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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

21. Dans les entrailles de la démocratie

Jean Bernabé

25. Février 2011

Les obstacles que rencontre la démocratie dans son accomplissement optimal sont d’ordre subjectif et objectif, interne et externe aux nations, emportées dans le flux de la mondialisation. Il convient, faute de mieux, d’essayer de compenser ses inadéquations constitutives par la mise en œuvre de la pédagogie élémentaire inscrite dans sa devise et par l’exaltation de l’idéal dont elle est porteuse. Il y a lieu, auparavant, de tenter une analyse réaliste opérant à la racine même de ses conditions de fonctionnement.

Faut-il attendre l’intégration planétaire pour initier localement un taux convenable de démocratie? De toute évidence, si elle n’est pas significativement promue dans chaque État, elle n’a guère de chances de fonctionner correctement au niveau d’une planète intégrée. Comment peut-on la promouvoir dans chaque pays? Beaucoup d’États sont proclamés (ou s’autoproclament) démocraties, sans aucune pertinence, puisque la démocratie est susceptible de taux éminemment variables d’un pays à l’autre. Là où son niveau est nul ou proche de zéro, elle ne peut assurément pas s’imposer de l’extérieur, sauf à être dénaturée. Car si la république peut être exportée, y compris par les armes, comme ce fut l’ambition de la Révolution Française, il n’en est pas de même de la démocratie, dont la dénomination, je le redis, n’est pas une simple variante lexicale du terme «république». En témoignent les pays où se sont installées des républiques si proches de la dictature que l’Occident, en fonction de ses intérêts propres, croit devoir y prôner l’introduction de son modèle de gouvernance, sur lequel il y aurait d’ailleurs tant à redire. Cela dit, toute application de la démocratie rencontre des obstacles économiques, culturels et psychologiques.

Gageures et défis économiques

La raréfaction des matières premières et des ressources vitales de la planète renouvelle les stratégies prédatrices des grandes puissances. Le caractère formellement indépendant et, en réalité, terriblement interdépendant des nations pénalise les États dans leur effort (sincère ou factice) d’une justice économique optimale en leur sein. Ainsi, le dumping social de la Chine, par exemple, crée une situation affectant les capacités de démocratie économique des pays qui ne recourent pas ces pratiques-là. D’où le creusement des inégalités intérieures en Chine même et la mise à mal de la solidarité internationale, minée par une concurrence effrénée, à se placer.

Une politique nationale démocratique doit lutter autant que possible contre l’injustice économique et financière à l’extérieur et l’injustice intérieure, notamment fiscale. L’égalité peut et doit se développer notamment par une fiscalité plus juste, liée à une redistribution sous forme de biens d’équipement collectifs ou d’augmentation des salaires résultant d’une taxation non pas du travail, mais des très hauts salaires, des bénéfices non investis et, au plan international, des spéculations boursières.

Mirages et handicaps culturels

Certaines données obèrent, la démocratie en contravention avec la devise républicaine de liberté, égalité, fraternité; d’autres opèrent sous couvert d’application de ladite devise. Prenons le cas de l’égalité : tout en étant inspiratrice de la justice sociale, elle peut être instrumentalisée par des considérations relevant d’une certaine culture politique aux fondements pas toujours remis en cause ou analysés dans leurs conséquences. L’égalité peut, par exemple, passer par une nouvelle prise en compte des outils de production (industrielle ou agricole et, dans ce dernier cas, au travers de réformes agraires). Est-on vraiment sûr que ces réformes soient de nature à aboutir toujours à une vraie égalité? La pollution des terres martiniquaises par la chlordécone limite la pertinence, voire l’utilité pour la collectivité d’une réforme agraire. Par ailleurs, les surfaces à répartir ne sont-elles pas trop peu élevées pour que leur répartition, sauf à déboucher sur des micro-propriétés, concerne un nombre significatif de bénéficiaires?

