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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

17. Des origines antiques de la représentation du pouvoir

Jean Bernabé

28. Janvier 2011

Quand on envisage d’établir un état de lieux, traiter d’aspects linguistiques et culturels est chose naturelle, tout autant que serait inconcevable de faire l’économie d’une réflexion sur la notion de pouvoir dans sa genèse historique, sa généralité planétaire et ses particularités locales. Je mènerai ma  réflexion sur plusieurs volets, dont voici le premier.

Selon la Bible, Dieu a chassé Adam et Ève du paradis au motif qu’ils avaient goûté au fruit de l’arbre de la Connaissance. D’où l’idée assez communément répandue que la quête du Savoir constitue la caractéristique fondamentale de la condition humaine. En réalité, le Savoir est généralement au service du Pouvoir. Et le Pouvoir commande le Faire (l’action). Savoir, pouvoir, faire, nous sommes en présence d’une trilogie sans laquelle l’humanité ne peut se comprendre. Le pouvoir (ou pouvoir faire) est la caractéristique la plus évidente du parcours historique de l’humanité. En ce sens, l’activité politique me semble l’activité humaine par excellence; Aristote avait bien raison d’affirmer que l’homme est un animal politique. Réalité incontournable, le pouvoir n’est ni bon ni mauvais en soi. Tout dépend des fins auxquelles aboutit sa pratique. Le pouvoir faire est aussi un pouvoir faire faire. Car la politique est aussi l’art de conduire les autres à agir de telle ou telle façon (que ce soit par la contrainte ou par la persuasion).

Quand le pouvoir s’enivre de lui-même, il peut donner lieu à la volonté de puissance. Volonté de puissance et volonté de pouvoir, deux ingrédients différents, mais assez souvent amalgamés, qui animent ensemble ou sélectivement l’action politique. Dire d’une personne qu’elle n’est pas un être de pouvoir peut signifier qu’elle  ne développe pas de volonté de puissance, sentiment reposant sur une exaltation égocentrique. Cela ne signifie pas pour autant que cette personne renonce au pouvoir, clé de toute activité humaine, dans sa dimension, morale, spirituelle, intellectuelle, idéologique, politique, financière, économique, militaire,  etc. Aucun être vivant en société ne peut prétendre échapper aux contraintes du pouvoir, même si, au nom d’un certain stoïcisme, il s’en affranchit moralement et spirituellement.

Deux  étymologies grecques du pouvoir

Penser le pouvoir en termes historiques s’avère indispensable. Si l’approche purement étymologique reste, par nature et par définition, inapte à rendre compte du déroulement historique, elle peut en revanche s’avérer très éclairante en ce qui concerne la dimension cognitive de l’origine des phénomènes auxquels elle se rapporte. Ainsi, dans le monde grec, la notion de pouvoir se représente par au moins deux mots, devenus des suffixes dans les langues romanes, puis dans beaucoup de langues du monde. Ces deux suffixes sont «-archie» et «-cratie». Chacun de ces suffixes me semble s’être spécialisé dans un sens propre.

Le suffixe «-archie»

Le suffixe «-archie» réfère au pouvoir dans ce qu’il a de fondateur, de principiel, de symbolique, voire de mythique. Ainsi la monarchie, ce n’est pas seulement le pouvoir d’un homme, c’est le pouvoir d’un homme tel qu’il trouve sa légitimation dans une réalité première transcendante. La monarchie absolue prétend tenir sa légitimité de Dieu (droit divin), de l’hérédité (passant par les mâles) et de la force charismatique du souverain («l’État, c’est moi», de Louis XIV). L’oligarchie est le pouvoir de quelques-uns, un pouvoir fondé sur une réalité transcendante (l’oligarchie financière, par exemple, se croit investie de son pouvoir en raison d’une sacralisation du dieu «Argent»).

