme devenue instinctive, voire totalement inconsciente de ses causes. Dans le second cas de figure, la violence symbolique primitive s’est en quelque sorte naturalisée. La puissance (ou énergie) doit être distinguée du pouvoir. La puissance peut devenir pouvoir (physique, mental, intellectuel, économique, ou encore symbolique). Mais toute énergie n’est pas délétère. Le pouvoir est, pour une part irréductible, la forme pervertie de la puissance. Autrement dit, tout pouvoir comporte de la violence, car le pouvoir est de l’énergie visant à dominer autrui. Les Grandes Puissances sont précisément des États en capacité d’accumuler de l’énergie avec des visées soit défensives, soit agressives, mais dans tous les cas violentes. Le symbole actuel de la puissance d’État n’est autre que l’énergie atomique, dont la fonction a été pendant la guerre froide de gérer l’équilibre de la terreur.

Rôle déterminant de la conscience plus ou moins active

Dans le règne animal, végétal ou minéral, en l’absence de conscience la violence ne peut exister. Plus puissant que l’agneau, c’est seulement quand il est «humanisé» par La Fontaine qu’on peut dire le loup violent envers cet être fragile. Tous les spécialistes du comportement des animaux démontrent l’existence de stratégies dans les rapports entre prédateurs et proie. Mais celles-ci ne reposent pas sur une volonté symbolique de dominer l’autre. Dans les communautés animales, le pouvoir des mâles dominants ne peut donc être assimilé au pouvoir, tel que les humains le pratiquent. De même, dans la chaîne alimentaire, certaines espèces en mangent d’autres qui elles-mêmes en mangent d’autres. Cela s’inscrit dans une écologie à laquelle l’Homme participe, se situant au sommet de chaîne alimentaire, sans laquelle il ne pourrait survivre. Ainsi donc, à moins de donner dans l’anthropocentrisme, il est impropre de parler d’«animaux cruels» ou de «séismes violents», dans la mesure où aucune intentionnalité ne se cache derrière leurs manifestations.

La  violence des  humains consiste donc en l’existence chez ces derniers d’un mépris pour l’Autre, que ce dernier soit humain, animal, végétal ou minéral. Il suffit de voir comment sont gavés et traités à la chaîne les poulets qui servent à l’alimentation de masse, comment sont détruits par la surpêche les fonds marins, dévastées les ressources en énergie fossile, abîmés les paysages naturels par la bétonisation, rasées les forêts par les sociétés multinationales. C’est dans ces cas de figure-là, parmi d’autres, qu’on a véritablement affaire à de la cruauté, c'est-à-dire à un traitement agressif infligé à l’Autre (humain, animal, végétal et minéral) par l’atteinte à son intégrité. La cruauté est la manifestation par excellence de la barbarie. Et, malheureusement, la barbarie, elle aussi, se mondialise!

Une typologie de la violence

La violence est donc une perversion des rapports des hommes et de leur environnement. En tant que telle, elle connaît deux modalités de base: violence active et violence réactive. La violence active est celle mise en œuvre par les humains plus puissants contre les plus faibles (quelles que soient les caractéristiques qui fondent la puissance en question et quels que soient les moyens qui ont permis l’émergence de cette puissance). La violence active de base induit l’exploitation de l’Homme par l’Homme et est, elle-même, issue du principe de pouvoir. Cette violence première est dite violence symbolique. Les puissants n’en sont cependant pas les seuls vecteurs. La violence qu’on peut qualifier de réactive des opprimés s’oppose à la première. Cette lutte réactive, aussi vieille que l’histoire de l’exploitation de l’Homme par l’homme, utilise les mêmes armes que la violence active.

Il y a des situations où ces deux sortes de violence peuvent être facilement discriminées. C’est le cas, par exemple, des guerres entre les nations. Par exemple, l’Allemagne attaque la France qui se défend, au sein d’un réseau de résistance armée, palliant justement la défaite de l’armée régulière; ou encore, le colonialisme français opprime les Algériens, qui se défendent à travers la rébellion. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la violence révolutionnaire prônée par Frantz Fanon. On connaît des alternatives à la violence réactive: celle de Gandhi, par exemple, ou encore de Martin Luther King, avec leur stratégie prétendue de non violence, mais en réalité constituant une forme de violence d’apparence non violente. Il s’agit de ce type de violence que traduit de façon si suggestive l’expression créole «bat an moun san menyen’y». Autrement dit, la violence peut emprunter des circuits et investir des codes divers et variés.

Vu la complexité croissante des sociétés modernes, il n’est pas toujours facile, même dans la posture du sociologue et de l’historien, de démêler, au niveau du vécu quotidien ce qui relève de chacun de ces deux types de violence. Dans le cas des situations dites post-coloniales (la départementalisation des DOM est, rappelons-le, une forme de décolonisation même si cette dernière ne pouvait qu’être mal aboutie), il n’est pas toujours aisé de démêler violence active et violence réactive. Si, dans la Martinique d’aujourd’hui, l’omniprésence de la violence (amalgamant, à différents niveaux, les deux types en question) est si inquiétante, ce n’est pas tant en raison de son intensification qu’à cause des effets d’une certaine évolution historique. Pendant l’esclavage, période de violence active extrême, la capacité de répression était forte. Pas assez pour mater les caractères forts (nègres marrons) mais suffisamment pour maintenir un ordre social à la convenance des maîtres. Aujourd’hui, la violence active (portée essentiellement par les systèmes de domination, dont le plus performant est constitué par le libéralisme économique et la financiarisation, mondialisée sous des espèces maffieuses) opère sous les masques et alibis de la démocratie (bourgeoise ou pseudo-prolétarienne). D’où un renforcement et une dissémination tous azimuts de la violence réactive. Cette dernière est devenue telle que les mesures de contrôle et de refoulement prises par les tenants de la violence symbolique d’Etat sont devenues beaucoup moins efficaces qu’auparavant.

