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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

20. Pour une pédagogie de la démocratie

Jean Bernabé

18. Février 2011

Un savoir commun de base propre à déterminer, encadrer et gérer l’action politique au service de tous ne suffit pas. Encore faut-il une pédagogie sociale permettant aux citoyens de s’approprier les idéaux concernés. La pédagogie de la démocratie s’avère une nécessité, même si elle n’est guère prise en compte de façon rationnelle par les différents pays qui se targuent d’être des démocraties.

République et démocratie sont des réalités distinctes: d’un côté, un régime et, de l’autre, une modalité de régime, soumise par là même à de multiples variations. La confusion entre ces deux notions, nuisible à la formation du citoyen, résulte de malentendus sémantiques et de l’histoire politique du monde telle qu’initiée par certains protagonistes de la Révolution Française, dont notamment Napoléon Bonaparte. S’il fut le continuateur de la Révolution jusqu’à la fin du consulat, en revanche, il l’a trahie et enterrée avec l’avènement de l’Empire. N’osant pousser la trahison jusqu’à rétablir un pouvoir identique à celui de la monarchie des Bourbons, Napoléon s’en est quelque peu démarqué au prix d’une pirouette rhétorique. Contrairement à Louis XVI et ses prédécesseurs, qui étaient rois de France, il s’est en effet proclamé empereur non pas de France, mais des Français. Doté de la propriété emblématique des dynasties, à savoir leur caractère héréditaire, le Premier Empire aurait, sans ce trait, présenté une indiscutable parenté avec une république monarchique. L’alliance paradoxale de ces deux derniers mots reflète l’ambiguïté de la démarche bonapartiste.

Genèse du bonapartisme ambiant dans la république française actuelle

L’ambiguïté entre république et démocratie apparaît de façon nette dans cette continuité-rupture par rapport aux idéaux révolutionnaires les plus radicaux, portés en réalité par les seuls Jacobins, promoteurs de la devise de la République Française: liberté, égalité, fraternité. Rappelons que celle-ci caractérise non pas la république en soi, mais la démocratie, puisque des monarchies constitutionnelles peuvent être bien plus démocratiques que des républiques auto-labellisées telles. D’où ma définition du bonapartisme comme étant la forme d’idéologie et de pratique politiques investissant la république dans sa forme autoritaire et autocratique. Le gaullisme, issu de la constitution de 1958, est un avatar du bonapartisme, puisqu’il implique le face à face d’un homme et de la nation toute entière, ce qui ne peut que minorer le Parlement. Les modifications constitutionnelles de Sarkozy, malgré la perspective d’accroître les prérogatives parlementaires, ne modifient qu’à la marge ce que par euphémisme, on appelle un régime présidentiel et qui, en réalité, constitue une république monarchique. Mitterrand dénonçait avec la dernière âpreté le Général de Gaulle comme fauteur d’un «coup d’état permanent». Pourtant, jamais, au cours de ses deux septennats, il n’a cherché à remédier à pareil état de choses. Sa réaction me semble normale, venant d’un homme dont l’attachement à la république n’a que fort modérément cherché à mettre en oeuvre la devise démocratique de la République Française.

J’ai précédemment analysé la structuration hiérarchique de la devise trinitaire et de ses composantes. Seule son application peut garantir la démocratie et ce, malgré le handicap congénital du fait majoritaire, dont les effets peuvent d’ailleurs être plus ou moins tempérés par le scrutin proportionnel. Faute de pouvoir être intégrale (ce qui, parmi toutes choses politiques, en ferait la meilleure), la démocratie se doit d’être optimale, même si, selon le célèbre mot de Churchill, elle n’en est jamais que «la moins pire».

Trois registres différemment articulés pour une même devise

J’approfondis ici mes précédentes esquisses d’analyse dans une perspective essentiellement pédagogique. J’avais indiqué dans un ordre hiérarchique décroissant les registres dans lesquels s’inscrit chacune des notions. Pour ce qui est de la liberté, j’ai proposé la séquence suivante: un sentiment, une condition, une valeur; pour l’égalité: une valeur, une condition, un sentiment; et pour la fraternité: une condition, un sentiment, une valeur. Aucune de ces séquences n’est identique, ce qui induit un haut niveau d’intégration de ces trois concepts au sein de leur structure trinitaire. Qu’est-ce à dire, au juste?