Le suffixe «-cratie»

Le suffixe «-cratie» de «démocratie» fait voler en éclats les fictions mythologiques (le muthos grec) du discours monarchique pour inscrire le sien dans la rationalité (le logos grec). Il renvoie à un pouvoir se justifiant par lui-même, sans recours à quelque transcendance que ce soit. La démocratie, c’est le pouvoir que le peuple s’est donné lui-même, librement, et qu’il n’a reçu d’aucune instance extérieure. L’aristocratie est le pouvoir de ceux qui se croient les meilleurs. La technocratie celui que s’arrogent les techniciens de l’administration. La théocratie, c’est le pouvoir de ceux qui sont les administrateurs, voire les spécialistes, de la chose divine, véritables technocrates de la religion, toujours prêts à amalgamer pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Quant à l’autocratie, c’est le pouvoir solitaire qu’un homme – eût-il été élu par ses concitoyens, donc hors de toute transcendance – s’est donné par diverses manœuvres. On le voit donc, démocratie comme autocratie sont choses immanentes, elles n’ont rien à voir, sauf exception et incident grammatical et sémantique ou dérive psychologique, avec un fondement extérieur à l’humanité.

Aucun régime démocratique ne peut représenter la volonté d’un peuple pris dans son intégralité ou dans sa diversité. Il existe toujours des points de vue et des aspirations que le pouvoir ne prend pas en compte. C’est ce point de vue qui a pu provoquer le célèbre mot de Churchill: «La démocratie n’est pas le meilleur des régimes, c’est le moins pire». Si Churchill a raison, quant à sa vision relativiste de la démocratie, en revanche, il a tort d’y voir un régime. Car ce n’est pas du tout un régime, mais une modalité de régime, distinguo qui  revêt une importance cruciale.

Démocratie et république : l’apport de Rome

Les Romains ont militairement conquis la Grèce, mais ils ont, à rebours et de manière subreptice, été conquis culturellement par cette dernière (Graecia capta cepit ferocem victorem, nous dit l’historien Tite-Live). Ils ont certes intégré à leur vocabulaire latin les mots du pouvoir, fabriqués à partir des suffixes ayant donné en français «-archie» et «-cratie». Mais il se trouve que, renversant leur roi (Numa Pompilius), ils avaient voulu que le pouvoir soit la «chose» du peuple (populus). Ils ont donc fondé la République (Res publica). En sorte que, en plus de tous les mots en «-archia» et «-cratia», l’histoire du pouvoir s’est enrichie,  avec les Romains, du terme  «res publica» (différent du grec «politéia»). Il n’y a absolument pas lieu, redisons-le, de confondre démocratie et république, qui, selon moi,  ne se situent pas sur le même plan conceptuel. République et démocratie sont assurément deux mamelles des progrès durables des sociétés. Réalités essentielles, certes, ce ne sont pas des essences. Leur contenu s’élabore dans la réalité concrète et leur distribution historique et géographique rend compte de leurs variétés. Variétés qui s’organisent autour d’un noyau commun ayant pour fonction de garantir l’authenticité du phénomène sociopolitique auquel elles renvoient.

Contrairement à la démocratie, la république n’est pas susceptible de plus ou de moins. Un État est une république ou ne l’est pas. Par contre, il peut être plus ou moins démocratique. La démocratie, en tant que modalité, peut d’ailleurs caractériser des régimes républicains comme des régimes non républicains. À l’opposé de la république se trouve la monarchie tandis qu’à la démocratie s’oppose l’autocratie (ou, si l’on préfère, la dictature). D’un côté, expression de la volonté du peuple – quelle qu’en soit la nature –, de l’autre, pouvoir d’une fraction de la population quel que soit le périmètre de cette fraction (réduite à une personne ou quelques-unes). Au Royaume-Uni de Grande-Bretagne, il existe, on le sait, des antimonarchistes mais loin de fustiger le régime de leur pays comme étant anti-démocratique, ils réfèrent leur positionnement politique à une certaine représentation symbolique du fondement de la nation. La monarchie, même constitutionnelle, n’est pas la république. Cela dit, la plupart des démocrates britanniques sont monarchistes et inversement. Et nul ne contestera que le Royaume-Uni soit bien plus démocratique que la plupart des républiques existantes. Le comparatif «plus que» nous invite à penser la démocratie sous l’angle non pas de l’absolu mais du relatif. Bref, il peut y avoir république sans démocratie et démocratie sans république. Sans république, la démocratie peut exister, mais sans la démocratie, la république n’est qu’un leurre. Cela dit, l’appellation «République démocratique de…» est bien souvent l’expression soit d’un vœu pieux, soit d’une cynique escroquerie.