C’est un problème non pas de mise à disposition en vue d’exploitation, mais d’appropriation de la terre. En effet, conformément aux données cadastrales, une telle réforme ne risquerait-elle pas de créer une corporation limitée de nouveaux propriétaires terriens? Compte tenu surtout d’éventuelles manœuvres modificatrices du P.O.S, seraient-ils des exploitants ancrés dans une vocation terrienne? Le désir d’égalité peut donc, on le voit, générer une certaine inégalité. La géographie agricole de la Martinique est tragique, car s’il est injuste que des jeunes ne trouvent pas de terres, le maintien des propriétés entre les mains de gros propriétaires n’est pas non plus conforme à la justice sociale. Quelle légitimité ont des descendants de colons dont les ancêtres se sont vu octroyer des terres, caste de propriétaires indemnisés, de surcroît, pour la perte de leur esclaves, suite à l’abolition de 1848? On rencontre là le problème général de l’appropriation terrienne, pas spécifique à la Martinique. On touche là à une limite de la quête d’égalité, liée plus particulièrement à l’insuffisance ou à la non adéquation de la ressource. La problématique n’est assurément pas la même au Brésil.

D’autres handicaps d’ordre socio-culturel peuvent aveugler une société quant à certaines réalités antidémocratiques. Rappelons, en effet, le progrès de la conscience amené par l’idée d’égalité prônée par la Révolution Française, créant un avant et un après 1789. Du coup, la  France d’aujourd’hui peut-elle être considérée comme une vraie démocratie, quand ses immigrés n’y votent pas (comme c’était déjà le cas des esclaves athéniens) alors qu’ils y travaillent)? Paradoxalement, le pays des droits de l’Homme et du Citoyen se situe dans une logique archaïque. Arguer que l’opposition entre immigrés et citoyens relève d’une logique purement juridique n’expliquerait pas en quoi elle est différente du cas de figure athénien. Le prisme en question, plus que juridique, est,  en réalité, fondamentalement culturel. De nombreuses autres oppositions tissent la toile de la démocratie: handicapés/non handicapés, ruraux/urbains, hétérosexuels/homosexuels, gens de montagne/gens de plaine, gens du littoral/gens de l’intérieur, gens du centre-ville/gens de la banlieue, intellectuels/manuels etc… Par quels types de choix de politiques peut-on prendre en compte démocratiquement toutes ces oppositions? S’impose la nécessité d’une véritable remise en cause de la culture démocratique des pays autoproclamés démocratiques!

Une dimension culturelle ressortit au rôle des médias dans toute démocratie d’opinion. Les technologies modernes de l’information et de la communication sont mises au service de la domination idéologique, politique et économique. Ce n’est pas un hasard si la technique de la messagerie Internet, reflet de nos sociétés politiques, est par sa structure même machiavélique, en raison de l’existence de «copies cachées».  Du coup,  on ne sait jamais si on est le seul destinataire d’un message. Il est même possible de transférer un message électronique en le trafiquant, ce dont certains pervers ne se privent pas ! L’influence de la «médiasphère» est considérable. Des groupes de pression obèrent la démocratie et favorisent des formes variées de dictature. Véritable paradoxe, il ne saurait y avoir de démocratie sans partis politiques et précisément, les partis politiques sont des groupes de pression, qui ont pour vocation d’accéder au pouvoir, donc en éliminant les autres, afin de fonctionner d’une manière pour ainsi dire oligarchique, légitimée par un vote de type majoritaire, considéré, faute de mieux, comme démocratique, quand, du moins, la fraude n’intervient pas.

Dans une démocratie d’opinion, aucune n’est propre à assurer une véritable sincérité des votes. Déjà, au Vème siècle avant Jésus-Christ, les sophistes grecs détournaient la démocratie de sa vocation première en mettant en œuvre des techniques visant à transformer le Faux en Vrai, le Mal en Bien. Avec les médias, cette pratique s’épanouit. La démocratie se trouve par la même viciée, en son principe. Sauf à se reporter au savoir matriciel compris dans la devise trinitaire de la république, le risque d’enfumage idéologique est permanent. Mon propos, on l’aura compris, ne vise nullement à discréditer les idéologies, fort utiles aux nécessaires constructions politiques, mais à les situer à leur juste place. Ladite devise doit s’appliquer à partir d’une méthode rigoureuse excluant tout dogmatisme et ouverte sur une multiplicité de scénarios critiques et rationalisés offerts au choix du citoyen, dans une votation qui, faute de mieux, ne peut être que majoritaire. Mais,  précisément, les effets restrictifs du choix majoritaire seront largement compensés par la simplification et clarification des enjeux démocratiques, enfin «désenfumés»!