Rappelons  tout d’abord que le sentiment relève de l’émotionnel, la condition, de l’existentiel et la valeur, de l’éthique. C’est donc selon des prépondérances variées que ces trois domaines participent au fonctionnement pratique de chacun des termes de la devise, lesquels engendrent d’autres principes, comme dans un effet de chaîne. Ceux-ci s’interpénètrent dans une relation complexe dont le décryptage est utile à une pédagogie de la démocratie. Car il ne sert à rien de ressasser comme une antienne ladite devise, en lui attribuant la vertu magique d’instaurer des comportements démocratiques. Encore faut-il pouvoir tirer le meilleur parti des leçons d’une telle pédagogie, l’exercice rigoureux et exhaustif de ses enseignements constituant la seule et véritable garantie de l’humanisation des sociétés.

Liberté…

L’ordre d’apparition des termes n’a rien d’alphabétique. D’une part, la primauté de la liberté dans l’ordre d’énonciation est fonctionnelle et logique, d’autre part, la place privilégiée assignée dans ce premier terme au registre du sentiment revêt une importance capitale. La liberté du corps (ce que les Anglais appellent l’«habeas corpus», et qui est une disposition indispensable) n’est rien sans la liberté l’esprit, que rien, en l’occurrence, ne peut remplacer. En aucun cas la liberté ne peut être installée de façon efficace, pertinente et durable si elle n’est pas vécue émotionnellement. La condition de libre ne garantit pas le sentiment de liberté, mais elle en découle. Ainsi, l’abolition de l’esclavage en 1848 aura été une action indispensable à la libération des esclaves, mais est-il sûr qu’elle ait véritablement participé à leur liberté? Les conditions pour une pédagogie de la liberté étaient-elles assurées? Probablement pas ! Pour d’aucuns (peut-être une minorité), la liberté était vécue comme une donnée subjective très intense; pour d’autres (vraisemblablement la majorité), elle était une réalité objective, mais pas nécessairement intériorisée. La condition de libre a dû certainement se trouver amputée d’une dimension essentielle. Son défaut d’intériorisation aura été -- j’en pose, du moins, l’hypothèse -- à l’origine d’une moindre capacité à accéder au troisième registre, celui de la valeur. D’où certaine déficience dans les luttes pour l’émancipation sociale post-abolitionniste et la trahison des « élites » de couleur engagés dans une course sauve-qui-peut effrénée à la promotion sociale des individus.

Constituant une des piliers de la démocratie, la liberté ne peut opérer qu’intégrée à l’égalité et la fraternité. À partir de là, le travail à faire pour ancrer la liberté dans l’espace démocratique devient plus clair.

…égalité…

Elle est avant tout une valeur. Les êtres humains, n’étant pas des choses, ne sont pas mesurables. Sauf à les déshumaniser, comme ce fut le cas de nos ancêtres esclaves, leur incommensurabilité fait qu’on ne saurait leur attribuer une valeur d’usage, marchande, par exemple. L’égalitarisme, véritable perversion de l’égalité, consiste à tabler sur la nécessité de ramener tous les citoyens à une mesure objective et ce, dans tous les domaines. Chaque individu peut, certes, être considéré comme ayant des qualités et des défauts intellectuels et physiques, mais en aucun cas il n’est possible de comptabiliser ces derniers pour en tirer des conclusions sur l’égalité, l’infériorité ou la supériorité des uns et des autres. L’essence de l’humanité n’est pas dans des attributs qui seraient mesurables d’un personne à l’autre. Quant aux biens matériels, certains peuvent disposer d’avoirs patrimoniaux et financiers qui ne soient pas nécessairement le résultat d’une exploitation du travail des autres ou de spéculations irresponsables. Il est d’ailleurs rare, en dehors de ces deux cas de figure qu’on puisse beaucoup s’enrichir.

S’il est indispensable de faire contribuer les possédants par une politique fiscale juste, c’est-à-dire progressive et proportionnelle, à la solidarité envers la communauté, il n’y a pas lieu de ponctionner ces derniers en vue de réduire leurs biens à une norme égalitariste arbitrairement fixée. Nullement apologie de la richesse, mon propos entérine le rapport libre que chacun, sans pour autant devoir déroger aux devoirs qu’impose la démocratie, est en droit d’entretenir avec l’être ou l’avoir.