Le péché originel de la démocratie

Quand la démocratie n’exprime pas les volontés des habitants d’un même pays dans leur intégralité et leur diversité, cela peut relever d’un phénomène purement factuel. La Grèce antique, fondatrice de la démocratie, excluait de son exercice une grande partie des habitants de la cité: les esclaves. Avec ce périmètre restreint, ne peut-on pas dire alors de la démocratie athénienne qu’elle est biaisée dès ses origines, parce que s’exerçant en contradiction d’avec ses principes de base, fondés sur la participation? Avant de répondre à cette question, il convient de rappeler qu’Athènes, mère de la démocratie, était divisée en ce qu’on peut appeler des «circonscriptions», dénommées «dèmes». Le dème était donc une subdivision de la Cité, ayant une certaine fonction à la fois administrative et identitaire. On peut alors comprendre que les esclaves ne pouvant être considérés comme partie intégrante d’un «dème», ne soient pas inclus dans la vie politique de ce dernier, c'est-à-dire, en fin de compte, dans la «démocratie athénienne». Dans le cas d’Athènes, ce déficit ne concerne pas la démocratie dans sa nature même.

D’aucuns peuvent me reprocher de chercher à exonérer de façon casuistique la démocratie athénienne du péché originel d’exclusion. Ce serait, me semble-t-il,  manquer de sens historique que de ne pas comprendre la logique qui sous-tend mon propos. De ce point de vue, on doit considérer dans l’histoire du monde deux périodes : celle d’avant et celle d’après la Révolution Française de 1789. Cette dernière a institué les droits universels de l’Homme et du Citoyen. Dans leur conception de la démocratie, les Athéniens de l’Antiquité ne pouvaient prendre en compte (et pour cause… historique!) que les droits du Citoyen. On connaît la position de l’honorable philosophe grec, Aristote lui-même, justifiant l’esclavage comme étant une nécessité anthropologique à fondement économique. Ne pas tenir compte de cette donnée serait verser dans un anachronisme aberrant. Ainsi donc, malgré l’exclusion politique des esclaves, la cité athénienne n’était pas antidémocratique, au sens où nous entendons aujourd’hui la démocratie, puisqu’elle est antérieure à cette rupture fondamentale que constitue 1789. Quant au défunt régime d’apartheid d’Afrique du Sud, quoique se réclamant de la démocratie, il était antidémocratique, puisqu’il mettait en œuvre la dictature du pouvoir blanc. L’exclusion des Noirs du peuple ne saurait nullement assimiler une telle situation, postérieure à 1789, à celle de la Grèce antique. Quant à l’État d’Israël, de structure indubitablement républicaine, peut-on, compte tenu des clivages et des exclusions qui caractérisent sa société, le considérer comme totalement démocratique sans déroger intellectuellement aux principes contenus dans la notion actuelle de démocratie? Et l’Inde, avec ses castes?

Quoique affectant de quelque manière l’idéal démocratique, le statut politique des esclaves à Athènes constitue, redisons-le, un phénomène factuel et ne saurait caractériser en soi la démocratie, et ce péché originel peut être racheté pour le plus grand bien des peuples. Il n’empêche, on aurait tort, même en récusant tout anachronisme, de ne pas interroger l’inconscient de ce produit historique que constitue la notion elle-même de démocratie. Quand on tente d’en faire l’analyse en termes génétiques, on se rend compte qu’elle comporte une donnée incontournable, liée à la notion de majorité, seule garante de la légalité et de la légitimité exécutoire des lois de la Cité. Dès lors, on a affaire en cela non plus à un péché, mais à un handicap originel. Pareille caractéristique, dont la perversion est amplifiée dans un système représentatif, obère même la démocratie directe, laquelle n’est pas toujours techniquement gérable. Cela dit, ce handicap originel peut tout aussi bien constituer une valeur positive. En effet, le fait que la démocratie ne pense pas en termes de totalité la rend pluraliste et la situe précisément à l’opposé de la dictature, qui, elle, est le vecteur naturel du totalitarisme.

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