Perturbations psychologiques

Le culte du grand homme est un obstacle à la pratique de la démocratie. En plus d’être mégalomaniaque, il comporte un sur-moi qui est un  relent de la culture antique faisant des héros des demi-dieux. Il présente des points communs avec la pratique pontificale de la canonisation, sauf que le saint a pour vertu cardinale l’humilité. Ce que la démocratie réclame ce n’est pas l’humilité, qui consiste à se situer au niveau du sol (de l’humus), mais la modestie, qui est une appréciation juste de sa place dans le monde. Les hommes ne sont pas des héros, mais des hommes, rien que des hommes, ce qui n’est pas rien, avec leurs défauts et qualités. Chez les humains, le courage et la vertu n’existent pas en soi, sauf à les inscrire dans une évaluation essentialiste, parfaitement inadéquate. Dans certaines conditions une même personne peut être courageuse et, dans d’autres, lâche. Je connais des gens courageux ou réputés tels, qui ont peur des souris, des blattes ou des crapauds! Le héros n’est qu’une figure littéraire compensatoire. Le Rebelle de la pièce d’Aimé Césaire Et les chiens se taisaient… est le porte-parole d’une révolte radicale, que Césaire s’est bien gardé de prôner dans sa démarche politique, plutôt réaliste. Il n’y a cependant pas lieu de confondre héroïsation et héroïsme. De même le charisme constitue une réalité positive. C’est une «grâce» naturelle, qui fait qu’un individu est porteur d’espoir pour sa communauté. Mais c’est précisément une perversion de la grâce que d’en faire usage à des fins égocentriques.

Les vrais démocrates sont conscients que la cohérence intellectuelle et la rectitude morale peuvent en réalité diverger. Un propos brillant et apparemment progressiste peut être trompeur dans un monde où l’inflation des discours est de mise. De même, la démocratie, sous des dehors irréprochables, n’est pas exempte de collusions et d’ententes secrètes, difficilement repérables par le citoyen moyen. Comment faire pour, sinon les empêcher, du moins, les neutraliser? Vaste question!

Pallier les obstacles à la démocratie véritable

Les mesures sont nombreuses, mais toutes ne peuvent être énumérées. Il y a lieu, notamment,  de contrebalancer le rôle des médias en promouvant l’École comme instrument de l’esprit critique. L’interdiction du cumul des mandats dans le temps et dans l’espace démocratique s’oppose à l’idéologie du grand homme. Une évaluation des mandats à tous les niveaux est de nature à compléter le dispositif. Pourquoi les anciens élus pourraient-ils pas, par exemple, participer à une assemblée ayant pour mission de constituer un comité de Sages, habilités à évaluer les mandats des dirigeants et déterminer, par exemple, l’allongement pour une durée limitée desdits mandats, en lieu et place d’un renouvellement.

Les hommes politiques doivent être au service du peuple. La politique ne doit pas être un métier, mais un service. Il faut redonner au mot ministre son sens étymologique originel de serviteur. Il y en a assez d’élire des candidats vous promettant monts et merveilles et qui, une fois élus, se comportent en potentats et vous font comprendre que les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent! Trêve de ce cynisme! Bref, la finalité idéale de toute démocratie est à terme non pas l’anarchie mais l’anarchisme au sens noble où l’entend mon maître en linguistique, Noam Chomsky. L’anarchisme, c’est l’ensemble des réflexes politiques procédant de l’intériorisation d’un refus de la volonté de puissance et produisant une culture de gouvernance telle que le pouvoir ne soit plus aliénant, parce que n’étant plus objet de convoitise et de conquête. Economique avant tout, la démocratie réside dans l’application radicale et exhaustive de la devise républicaine. Par là même, elle est responsabilité agissante.

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