En revanche, s’agissant de l’égalité, elle ne concerne précisément que droits et devoirs. Sans le recours premier à l’éthique, l’égalité ne pourrait être posée comme valeur et, par la même, ne pourrait être prise en compte dans les interrelations humaines. Il s’agit d’une valeur transcendante, apte, par là même, à créer la condition citoyenne d’égalité. Et c’est la conscience de cette condition qui créera en chaque citoyen un sentiment d’autant plus intense d’égalité, générateur de la justice, du respect de la dignité humaine et des valeurs reliées à la liberté et la fraternité. Ici encore, la pédagogie de la démocratie ne saurait faire l’économie de ce parcours intégré qui, de l’éthique à l’émotionnel, passe par l’existentiel. Un itinéraire pédagogique différent risquerait, me semble-il, d’être inefficace.

…fraternité

C’est d’emblée une condition. Nous sommes tous frères et nous ne l’avons pas choisi, parce qu’on ne choisit pas ses frères. Mais on peut les accepter, les nier ou les renier. Le racisme est d’ailleurs l’expression emblématique de cette négation ou de ce reniement, puisqu’il situe autrui soit dans une autre humanité, soit dans une sous-humanité. Le rejet de l’émigré (ou xénophobie) est une forme de dénégation de la condition de frère. C’est de cette condition assumée que peut alors découler le sentiment de fraternité. L’éclosion n’en est que plus aboutie avec le développement de l’empathie, une disposition psychologique annexe à cultiver et promouvoir par toute pédagogie de la démocratie. Le sentiment de fraternité ouvre alors l’accès à la valeur «fraternité», qui génère, en relation avec l’égalité et la liberté, d’autre valeurs telles que loyauté, intégrité, transparence, ou encore solidarité sous toutes ses formes. Découlant de la fraternité, la loyauté, l’intégrité et la transparence impliquent le tabou des rapports incestueux entre les différents domaines de pouvoir (législatif, exécutif, judiciaire, médiatique, religieux, économique), sources de conflits d’intérêts. Quant à la solidarité, se trouvant dans la filiation de la fraternité, elle induit la notion de priorité de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel. La fraternité comme valeur rejette l’amalgame des instances de décisions ou encore les situations de monopole. Par ailleurs, la fraternité se distingue du fraternalisme: l’une respecte la dignité des êtres, qu’elle n’assiste que de façon conjoncturelle, exceptionnelle, imprévisible, l’autre met à mal leur dignité en faisant d’eux des assistés structurels. Ainsi, une politique fiscale (comme c’est le cas dans la France d’aujourd’hui) favorisant les riches et pressurant les pauvres -- notamment avec la TVA, impôt inéquitable -- tout en accordant a posteriori à ces derniers des aides sociales, constitue une politique fraternaliste-paternaliste, puisque fondée non pas sur le concept d’égalité, mais sur la prééminence de l’État-Providence, l’État-bon papa et grand frère. En effet, véritable perversion de la démocratie, la relation horizontale républicaine entre frères s’identifie alors et de façon indue à la relation verticale monarchique du père et des enfants. Cette réalité, des plus spectaculaires dans l’Outre-mer, donne à voir des sociétés improductives et en situation de parasitage à tous les niveaux (linguistique, économique, politique). En revanche, une politique qui investirait le produit des impôts dans des biens collectifs (santé, éducation, culture, communication) fournis gratuitement ne constituerait pas une politique d’assistanat, mais une manifestation de la fraternité et, de ce fait, elle n’attenterait pas à la dignité des citoyens.

En guise de conclusion…

Assurément, ce qui vient d’être dit sur la structuration logique et fonctionnelle de la devise républicaine dans sa version démocratique la plus exigeante reste du domaine du virtuel. Le déficit démocratique des régimes tient, rappelons-le, à ce que ces derniers n’organisent pas la société en appliquant les impératifs de ladite devise. Trop d’intérêts égoïstes sont à l’œuvre aux niveaux national et planétaire pour qu’en soient prises en compte les exigences, pourtant claires et cruciales. Nombreux sont les freins de tous ordres: psychologiques, économiques, culturels, qui bloquent l’accès à une démocratie optimale. Les combattre suppose d’en investiguer la complexe réalité.

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