Il y a donc lieu de distinguer les effets du phénomène en question au plan international (les guerres entre pays différents) et au plan national. On peut, certes, avoir dans une même société des situations où les affrontements de classe, d’ethnie, de confessions sont facilement repérables. Mais on peut aussi avoir des contextes au sein desquelles il n’est pas possible de démêler violence active et violence réactive, même si ces processus prennent leur origine dans la violence première qui, redisons-le, n’est autre que la violence économique entretenue par l’Etat. Je qualifie cette dernière de violence sociétale et non plus sociale. Ainsi, quand un délinquant attaque un Béké et sa femme et les tue, a-t-on affaire à une violence active ou à une violence réactive contre un groupe perçu dans l’imaginaire du délinquant comme celui des exploiteurs? Nul doute, dans ce cas, que l’avocat du prévenu plaidera la violence réactive, pour  mieux déresponsabiliser son client en imputant son crime aux relents de l’esclavage. Et, vu que sa plaidoirie aura toute chance de s’inscrire alors dans les stratégies politico-idéologiques qui, de façon fort compréhensible, sous-tendent les références identitaires à l’œuvre chez les Martiniquais, il sera difficile, voire impossible d’évaluer de façon rationnelle la pertinence des arguments avancés.

Pas d’autre solution que la démocratie économique encadrée par la démocratie politique

Si nous admettons que la violence active de base s’épanouit grâce aux pratiques économiques injustes, nous devons aussi reconnaître en ces dernières une cause importante de délitement de notre société, où la répression s’avère d’autant moins opérante qu’elle s’inscrit dans un cercle vicieux. Aujourd’hui, le libéralisme politique constitue le masque du libéralisme économique dans les pays autoproclamés démocratiques. Les dictatures, elles, n’ont pas besoin de masque. Pour ce qui est de la Chine, on peut conjecturer que les structures politiques totalitaires qu’elle a gardées ne tarderont pas à s’effondrer sous les coups de boutoirs de l’ultralibéralisme, associés très probablement à deux ou trois prochains et plus décisifs Tien an men!). Dans tous les cas, l’ultralibéralisme est pris à son propre piège, et il ne semble guère possible, avec les moyens traditionnels, de contenir une violence sociétale omniprésente et multiforme.

L’important n’est pas tant la recherche des causes (psychologiques, sociologiques ou philosophiques) de la violence que la prise de conscience de ses modalités diverses (verbales et physiques, expressives ou même muettes), de ses formes multiples, de ses circuits (centraux ou périphériques), de ses enjeux (implicites ou explicites, conscients ou inconscients, manifestes ou latents) comme de ses points de focalisation ou d’enkystement, et aussi de l’évaluation des actions traditionnelles menées à son endroit. Certes, la société civile peut prôner des mesures de sauvegarde de la société martiniquaise en tenant compte de ces différents critères. La question fondamentale pour toute action concernant la violence sociétale reste, néanmoins, celle de définir les modalités de cette action, ces dernières ne pouvant être déterminées qu’en fonction d’une prise en compte réaliste des forces en jeu. Cela dit, l’action de la société civile sera totalement inopérante en dehors de mesures radicales dont la mise en œuvre incombe aux instances politiques. La violence est un mal mais aussi un symptôme, et la ramener à un niveau optimal dépend d’une volonté politique inébranlable, encadrant l’indispensable et urgente démocratie économique. Le degré de pouvoir dont dispose aujourd’hui la corporation politique martiniquaise est-il suffisant pour permettre une démocratie non pas marginale, mais à la racine (la seule vraiment efficace)? Question on ne peut plus cruciale!

Gare cependant  à l’angélisme!

La violence revêt donc plusieurs formes: sociales, anticoloniales et sociétales. Contrairement aux deux premières, la violence sociétale contribue à désintégrer la ssociété sans espoir d’une reconstruction sur les ruines accumulées. Un mécanisme suicidaire! Si ceux qui le dénoncent doivent en toute logique s’abstenir de toute compromission avec l’esprit même de violence, en revanche, ils ne sauraient éviter les compromis avec son incontournable réalité. Ce qu’il faut, c’est non pas lutter contre la violence sociétale, ce qui est encore une forme de violence, mais bien la désarmer. Quand un ministre de l’Intérieur parle de «terroriser les terroristes», ne se montre-t-il pas terroriste en cela? En la matière, les mots ont leur importance, et ils révèlent aussi les impostures de la rhétorique. Sauf à vouloir vivre dans un monde utopiquement paradisiaque, la violence, qui est jusqu’à nouvel ordre une caractéristique humaine, avec probablement des arrière-plans métaphysiques, constitue néanmoins une donnée historique irréductible. L’engagement de notre société dans une véritable démocratie mettant rigoureusement en œuvre la devise liberté-égalité-fraternité est l’unique et indispensable condition du reflux massif des causes et effets de ce phénomène-là. Cela dit, la dictature de la Pureté, de la Douceur ou du Bien est aussi dangereuse que celle de l’Impureté, de la Violence et du Mal. Tant que l’Etat sera, la violence existera, la fonction de la démocratie étant de cantonner celle-ci dans son périmètre incompressible. Partie intégrante de la vie sociale, elle ne doit qu’être dosée de façon optimale. Chercher à l’extirper relèverait d’une philosophie répressive et totalitaire, portant atteinte au Réel dans sa diversité. La société civile se doit, par son volontarisme, de soutenir l’action politique, mais son rôle n’est que d’accompagnement du processus démocratique dans son urgente radicalité.

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